Dans son numéro du vendredi 2 janvier 2018 (supplément week-end), Le Monde consacre une page à l’auteure Ayn Rand, dont le roman de 1943 La Source vive serait le préféré de Donald Trump. Son livre suivant, La Grève, paru en 1957, est toujours le plus lu aux États-Unis après la Bible ! Le Monde écrit qu’en France Rand reste un secret bien gardé. J’en avais parlé dans mon propre roman Qu’est-ce que tu racontes ? paru en 2015. Voici ce que j’en disais.
La Grève ? grève de qui, de quoi ? des inventeurs et de leur plus belles idées quand l’humanité ne les mérite pas…
Ayn Rand, aujourd’hui américaine, gourou des mouvements dits objectiviste ou libertarien, est née Alissa Zinovievna Rosenbaum en Russie, en 1905. Son bouquin s’appelle en anglais Atlas shrugged, Atlas haussa les épaules, mais on le trouve en français sous le titre La Grève, traduction de son premier choix, The Strike, qu’elle a préféré abandonner pour ne pas révéler prématurément la clé de sa fable.
– Qui est cet Atlas ?
– C’est la Terre, la planète des hommes, le Réel avec lequel ils doivent composer pour, en retour, contribuer à le former. Or, c’est bien un renoncement qu’elle raconte. Dans sa parabole, les idéologies étatistes et les morales égalitaristes briment tellement les initiatives individuelles que les plus grands génies de l’espèce, des chercheurs comme des industriels, décident de lever le pied, de taire leurs nouvelles idées. C’est une grève de l’intelligence, pas du tout l’émeute des marins du Potemkine qui ne veulent pas manger d’une viande avariée. Comme si Tim Berners-Lee avait décidé de garder pour lui le principe du Web, Jimmy Wales l’idée de Wikipédia ou Zuckerberg celle de FaceBook.
– D’autres les auraient trouvées ? Lorsqu’une idée est dans l’air…
– À vrai dire, un conflit entre créateurs et responsables politiques peut se trouver dans d’autres récits, et jusque dans des bandes dessinées ou des films d’animation comme Avril et le monde truqué. de Tardi. Mais il s’agit alors de mesures de coercition prises par les gouvernants à l’encontre des scientifiques. C’est moins troublant que le récit d’Ayn Rand, dans laquelle tous les penseurs sont d’accord entre eux et décident ensemble de leur commune attitude.
– Dans le 1984 d’Orwell ?
– Pas vraiment, il ne reste guère plus d’esprits libres dans l’enclos de Big Brother. Un cas intéressant est celui du Nuage Noir, The Black Cloud, du physicien britannique Fred Hoyle, romancier à ses heures.
» Un immense nuage sombre qui dérive dans l’espace vient s’interposer entre le soleil et la terre. Bientôt il apparaît que le monstre est un être pensant, et les plus grand esprits de la planète parviennent à établir une communication avec lui, espérant lui arracher des confidences sur le destin de l’humanité, la vie après la mort, etc. Ce dont ne veulent pas les gouvernants qui craignent de devenir moins nécessaires, et qui, par principe de précaution en somme, même si Hoyle n’use pas de ce terme, préfèrent bombarder le visiteur de têtes nucléaires. Mais les fusées rebroussent automatiquement chemin…
– Très fort le nuage !
– Les scientifiques enragent, détenus dans une sorte de camp de concentration au cœur des Highlands, en Écosse.
– Ils obtiennent leurs réponses du Voyageur spatial ?
– Non. Le plus doué des mathématiciens se tord de douleur devant l’écran de l’ordinateur sur lequel papillotent les secrets. Les hommes sont incapables d’assimiler ces révélations métaphysiques. Le Nuage s’éloigne.
– Triste destin que le nôtre !
– C’est une belle histoire. Mais les créateurs n’y sont qu’en lutte, pas en grève. C’est moins original.
– Politiquement, ça donne quoi, Ayn Rand ?
– En reprenant les propres termes de la dame, le laisser-faire capitaliste et la vertu d’égoïsme. Sa valeur suprême, c’est la création, dont le moteur, pas seulement le résultat, est le profit. Ses héros sont des inventeurs qui méritent les milliards que leur rapportent leurs innovations. Le partage socialiste lui apparaît comme une négation de la vie. Ce qui lui a valu des attaques venues de la gauche, et jusqu’à des accusations de nazisme, injustes cependant dans la mesure où elle a choisi les États-Unis et même Hollywood, et non pas l’Allemagne. Son premier livre, La Source vive, a été porté à l’écran en 1949 par King Vidor, avec Gary Cooper dans le rôle titre. Il est vrai qu’elle a témoigné à charge contre les scénaristes et réalisateurs accusés de sympathies communistes, mais je crois bien que son engagement était sincère. Elle voulait l’éclosion définitive d’un Nouveau Monde. C’est du libéralisme absolu, sans doute de droite, mais aussi guidé par un amour sans réserve de la liberté. Son bouquin est, dit-on, le plus grand best-seller de l’histoire américaine après la Bible. Il s’en serait vendu deux cent mille exemplaires chaque année depuis sa sortie en 1957 et un million à l’arrivée d’Obama à la Maison Blanche.
(J’ajoute que dans mon livre je signale un autre cas de renoncement de l’intelligence. C’est dans la pièce de théâtre Les Physiciens de Friedrich Dürrenmatt : Newton, Möbius et Einstein se font volontairement passer pour fous et enfermer à vie pour pour préserver l’humanité des conséquences de leurs inventions ! Il y aussi le cas mystérieux et réel du physicien italien disparu : Ettore Majorana.)
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