De la mémoire à la culture
La culture, celle d’un individu comme celle d’une nation, peut être envisagée comme un ensemble en mouvement. La mémoire est le point de départ de la culture. Dans le langage informatique, la mémoire est un lieu de stockage des informations, appelées «données». Dans la société de défiance qui est la nôtre, l’accumulation de données est une activité indispensable.
Cela dit, l’accumulation mémorielle, qu’elle soit humaine ou mécanique, n’a de valeur que dans un contexte d’utilisation ou d’échange. Et c’est alors que nous sautons à un niveau supérieur. Ce deuxième niveau de la culture est celui du traitement des données. Elles sont analysées, rapprochées, combinées. Placées dans le cadre adéquat, elles acquièrent une valeur et une signification. Nous passons de la mémoire à l’intelligence et à la compréhension.
Qu’y-a-t-il au-delà ? Rabelais se réveille et nous assène une bonne leçon : «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme». La ruine de l’âme est l’incapacité à se diriger en fonction d’un bien. La notion du bien, bien individuel ou bien commun, nous mène à un troisième niveau de la culture, celui de la conscience. L’intelligence du «premier de la classe» n’est pas suffisante pour faire de lui un individu véritablement cultivé. L’éducation permet d’atteindre ce troisième degré de la culture. L’éducation, c’est l’instruction, complétée par une vision de soi et du monde. Cette vision particulière introduit une perspective. La force et la beauté de la perspective fait la différence entre une bonne instruction et une bonne éducation.
À son quatrième et dernier niveau, au-dessus de la conscience, la culture s’épanouit dans un art de vivre. Les données, l’intelligence et le sentiment du bien se réalisent dans des comportements, qu’ils soient quotidiens ou exceptionnels. Dans une culture collective, et là je parle de la culture bretonne, l’art de vivre ensemble est un art de se comporter, de ressentir, de décider.
La culture est l’ensemble de nos quatre niveaux du savoir. Posons une définition : La culture bretonne est un ensemble cohérent d’informations, d’interprétations et de perspectives, qui s’épanouit dans un art de vivre ensemble.
Dans la même approche, un individu cultivé se caractérise par une mémoire, une intelligence, une conscience et un savoir-vivre.
Les mèmes bretons
Intéressons-nous au premier niveau de la culture, celui des données. En 1976, dans son ouvrage Le Gène Égoïste , le biologiste britannique Richard Dawkins a émis l’hypothèse que les pensées se répliquaient à la manière du gène, selon le schéma darwinien reproduction-variation-sélection. Dawkins a nommé cet autre réplicateur le mème.
Le gène est l’unité du code génétique ; le mème est l’unité du code mémoriel. Le gène se transmet sexuellement. Le mème se transmet de cerveau à cerveau. Il peut aussi se déposer dans un journal, une vidéo, une mémoire d’ordinateur. Il peut se reproduire par la conversation, l’exemple vécu, le livre, internet. Il est sujet à mutation. L’environnement sélectionne les plus robustes ou les mieux adaptés.
Les organismes vivants sont le fruit d’un ensemble cohérent de gènes. Ainsi, chez les carnivores, sont associés les gènes qui codent les dents, les muscles faciaux, le système digestif et les instincts. Les religions, les nations, les communautés sont comparables à des organismes. Ce sont des ensembles cohérents de pensées, de savoirs, de croyances et de comportements.
Les gènes s’associent pour façonner un être vivant. Les mèmes s’associent de la même façon pour structurer des individualités et des communautés. Ce que l’on appelle des «valeurs», qu’elles soient nationales, religieuses, familiales, sont des ensembles de mèmes.
Pour survivre, les mèmes bretons doivent être non seulement conservés mais aussi diffusés. De plus, ils doivent être mis en cohérence les uns avec les autres pour que le bouquet de mèmes puisse structurer la communauté, en lui insufflant une mémoire collective.
Les nationalismes passés et présents
L’Europe a connu un nationalisme génétique, au temps où la nation se confondait avec le clan. Il existait déjà dans la Grèce ancienne, qui faisait la différence entre Genos (la communauté génétique, gouenn), Ethnos (la communauté culturelle, pobl) et Demos (la société «civile», gwerin). Le nationalisme génétique s’est perdu dans l’impasse du racisme. Le nationalisme breton traditionnel, né au XXe siècle, est autre chose, que l’on pourrait appeler un nationalisme étatique. Il vise à instaurer une république bretonne, un État souverain. Ce nationalisme, à l’instar du républicanisme irlandais, ne manque pas de courage et d’énergie. Il n’hésite pas à coopérer avec les ennemis de la France, avec parfois un certain aveuglement. Une version adoucie de ce nationalisme étatique est devenue assez populaire depuis quelques temps. On pourrait l’appeler un nationalisme de service public. Il cherche à exprimer, promouvoir ou protéger la nation bretonne à travers des lois, des arrêtés municipaux, un bilinguisme officiel dans les services publics, un statut d’autonomie, un enseignement subventionné de l’histoire, de la culture, de la langue bretonne. Il profite de l’exigence internationale de respect et de protection des «minorités». Exigence assez récente, et peut-être éphémère… Faire du projet national breton une «juste cause» pour les bonnes âmes et les progressistes d’aujourd’hui, c’est politiquement correct, mais je trouve cela un peu court et pas très excitant.
Le nationalisme mémétique
Si j’ai évoqué la question du mème, ce n’est pas par hasard. Toutes les versions antérieures et actuelles du nationalisme breton vont se perpétuer, de manière plus ou moins marginale, plus ou moins officielle, plus ou moins populaire. Je voudrais vous faire réfléchir sur une nouvelle forme de nationalisme, que j’appellerai le nationalisme mémétique.
Lorsqu’un assemblage de mèmes est cohérent, il peut passer de la donnée à la compréhension, puis à la conscience du bien, puis à un art de vivre, l’ensemble constituant une culture. L’individu assemble ses mèmes et se construit ainsi une culture personnelle. Une communauté réunit les siens en un bouquet et élabore ainsi une culture collective ; la conscience du bien est alors la conscience d’un bien commun. Le lien entre les mèmes et les cultures humaines a été exploré, essentiellement par des auteurs anglo-saxons. De telles études peuvent inspirer une nouvelle façon d’aborder la culture bretonne et le nationalisme breton. L’idée d’une mémoire commune, stockée à la fois dans les cerveaux des membres de la communauté, dans leurs savoir-faire et dans les serveurs informatiques mondiaux, est plus attrayante que l’idée d’une forteresse à défendre. Le nationalisme mémétique est ouvert, partageur. Il cherche à rendre accessible à tous une richesse immatérielle. Les stratégies d’isolement ne fonctionnent pas avec le mème. Le succès d’un ensemble mémétique, nation, religion, culture, passe par des stratégies d’ouverture.
(Cet article ne propose pas de solution. C’est intentionnel, pour permettre à chacun, et surtout aux jeunes, de poursuivre la réflexion)
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