Abstract - La pensée française est sérieusement remise en question par le moment de vérité que connaît actuellement la Bretagne. Le mouvement des Bonnets Rouges s'inscrit parfaitement dans cette époque de renouveau nécessitant un réel changement de pensée. Les enjeux sont certes économiques et culturels. Ils sont aussi, et plus que jamais, intellectuels et philosophiques.
Il y a presque 420 ans, le 31 mars 1596, naissait à La Haye, au sud de Tours, le philosophe René Descartes (que tout prédisposait à naître à Rennes en Bretagne). Le jeune Thibaut Gress (dont nous avons déjà parlé ici) publie à cette occasion le cours qu'il a donné en 2011-2013 sur les célèbres «Méditations» (parues en 1641 et traduites en français en 1647).
Cet ouvrage confirme le fait que « le grand philosophe français » est moins Français qu'on le dit, et surtout : moins «philosophe» (au sens français du terme), allant ainsi à rebours de 350 ans de « cartésianisme ».
Ce livre (qui fait preuve d'une grande maîtrise des textes et d'une grande virtuosité dans leur élucidation) est sous-titré : « Baroque et art d'écrire ».
L'auteur nous y apprend que Descartes « se met en scène » pour mieux inviter son lecteur «à réfléchir par lui-même» (s'inscrivant en cela dans le style baroque de son époque) et que l'essentiel de son propos est à comprendre « entre les lignes ».
D'où le fameux « art d'écrire » qui n'a rien de « philosophique » et qui explique que les savants français n'y aient, pour la plupart, vu « que du feu » (à commencer par Pascal, qui juge Descartes « inutile et incertain », et Voltaire qui fera passer tous les Bretons « pour des Hurons » dans son «Ingénu» de 1767).
Ce livre de Thibaut Gress rappelle combien Descartes se moquait de la philosophie ! Il souhaitait plutôt « reconnecter les esprits avec eux-mêmes ». D'où sa célèbre formule : « j'avance masqué ». C'est là ce qui doit intéresser les Bretons, car si cet ouvrage respecte les commentaires classiques de Descartes en France, il invalide aussi complètement, et définitivement, leurs propos.
Exit donc la belle « raison », incompréhensible « le doute méthodique » (je ne doute pas parce que je le souhaite, mais parce que le monde est foncièrement « objet de doute » : changeant et précaire) et magnifique « prise de conscience de l'existence ».
Le point de vue breton sur Descartes, à la fois historique et philosophique, est ainsi encouragé, mais le renforcement d'un esprit breton également. Car la Bretagne est avant tout « une manière de voir le monde » et ce qui se joue dans une ville comme Rennes, dans l'après 1532, à l'interface entre France et Bretagne, c'est bien la notion d'« esprit ». Les Bretons disparaissent peut-être « en leur âme et conscience », mais pas «leur esprit». Ainsi que l'a formulé, à ce sujet, le peintre Paul Sérusier (1864-1927) : « la Bretagne est ma vraie patrie : j'y suis né de l'esprit ».
Comme Descartes après 1532, les Bretons sont « renés » ou « nés une seconde fois » de leur esprit, c'est-à-dire qu'ils ont su opérer « un retour sur eux-mêmes », se disant qu'ils n'allaient pouvoir « être Français comme les autres ». Ils n'allaient pouvoir non plus « être Bretons de la même manière » ou « comme avant »: plus encore, sinon mieux !
C'est là l'enjeu intellectuel que représente avec éclat la pensée de Descartes (formulée en Hollande et dispensée, à sa mort, depuis la Suède, et non depuis Paris). Car souvent, les Bretons ressentent une certaine difficulté à expliquer « en quoi ils sont Bretons ». C'est déjà «un état d'esprit». Et d'«état d'esprit», Descartes ne parle que de cela ! Lui qui aurait dû être en vie en 1675, lors de la première révolte des Bonnets Rouges, s'il n'avait été assassiné à Stockholm par le prêtre catholique français que l'on sait.
La pensée de Descartes doit donc continuer à intéresser les Bretons. Et la philosophie, plus que jamais, intéresser les Bonnets Rouges. D'autant plus que leur porte-parole Thierry Merret confie dans le numéro d'avril de la revue «Bretons» sa passion pour le penseur grec Epicure !
Certes, la philosophie est une discipline à part entière (et le livre de Thibaut Gress est plutôt technique). Cependant, Descartes ne demandait de son lecteur «aucune connaissance précise, ni aucune référence philosophique particulière». Simplement «une attention soutenue». C'est d'ailleurs là le tour de force du célèbre penseur, soit d'avoir révolutionné la philosophie de son temps en demeurant à la portée de chacun. Car la révolution, selon Descartes, cela concerne bien chacun ! En effet, il ne s'agit pas de «tout changer», mais de penser autrement, et c'est cela qui, précisément, «change tout» !
Encore une fois, parler Breton, être Breton, vivre en Breton, c'est plus que «parler une langue, diffuser une culture ou développer un certain rapport au monde». C'est aussi défendre une liberté d'exister et, en l'occurrence, en France, incarner une alternative véritable au « fait français » (trop englobant et inutilement «unilatéral»).
D'où l'idée de « point de vue breton » : il faut un dialogue, un espace d'échange, une rencontre entre points de vue, sinon c'est «le repli sur soi» assuré, c'est-à-dire «l'absence de réflexion».
D'où l'idée aussi d'« esprit breton » : avoir (ou être) un esprit, c'est être créateur ! Ceci pour dire que sans réflexion, ou sans philosophie, tout événement, quelqu'il soit (1532, 1789, 2013...) manque sa véritable signification.
Simon Alain.
Cf. Thibaut Gress, «Leçons sur les Méditations de Descartes, Baroque et art d'écrire», Ellipses, 2014.
Les Presses Universitaires de France ont lancé en 2005 le projet d'une lecture littérale des «Méditations» de Descartes. Ce projet s'est arrêté à la première des six «Méditations» et cela, parce qu'à lire Descartes dans le texte, le lecteur découvre assez vite qu'il ne correspond pas à «ce que l'on dit de lui en France depuis trois siècles». Thibaut Gress est publié discrètement à Paris dans une petite collection (Ellipses) après avoir été publié par le CNRS (2012). Pour le rappel historique, la figure de René Descartes a été « nationalisée » par Napoléon Bonaparte au 19ème siècle. Il est relativement gênant d'utiliser des philosophes à des fins politiques, surtout lorsqu'ils ne sont pas lus dans les textes, car ceux-là finissent toujours par se retourner contre ceux qui les détournent...
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