Fabien Régnier est un passionné. Archéologue de formation, spécialiste de la période Latènienne (450 à 50 av. J-C), c’est à la suite d’un long séjour en Irlande qu’il renoue avec les racines celtiques et prend conscience de la nécessité de les sauvegarder. Cela le conduit à se consacrer à l'archéologie. L’exercice de cette activité d’archéologue et sa passion pour la culture celtique lui font rapidement constater que ces deux mondes ne se côtoient quasiment jamais : c’est de cette réflexion que naîtra Keltia, aujourd’hui magazine de référence des mondes celtes, au carrefour du monde de la recherche et des cultures vivantes.
[Fabien Régnier ] En 1971, j’ai fait la connaissance de personnes, en Irlande, qui m’ont sensibilisé à cette culture qui n’existait quasiment plus sur le continent. Ils m’ont montré à quel point elle avait rayonné sur la majeure partie de notre continent, et continuait malgré tout à vivre par les coutumes, la toponymie, les traditions populaires… Et qu’à aucun moment elle n’était vraiment morte.
En Irlande, elle s'exprimait dans toute sa richesse, alors qu’en France (et dans les pays voisins), c’était exactement l'inverse : le néant complet. En dehors de milieux universitaires très restreints et n'ayant aucun impact sur le grand public et les médias, il n’y avait rien.
Tandis que les Irlandais m’expliquaient à quel point leur culture avait été agressée des siècles durant par les Anglais, jusqu'à risquer de disparaître, je me rendais compte qu’on parlait de beaucoup de génocides, mais pas de celui-là. Et que dire sur celui qui avait conduit à la disparition de cette culture dans les autres pays d'Europe !
J’en suis donc venu à me demander : pourquoi et comment notre culture a-t-elle été détruite partout dans ces pays ? Ce fut le point de départ. Et quand on est en quête de racines, il faut un point de départ !
[Fabien Régnier ] La culture celtique a été systématiquement agressée : par les Romains, les Germains, les Daces, les Anglo-saxons. Nulle part elle ne s'est éteinte d'elle-même. D’ailleurs, si les Anglais ne sont pas parvenus à détruire cette culture en Irlande, c’est qu’elle s’est soulevée à temps, avant d'avoir été anéantie.
En France, nous n’en avions plus de souvenir net. Car c’est le vainqueur, c'est-à-dire en l'occurrence, les Romains, qui écrit toujours l’histoire. Pour moi, la compréhension de nos origines et de ce qui s'était passé était devenue essentielle. Et il était nécessaire de diffuser la connaissance.
Je me suis donc engagé dans des études archéologiques à la IVe section des Hautes Études (archéologie et philologie celtiques) à la Sorbonne, pour mieux comprendre ce qu’il s’était passé. J’étais en parallèle très relié au renouveau culturel qui démarrait doucement en Bretagne (la création de l'Interceltique de Lorient date de cette époque, de même que le renouveau musical). Et contrairement à mes collègues, je considérais que cette culture était bien restée vivante et ne pouvait être réduite aux vitrines des musées. D'ailleurs, au fil des années, elle a entamé un processus de renaissance : il y a à présent plus de 300 festivals celtiques partout dans le monde autour de ces thématiques ! Car ce n'est pas sur des danses et des musiques romaines ou babyloniennes que les gens se retrouvent désormais, mais bien sur des musiques celtiques. Quelle formidable vitalité pour une culture soi-disant morte !
[Fabien Régnier ] J’ai fini par m’éloigner du milieu universitaire à partir de 1980, fuyant le carriérisme que je constatais autour de moi et décidé à reprendre ma liberté pour me consacrer à l'action associative. En 1983, j'ai ainsi pu lancer la structure « Association France celtique » (A.F.C.), avec pour vocation de travailler en France et avec les pays voisins pour aider d’autres associations dans des secteurs où elles ne pouvaient pas vraiment agir, ainsi qu'avec des chantiers archéologiques.
A titre d’exemple, nous avons lancé en 1997 la première troupe de reconstitution gauloise, avec une bonne crédibilité scientifique. Et depuis, cela a bien essaimé…
Au Festival Interceltique, à partir de 1995, nous avons obtenu un stand pour notre association. L’objectif était de valoriser l’ensemble des composantes de la culture celtique… Y compris hors de Bretagne ! Les Bretons ne savent pas forcément que la Castille a été celtique, que la République Tchèque a des origines celtiques, que Bratislava, Berne, Genève et tant d'autres villes et terroirs, sont des fondations celtiques…
Nous n’avons réussi que partiellement mais suffisamment pour capter les gens les plus motivés ! Et commencé à constituer une équipe de plus en plus étoffée.
Cette association nous a également servi de socle pour lancer en 1990 une modeste publication intitulée « La Tribune celtique » qui avait pour objectif de ventiler toutes informations en lien avec cette culture. Le tirage était certes confidentiel, mais était déjà une ébauche de ce qu’allait devenir Keltia. D'ailleurs, dès cette époque, l'objectif était de réunir progressivement les conditions (et les compétences) pour lancer le magazine dont notre culture avait tant besoin et qui n'existait pas encore.
L’objectif était d’écrire à ce sujet en dépassant les frontières régionales ou nationales. En somme, nous adresser à toute la diaspora celte.
L’étape suivante a été de créer en 1997, à partir de La Tribune celtique et des personnes qui rejoignaient l'A.F.C. les Éditions du Nemeton. Les rédacteurs, qui écrivaient déjà dans La Tribune celtique, et qui étaient montés en compétence, ont permis de lancer le magazine Keltia en 2006 car nous avions créé, à cette date, une équipe exceptionnelle, des réseaux relationnels avec le monde du spectacle, de l'artisanat, de l'édition et celui de l'archéologie, dans plusieurs pays et, désormais, nous disposions avec les Éditions du Nemeton de l'outil indispensable. Ce fut donc un processus qui a donc pris, en tout, 23 ans étape par étape.
[Fabien Régnier ] Il faut bien souligner que nous sommes tous bénévoles. Nous avons cependant choisi une structure de type SARL de presse pour les Éditions du Nemeton, nous permettant ainsi de signer des contrats avec des organisme de diffusion afin de ne plus dépendre de la seule diffusion militante, forcément très limitée.
Au fil des années le magazine est devenu plus connu, plus pérenne, et de plus en plus de personnalités importantes sont venues collaborer pour apporter leurs compétences, leurs connaissances et leur notoriété. Nous avons aujourd’hui d’excellents scientifiques, artistes ou artisans qui collaborent activement à Keltia, nous faisant gagner en crédibilité et en qualité… En cela nous avons réussi le pari de réunir les diverses composantes d’un même monde : celui des Celtes.
Nous sommes aujourd’hui un socle d’une quinzaine de collaborateurs permanents et 150 collaborateurs ponctuels, fidèles, dans des disciplines très différentes. Il y a des gens qui sont avec nous depuis 30 ans… C’est rare !
[Fabien Régnier ] En effet. La crise de la Covid 19 et les annulations des festivals nous ont très fortement impactés.
Il s’agit en effet de temps particulièrement forts et essentiels à notre trésorerie : l’occasion pour nous de revendre des ouvrages de dizaines d'éditeurs (certains introuvables car non distribués par les grands réseaux), de relancer les abonnements sur stands, de faire connaître le magazine à un public élargi, etc.
Nous manquons énormément d’appuis de la part des diffuseurs, et notre problème est d’atteindre l’audience. Il faut dire aussi que la culture celtique n’est pratiquement pas valorisée en France, pour ne pas dire quasiment occultée.
Nous avons aujourd’hui plus que jamais besoin de soutien pour continuer cette belle aventure.
[Fabien Régnier ] Il y a encore des blocages. Une sorte de phobie existe autour des Celtes, certainement en partie liée à une grande ignorance. Certains vont jusqu’à dire que les Celtes sont une invention du XIXe siècle ! Pour ne citer qu’un exemple, dans les années 2000, la présidente du comité du pays de Bresse (à cheval sur la Saône-et-Loire et l'Ain), avait lancé dans une conférence de presse, avec les préfets de l’Ain et de Saône-et-Loire : « et surtout, qu’on ne nous parle pas des Celtes, car c’est une invention du XIXe siècle ». En échangeant avec cette dame à la suite d'une émission radiophonique que j'avais réalisé à Louhans pour y lancer un festival celtique organisé par l'A.F.C., j’ai expliqué que le nom de Bresse était issu de la déesse Brixia, divinité tutélaire du peuple celte des Ambarres qui vivait là et est à l'origine des limites de la Bresse. Elle a demandé à me rencontrer dès le lendemain et m'a réclamé des preuves… Je lui ai répondu que César lui-même avait cité les Ambarres, tout comme d'autres auteurs antiques, mais aussi que l'archéologie avait mis au jour les témoins de cette origine celtique et qu'enfin, la toponymie locale l'était également ! Stupéfaite, elle m'avoua qu'elle ignorait en fait tout de cela car elle était médiéviste et ne s'était jamais penchée sur ce qu’il se passait avant le Moyen Âge… C'est un exemple, mais j'en ai rencontré des dizaines, comme cela, y compris dans des sphères intellectuelles, journalistiques et professorales, ce qui est grave car l'ignorance (pour ne pas dire la falsification) est ainsi entretenue par ceux qui auraient pour mission de la faire reculer.
Ajouté à cela, une frilosité politique existe toujours. L’État français est structurellement porté au centralisme et à la négation de ses cultures autochtones. La plupart des hommes politiques sont formatés dans ce moule et ont une méfiance profonde vis-à-vis de tout ce qui pourrait confirmer l’existence de cette culture. Parler des Celtes ébranle leurs certitudes et les gêne beaucoup, d'autant qu'ils affichent toujours une peur bleue de « possibles récupérations » et invoquent souvent cela pour accroître sa marginalisation.
Même le Festival Interceltique, né en 1971 et qui est devenu à présent une véritable institution, fut l'objet d'un très réel boycott médiatique jusqu'en 1996. Nous avions à l'époque (en 1991 et 1992) enquêté sur la nature de ce boycott et avions découvert l'existence d'un interdit de la part des autorités pour que les présentateurs de TV ne parlent pas de cet événement, alors qu’il y avait déjà des centaines de milliers de visiteurs et que des télévisions étrangères parlaient de lui… Des présentateurs de TV nous ont eux-mêmes avoué ce qu'il en était.
C’est comme cela qu’on enfonce une culture.
[Fabien Régnier ] On a bien entendu le sentiment que les choses n’avancent pas assez vite. Les jeunes gens qui n’ont pas connu l’état des lieux antérieur ne se rendent pas compte de l’avancée considérable depuis les années 70… Beaucoup ont l’impression que la situation n’avance pas car ils ont pris le train en marche et pensent que les choses ont toujours été telles qu'elles apparaissent aujourd'hui. Ce n'est pourtant absolument pas le cas.
Certes, beaucoup d’imbécilités continuent d’être dites sur les Celtes, dans les écoles, dans le débat public ou dans les médias. Mais il faut garder à l’esprit qu’à une époque le mot « celte » lui-même était quasiment méconnu et qu'il n'y avait rien en matière de festivals, de conscience collective et de moyens de communication. Là où il paraissait trois ou quatre livres par an, il y en a aujourd'hui des centaines chaque année. On a donc avancé depuis.
D’ailleurs, Keltia se développant, nous avons lancé l’organisation de colloques scientifiques sur thématiques complémentaires : la femme chez les Celtes, la religion celtique, les identifiants culturels, les divinités et les rites des anciens druides… À chaque fois ces colloques annuels font salle comble (on refuse même du monde, tant l'affluence est importante) et se tiennent à la Mission bretonne, à Paris. On s’aperçoit que les meilleurs scientifiques sont aujourd’hui très heureux d'y participer. Le temps où ils étaient frileux d’aller vers un publique de passionnés, avec une haute conscience culturelle, est révolu. Les deux publics se sont donc réconciliés… Il n’y a pas de hiérarchie à établir entre un festival de musique et une conférence scientifique. Et cela, c'est Keltia qui l'a rendu possible au fils des ans.
[Fabien Régnier ] Les vaincus d’hier ne sont jamais morts. Il faut favoriser cette émergence. Nous avons un passé, un présent et un futur, en tant que culture.
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