Lancée à l'initiative de Christian Troadec, maire de Carhaix et conseiller général, et Thierry Merret, président de la FDSEA du Finistère, la grande manifestation «Vivre, décider et travailler en Bretagne» a surpris. Tant chez les organisateurs qu'au plus haut niveau de l'État. Cette manifestation qualifiée d'historique portait trois messages. Ce que tous n'ont pas vu ou n'ont pas voulu voir. Reprenant le slogan des années 1970, «Vivre et travailler au pays», les organisateurs ont souhaité y adjoindre le fait de décider de leur avenir. Ce mot d'ordre a permis de rassembler des acteurs de tous bords, créant un esprit d'unité, rarement atteint en Bretagne. Salariés et patrons ensemble pour crier leur mécontentement, leur colère, parfois leur hargne, compréhensibles au moment où l'économie bretonne traverse une crise sans précédent et où le modèle qui a permis à la Bretagne de se développer et à la France d'être nourrie vacille face à la conjonction de plusieurs facteurs : recherche de nouveaux modèles de consommation et surtout concurrence internationale, sur fond de marché du travail libéralisé en Europe.
L'élément déclencheur a certainement été l'application de l'écotaxe, taxe sur les transports de marchandises par camion, qui avait mobilisé les acteurs économiques bien en amont. Ces derniers ont obtenu, à l'arraché, une réduction de 50 % du fait de la périphéricité de la Bretagne. Créé sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, ce dispositif n'a pas été remis en cause par le gouvernement actuel. Dans un contexte déjà tendu, rien ne permettait d'imaginer que ce serait la taxe de trop. L'allègement fiscal et la simplification administrative sont deux revendications anciennes des entreprises en général. La Bretagne, par son fort particularisme géographique, mais également culturel, a toujours été plus attentive à une prise en compte de ses spécificités.
On peut imaginer que le mouvement naissant aujourd'hui en Bretagne n'aurait pas été aussi fort si la crise n'avait pas impacté à ce point les salariés. Mais pourquoi manifester avec les chefs d'entreprises ? Même si les salariés ne sont pas dupes, ils savent que le destin d'une économie est lié à la bonne santé des entreprises. Voyant le château de cartes s'écrouler, ils ont su rester pragmatiques. A quoi bon défendre l'emploi si les entreprises ferment ? C'est le deuxième message fort de cette manifestation. Peut-être peut-on y voir une forme de consensus à l'allemande, où traditionnellement le patronat et les syndicats recherchent ensemble les solutions de pérennité de l'industrie nationale. Il y a également de la part des salariés un attachement à un outil productif, synonyme d'emploi. C'est certainement lié à une autre spécificité bretonne. L'économie productive y est puissante : l'industrie -notamment agroalimentaire- domine. Cette économie s'appuie sur un modèle économique où la spéculation est moins présente. Depuis le début de la crise de 2008, ce modèle avait mieux résisté, faisant s'opposer le «capitalisme financier» à «l'économie réelle».
Le troisième élément du cocktail breton est lié à un facteur politique qui a été certainement sous-estimé par les élus, mais surtout par l'État central. Sociologiquement la Bretagne est une terre modérée. Les Bretons, pro-européens, plutôt sociaux-démocrates et attachés à une forme de pluralité politique, sont aux prises avec un système fondé sur le bipartisme qui donne actuellement l'avantage au Parti socialiste. La politique plus dure et intransigeante des gouvernements successifs de droite ou de gauche, sur fond de montée de l'extrême-droite, est de plus en plus éloignée de cet électorat breton. De plus, les promesses faites lors de l'élection présidentielle, et qui en Bretagne avaient du sens, se sont révélées être des leurres. La mesure 56 sur la ratification de la charte des langues régionales et minoritaires a été balayée d'un revers de main. L'acte III de la décentralisation est un acte manqué. La remise à plat du mille-feuille administratif, le droit à l'expérimentation pour les régions ont été oubliés pour n'aboutir qu'à l'émergence de métropoles ajoutant une couche à ce complexe puzzle indigeste et opaque, où les citoyens lambdas voient dans ce jeu malsain la défense d'intérêts personnels et la chasse gardée d'élus dans leur baronnie. La France est aujourd'hui en total décalage avec ce qui se passe en Europe. Les Gallois, les Galiciens, les Sardes, les Catalans, les Écossais et bien d'autres peuples disposent aujourd'hui de droits spécifiques et d'une plus ou moins forte autonomie. Même à l'échelle de l'Hexagone, la Corse avance, sur le plan institutionnel avec un statut particulier, médiatique avec le développement d'une chaine de télévision propre et linguistique avec un enseignement généralisé du corse que les élus insulaires souhaitent voir co-officialisé. Dans ce mouvement en marche, la Bretagne semble être la grande oubliée. Ses forces vives se seraient-elles réveillées ?
Lors de la manifestation du 2 novembre 2013, flottait le vent du Celib (Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons). Ce rassemblement d'acteurs des années 1950 qui a marqué l'histoire de la Bretagne et a abouti au plan routier breton, à la construction des voies rapides gratuites, à la charte culturelle, est dans tous les esprits. Pour gagner, les Bretons ont toujours eu besoin d'être unis. Les réactions de certains élus, d'une certains presse ne peut qu'inciter à ce rassemblement. Les propos véhéments exprimés à l'encontre des principaux instigateurs de la manifestation montrent le fossé qui se creuse entre les gens de terrain et un personnel politique national éloigné de l'évolution du monde. La presse la plus conservatrice et le pouvoir central, en véhiculant des messages alarmistes sur les éventuels casseurs issus des opposants au mariage pour tous et des groupes d'extrême-droite, font preuve d'une méconnaissance totale des enjeux ou d'une mauvaise foi à peine voilée visant à étouffer le mouvement dans l'½uf. Quelques échauffourées ont émaillé le défilé, certains manifestants s'en prenant non pas au mobilier urbain ou aux commerces (qui par ailleurs soutenaient le mouvement) mais au symbole du pouvoir, la Préfecture, chose somme toute classique dans une manifestation de cette ampleur. A noter qu'aucun drapeau français n'était visible, mais uniquement des centaines de Gwenn-ha-Du (le drapeau breton) et des milliers de bonnets rouges (symboles choisis par les organisateurs pour rappeler la révolte des Bonnets rouges en 1675) ; ce qui était notamment révélateur de l'inexistence d'infiltration de groupuscules d'extrême-droite française. Ces contre-vérités médiatiques n'ont fait que renforcer le mouvement et lui donner une ampleur populaire. Car en définitive, ce ne sont pas les casseurs qui font peur au pouvoir central mais les Bretons. Un Breton bâillonné peut servir ses intérêts mais pas un Breton libéré du carcan jacobin.
Et maintenant ? C'est cette question qui anime la majorité des manifestants au lendemain de ce début de révolte. Les portiques écotaxe tombent les uns après les autres. Le gouvernement a suspendu ce nouvel impôt des temps modernes mais ne l'a pas purement et simplement abandonné pour la Bretagne. Le Premier ministre Jean-Marc Ayrault propose de rencontrer les organisateurs de la manifestation pour construire un «pacte d'avenir pour la Bretagne». Ce à quoi le collectif «Vivre, décider, travailler en Bretagne» a répondu favorablement à condition que cela débouche sur des solutions concrètes.
Etant donné le caractère hétérogène du mouvement, quel peut être ce pacte d'avenir ? Il peut se résumer en quelques idées-forces. La suppression de l'écotaxe en Bretagne paraît être un préalable avec le démantèlement des portiques. Des mesures pour le maintien de l'emploi, la protection des salariés, la simplification administrative promise par le gouvernement sont à prendre d'urgence. Mais le mal étant plus profond, la recherche d'une solution pour un statut spécifique pour la Bretagne, par le renforcement de la décentralisation, le droit à l'expérimentation, la réunification et l'autonomie financière doit également être imaginée. La cocotte minute bretonne n'a laissé qu'un filet de vapeur contestataire s'échapper. Pour libérer les énergies et éviter le pire, il faudra ouvrir le couvercle. C'est ce qu'attendent les Bretons depuis longtemps. Il est temps d'en finir avec les déceptions, les promesses non tenues et le mépris jacobin. La Bretagne n'est pas une terre comme les autres. Son histoire millénaire, l'activisme de son peuple et sa soif permanente d'ouverture au monde doivent redevenir des moteurs pour construire un avenir serein et prospère.
Mikael Bodlore-Penlaez
Co-auteur de l'atlas de Bretagne / atlas Breizh, 2011, Coop Breizh
■Certes le dossier économique est prioritaire, mais tous les aspects culturels doivent être aussi traités.
Et surtout le gros morceau: l'autonomie fiscale et politique...
Sinon, face aux mesurettes que l'on va essayer de saupoudrer aux Bretons (alors que la majorité de nos impôts nous sont subtilisés, et que la Bretagne est la région de France la moins dotée par habitant! Un comble...), ne rien lâcher!
LIBERTES BRETONNES MAINTENANT!
(Une manif en décembre à Nantes?)
On ne va pas non plus reprocher aux habitants de la pointe de ne pas s'occuper des manifs à Nantes.
La Loire-Atlantique c'est 1.300.000 habitants...5 fois la population corse.
Sans doute devrons- nous arpenter le pavé nantais d'ici peu dans un état d'esprit de rassemblement des forces vives... face à une politique globale épuisée...
WAr zao!
Voici donc les trois points essentiels :
Premier point, l’axe économie.
L’état de l’économie bretonne est largement fondée sur l’agro-alimentaire lourd. Cela a été politiquement voulu et encouragé dès la V° République (EdgarPisani, ministre de l’agriculture du Général de Gaulle : « la Bretagne a vocation à être l’atelier agro-industriel de la France » - citation de mémoire, voir archives INA).
Ce modèle est aujourd’hui désynchronisé avec les attentes individuelles (lorsque le niveau de vie le permet) dont le maître-mot est : manger-mieux.
Ce modèle se heurte à la globalisation en cours (le cochon allemand à bas coût, la Chine. Désormais immense exportateur de produits de base, vers les marchés occidentaux, la Chine est en situation d’inonder le marché français, à marque déguisée (une émission d’investigation TV sur le sujet a été diffusée en pleine période « Bonedoù ruz » ! )
Ce modèle sera encore plus secoué demain avec la mise en ½uvre des accords de libre-échange bilatéraux (USA/Europe), dont étrangement rien de la teneur ne filtre dans les milieux des producteurs de l’agro-alimentaire.
La question de fond est donc celle-ci : la France est-elle en train, sans le dire, de renoncer à l’autonomie alimentaire longtemps présentée comme indispensable ? La France est-elle en train de soumettre son alimentation aux yo-yo des cours boursiers, avec toutes les conséquences déjà observées ailleurs (au Sénégal, par exemple) qui en découlent ?
Si c’est oui, alors les « Bonedoù ruz » n’ont sûrement pas fini de faire parler d’eux.
Deuxième point, l’axe liberté.
Il concerne les libertés. En tout premier lieu, la liberté d’être soi. La notion de liberté collective est bannie en France, elle est combattue tantôt de façon sournoise (mise en place d’apparatchiks aux endroits jugés appropriés), tantôt de façon officielle (législateur, ajouts ciblés à la Constitution).
Or, les « portiques » sont une atteinte directe et fondamentale aux libertés publiques. La Bretagne par sa géographie, son histoire, son tempérament, y est sensible parce qu’elle est directement et très concrètement concernée. Entraver la liberté de circuler par l’impôt, c’est effectivement restaurer la gabelle, et ouvrir la porte à la flexibilité tout azimut et à la hausse de cet impôt ahurissant.
Rappelons que la Bretagne ne dispose pas d’autoroute, seulement de routes nationales limitées à 110 km/h - donc moins polluantes que les autoroutes à 130 km/h - ceci a été voulu notamment afin de compenser l’éloignement des marchés et aussi des approvisionnements.
Enfin, en plein surgissement de l’affaire américaine NSA (traçabilité individuelle organisée), qui pourrait croire que des portiques seraient dévolus à la seule fonction annoncée ? M’enfin, soyons sérieux ! Et l’on pourrait aller plus loin dans la réflexion.
Troisième point, la République des mensonges.
Le mensonge en politique. J’ai déjà eu l’occasion de signaler combien le mensonge en politique me paraissait néfaste. C’est typiquement le cas ici.
Rappelons que la « taxe poids-lourd », rebaptisée « éco-taxe » – peut-être pour passer inaperçue ? Mais c’est raté ! - avait pour objectif initial de concourir au développement du ferroutage. Passons sur le fait que, depuis quarante ou cinquante ans, la SNCF n’a cessé de se désengager ou de se faire chasser du marché du transport du fret pour différentes raisons (coût unitaire, manque d’agilité du service rendu).
Si vraiment il y avait la moindre velléité d’équiper la Bretagne dans le domaine ferroviaire, l’état aurait déjà commencé de mettre en ½uvre un plan réseau au service de la péninsule (Rennes-Nantes, Vannes-Nantes, sans oublier la desserte modernisée de la Bretagne occidentale). Bien évidemment, il n’en est rien. Et ce n ’est pas demain la veille. Là, je suis un peu injuste : j’oubliais que Jean-Marc Ayrault, aujourd’hui Premier Ministre, s’est rendu compte (en 2012 ou 2013 ?) qu’il serait utile de prévoir un axe ferroviaire direct Nantes-Rennes ! Belle intuition prospective ! Le CELIB (Comité d’Etudes et de Liaisons des Intérêts Bretons) y avait pensé il y a plus de cinquante ans, mais bon, il n’est jamais trop tard…
Reprenons. Donc, la taxe « ferroutage » consisterait à faire payer localement par les Bretons le développement de grands travaux qui concernent plutôt les échanges transfrontaliers (par exemple Lyon-Turin, axe par ailleurs fort contesté du côté des vallées italiennes). Disons le autrement, pour ce qui concerne la Bretagne, la taxe « ferroutage » est une vaste fumisterie... Dommage que, s’exprimant sur une radio centrale juste après les événements de Pont-de-Buis, José Bové - député européen et aussi ancien spécialiste du « démontage » - n’ait strictement rien compris à la Bretagne ! Ressaisis toi José ! Cette taxe, appliquée au maillage intermédaire est véritablement toxique et destructrice de démocratie. Deplus elle pèse peu comparée à sa grande s½ur appliquée aux grands axes autoroutiers
Enfin, et pour finir, le scandale « Ecomouv » : une véritable affaire de détournement de fonds publics, orchestrée par le précédent gouvernement et que celui-ci a plus qu’intérêt à arrêter en dénonçant ce contrat mafieux n’en est qu’à ces débuts médiatiques. Simple conseil à Hollande : désamorcer immédiatement la bombe « Ecomouv ». Ou, en style plus populaire : arrêter de « déconomouver ! ».
Pour ceux qui veulent en savoir plus sur la Révolte des Bonnets rouges en 1675, voir « Les Bonnets Rouges », réédition chez Yoran Embanner (www.yoran-embanner.com) d’un ouvrage paru en 1975, comprenant trois textes: Arthur de la Borderie (1874), Boris Pochnev (1939), ESB
Seulement, étant nantais, j'ai presque l'impression de vivre ça en regardant par la fenêtre.
Je crains sincèrement voir la Bretagne grandir sans nous, habitants du pays nantais. Quel sentiment horrible ce serait.
J'ai lu plus haut des souhaits d'une manifestation à Nantes, qui a la chance de jouir du statut de «Ville du Premier Ministre» et donc d'une attention potentielle très large des médias. J'en serais pour sûr ! Mais si l'on veut accoupler ces revendications avec la réunification, il faudra le faire clairement et sans tabou. Parce que par ici, ça urge !! De plus en plus de gens rétorquent à la pelle que Nantes n'est pas breton avec des arguments plus ou moins (surtout moins) plausibles. Moi qui étais persuadé d'une victoire quasi-acquise en cas de référendum, je commence peu à peu à en douter.
On ne va pas réexpliquer ici les enjeux et les bénéfices de la réunification, mais de plus en plus de gens à Nantes (des nantais souvent de jeune souche par ailleurs) trouvent ces arguments dérisoires, fous, ou encore à côté de la plaque. Si une manifestation se tient, il faudra clairement et simplement afficher la revendication d'unification en plus de celles de l'intérêt de la Bretagne, ré-ouvrir le débat public. Parce que là, j'ai bien peur qu'on se dirige vers une Bretagne autonome voisine des Pays de la Loire.
Le destin de Nantes et du reste de la Bretagne sont donc irrémédiablement liée et les jacobins l'ont compris il y a bien longtemps. C'est pour cette unique raison qu'ils ont sciemment validé une décision prise par le fasciste Pétain, en maintenant la séparation de la Bretagne.
La question culturelle est donc loin d'être la seule raison pour que les discussions intègre la Loire Atlantique !