La philosophe Simone Weil (Paris, 1909 - Ashford, 1943) – qui n'a aucun rapport avec Simone Veil (née, elle, à Nice en 1929), ancienne ministre de Valéry Giscard d'Estaing et ancienne présidente du Parlement Européen de 1979 à 1982 – a écrit des phrases très fortes à propos de la Bretagne (et également de la Corse) qu'il est intéressant de rappeler à l'approche du centenaire de sa naissance.
Née dans une famille juive française, cette jeune fille brillante et généreuse entra à l'École Normale Supérieure et obtint l'agrégation de philosophie en 1931. Elle s'engagea dans une carrière d'enseignante qui la mena dans plusieurs lycées successifs, mais, en 1934, elle se fit mettre en disponibilité pour aller travailler comme ouvrière à la chaîne chez Renault, afin de connaître vraiment la condition ouvrière de l'intérieur. En 1941, elle allait aussi être ouvrière agricole. Sa mauvaise santé l'obligea à revenir dans l'enseignement en 1935, mais, en 1936, elle partit prendre part à la Guerre d'Espagne en s'engageant dans le camp républicain. Un voyage en Allemagne au début des années 30 lui avait fait prendre conscience de la terrible menace que le national-socialisme représentait pour les Juifs et pour la démocratie.
Obligée de fuir Paris en 1940 à l'approche de la Wehrmacht, elle gagna Marseille et, en 1942, elle put se rendre aux États-Unis avec ses parents pour les mettre en sécurité, mais, au lieu de rester elle-même outre-Atlantique, elle gagna l'Angleterre et mit son intelligence au service de la France libre comme rédactrice. Âme ardente, Simone Weil demanda à rejoindre la Résistance intérieure, ce qui lui fut refusé en raison de son origine juive qui lui aurait valu une mort certaine, et de son état de santé. Désespérée de ne pouvoir combattre et minée par la tuberculose, elle mourut en 1943 à l'hôpital d'Ashford.
Simone Weil avait été une syndicaliste active, une militante communiste (mais anti-stalinienne) et une ardente pacifiste ; un long cheminement personnel l'amena aussi à la foi chrétienne, tout en restant très critique par rapport à l'institution ecclésiale.
La faillite de la IIIe République, l'écroulement soudain et incroyable de l'armée française en mai-juin 1940 et le désastre moral que constituait la collaboration exigeaient de reconstruire le pays sur des bases nouvelles à sa libération. Dans la France Libre comme dans la Résistance, beaucoup réfléchissaient à une réorganisation du pays sur des bases politiques et économiques nouvelles.
C'est dans ces circonstances que Simone Weil rédigea à Londres un texte immense, resté inachevé à sa mort, qui se voulait une contribution à ce travail destiné à construire la France de demain : «L'Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain».
Elle y menait une réflexion de fond sur la réalité de la France, sur son histoire, sur l'idée de patrie et de patriotisme, faisant montre d'une immense culture historique et d'une lucidité exceptionnelle. Ce message d'espoir d'une jeune femme de 34 ans qui allait bientôt mourir, reste toujours d'une grande actualité. Elle écrivait ainsi :
«Les Bretons furent désespérés quand leur souveraine Anne fut contrainte d'épouser le roi de France. Si ces hommes revenaient aujourd'hui, ou plutôt, il y a quelques années, auraient-ils de très fortes raisons pour penser qu'ils s'étaient trompés ? Si discrédité que soit l'autonomisme breton par la personne de ceux qui le manœuvrent et les fins inavouables qu'ils poursuivent, il est certain que cette propagande répond à quelque chose de réel à la fois dans les faits et dans les sentiments de ces populations. Il y a des trésors latents dans ce peuple, qui n'ont pas pu sortir. La culture française ne lui convient pas ; la sienne ne peut pas germer ; dès lors il est maintenu tout entier dans les bas-fonds des catégories sociales inférieures. Les Bretons fournissent une large part des soldats illettrés ; les Bretonnes, dit-on, une large part des prostituées de Paris. L'autonomie ne serait pas un remède, mais cela ne signifie pas que la maladie n'existe pas...»
et elle avait aussi conscience de l'intérêt des relations interceltiques :
«... Il pourrait s'établir des milieux pour la circulation des pensées, plus vastes que la France et englobant ou liant certains territoires français à des territoires non-français. Ne serait-il pas naturel, par exemple que, dans un certain domaine, la Bretagne, le Pays de Galles, la Cornouaille, l'Irlande, se sentent des parties d'un même milieu...»
et, plus loin, elle souligne :
« Il n'y a échange que si chacun conserve son génie propre, et cela n'est pas possible sans liberté.»
Simone Weil avait aussi une vision originale de la question corse :
«Paoli, le dernier héros corse, dépensa son héroïsme pour empêcher son pays de tomber aux mains de la France. Il y a un monument en son honneur dans une église de Florence ; en France, on ne parle guère de lui. La Corse est un exemple du danger de contagion impliqué par le déracinement. Après avoir conquis, colonisé, corrompu et pourri les gens de cette île, nous les avons subis sous forme de préfets de police, policiers, adjudants, pions et autres fonctions de cette espèce, à la faveur desquelles ils traitaient à leur tour les Français comme une population plus ou moins conquise. Ils ont ainsi contribué à donner à la France auprès de beaucoup d'indigènes des colonies une réputation de brutalité et de cruauté...»
Et elle ajoutait encore :
«Quand on loue les rois de France d'avoir assimilé les pays conquis, la vérité est surtout qu'ils les ont dans une large mesure déracinés...»
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