Réflexions sur l'indépendance de la Slovaquie

Enquete publié le 13/08/08 2:05 dans Europe par Jean-Pierre Le Mat pour Jean-Pierre Le Mat

Contre ceux qui se réclament de l'indépendantisme, un certain nombre d'arguments sont mis en avant :

  1. Il faut pouvoir justifier de droits historiques, c'est-à-dire d'antécédents : un État qui aurait subsisté pendant plusieurs siècles, et dont l'indépendantisme contemporain constituerait une résurgence, un rappel acceptable, sinon légitime ;

  2. Il faut pouvoir justifier dès aujourd'hui que notre budget national serait équilibré, et que l'indépendance serait économiquement viable ;

  3. Il faut pouvoir justifier de notre bonne volonté par une opposition historique à la dictature et au totalitarisme, en particulier pendant le XIXe siècle, au cours duquel les conservatismes et les aspirations démocratiques se sont clairement opposées ;

  4. Il faut avoir été du bon côté pendant la guerre 39-45 ;

  5. Il faut que l'État dont on veut se séparer soit totalitaire, exagérément centraliste, éventuellement incompétent ;

  6. Il faut pouvoir justifier d'une farouche volonté de séparation, prouvée par des manifestations de masse, et si possible par quelques sympathiques martyrs.

Les Slovaques ont cette particularité extravagante qu'ils ne satisfont aucun des six points. Pourtant, ils sont indépendants depuis 1993.

Nous autres Bretons, avec toutes nos justifications historiques, notre dur labeur pour que la Bretagne soit économiquement viable, notre rejet du Breiz Atao et des Chouans, notre obsession démocratique, notre ouverture aux autres, nous avons l'air de quoi ?


La justification historique à l'indépendance

A-t-il jamais existé, par le passé, une Slovaquie indépendante ? La question se pose sérieusement.

Entre 623 et 658, un commerçant frank du nom de Samo organise les tribus slaves vivant sur le territoire de la Slovaquie actuelle contre les Avars. En fait, le royaume de Samo se défendra surtout contre les prétentions des rois franks, en particulier Dagobert (600 - 638), et disparaîtra avec son créateur.

En 833, Mojmir unit les deux principautés slaves de Morava et de Nitra, et crée l'empire de Grande Moravie. D'abord vassale de l'empire frank de Louis le Germanique, la Grande Moravie deviendra progressivement indépendante sous le règne de Ratislav, puis de Svätopluk. C'est à cette époque qu'arrivent en Grande Moravie les deux «apôtres des Slaves», Cyrille et Méthode. En lutte contre le clergé frank, ces derniers défendent l'usage de la langue commune (le slavon) dans la liturgie et contribuent à la naissance d'une graphie spécifique (le glagolithique, devenu le cyrillique). En 880, par la bulle Industriae Tuae, le pape Jean VIII accorde à la Grande Moravie le rang d'État indépendant et de province ecclésiastique. Mais, quinze ans plus tard, les princes tchèques font sécession et se soumettent aux Franks. L'empire de Grande Moravie commence à se disloquer. En 907, à la mort du roi Mojmir II, il sera annexé à l'empire magyar, l'empire des Hongrois. L'indépendance de la Grande Moravie aura duré 74 ans.

Pendant les 10 siècles suivants, de 907 à 1918, la Slovaquie restera rattachée à la Hongrie, avec des épisodes d'invasions : polonaise (au début du XIe siècle), mongole (1241-1242), autrichienne (1242-1246), turque (XVIe - XVIIe siècles).

La Slovaquie et le « Printemps des nationalités » au XIXe siècle

Au XIXe siècle, la Bretagne a raté le Printemps des nationalités, coincée entre la récupération conservatrice de la rébellion des Chouans, et l'arrogance de la France républicaine. La Slovaquie s'est retrouvée dans une situation identique. En 1790, L'empereur Léopold II avait reconnu la Hongrie comme un royaume libre et indépendant dans le cadre de l'empire. La domination hongroise, à partir de là, se double d'une magyarisation de tous les peuples allogènes, slaves en particulier. En réaction à l'uniformisation, les idées nationalistes et le panslavisme se répandirent dans les territoires slovaques, croates, tchèques et serbes. Lorsqu'éclata à Budapest la révolution libérale de Kossuth, les Slovaques ainsi que les Croates, se rangèrent du côté des empereurs autrichiens. Comme les Chouans bretons, ils préféraient un roi lointain plutôt qu'un gouvernement « démocratique » trop proche, qui leur imposait la langue qu'ils devaient parler, le dieu qu'ils devaient adorer, les coutumes qu'ils devaient suivre et les lois qu'ils devaient appliquer.

À la magyarisation a succédé pendant quelques années la germanisation de la Slovaquie, avec une arrogance équivalente. Puis, après la signature du compromis austro-hongrois en 1867, les libéraux hongrois reprennent la magyarisation à outrance des territoires slaves. En 1879, ils décrètent le hongrois langue obligatoire et unique dans tous les territoires dépendant de Budapest.

Le différend porte aussi sur la religion. La Hongrie est majoritairement protestante, alors que la Slovaquie est restée catholique. Le 27 octobre 1907 a lieu le massacre de Cernova. Les gendarmes tirent sur la foule venue manifester contre le clergé pro-hongrois ; le bilan est de 15 morts.

En 1918, pour des raisons de géopolitique, les puissances occidentales décident la création d'un État de moyenne puissance entre l'Allemagne, l'Ukraine, la Hongrie, la Pologne, et l'Autriche : l'État tchécoslovaque. L'avènement de cet état est vécu comme un soulagement, y compris par le Conseil National Slovaque, car il permet à la Slovaquie d'échapper à la politique d'assimilation hongroise.


La première République slovaque (1939-1945)

Vingt ans après avoir créé la Tchécoslovaquie, les Occidentaux la sacrifient à leurs intérêts. En septembre 1938, à la Conférence de Munich, ils obligent la Tchécoslovaquie à céder le territoire des Sudètes à l'Allemagne nazie. La crédibilité du gouvernement de Prague, incapable d'assurer l'intégrité du territoire, s'effondre. En octobre, dans la droite ligne des accords de Munich, la Hongrie et la Pologne demandent aux puissances occidentales de leur accorder les zones de Slovaquie où résident leurs minorités. La Slovaquie ne veut pas dépendre, pour une affaire aussi vitale que l'intégrité de son territoire, des dirigeants de Prague qui ont bradé une partie du pays. Elle demande et obtient l'autonomie, afin d'assurer elle-même sa sécurité. Le gouvernement provincial est confié à un homme politique slovaque qui est aussi un ecclésiastique, monseigneur Josef Tiso.

La marge de manœuvre est faible. Les Slovaques n'ont rien à attendre des puissances occidentales, qui privilégient la Hongrie et la Pologne. Pour ne pas voir la Slovaquie dépecée sous ses yeux, Tiso négocie l'intégrité du territoire slovaque avec Hitler. Le gouvernement tchécoslovaque réagit en envoyant l'armée en Slovaquie, en arrêtant les élus slovaques et en proclamant la loi martiale. Nous sommes en mars 1939. Une semaine plus tard, l'assemblée provinciale slovaque vote l'indépendance à l'unanimité.

Tout va très vite. Les troupes allemandes entrent en Tchéquie (Bohême) et prennent aussi position en Slovaquie. Tiso et Ribbentrop, le ministre allemand des Affaires étrangères, signent un Schutzvertrag (Traité de Protection) : les troupes allemandes quittent la Slovaquie, mais Tiso doit aligner sa politique étrangère sur celle du Reich.

En juillet 1939, la Slovaquie devient une République, et Tiso en est nommé président en octobre.

La Slovaquie indépendante est reconnue par 28 États, mais tout se retourne l'année suivante. En juin 1940, les Anglais reconnaissent le gouvernement tchécoslovaque de Bénès en exil à Londres. À partir de là, le gouvernement de Tiso n'est plus un interlocuteur pour les Alliés. La Slovaquie indépendante devient, sur l'échiquier européen, un objet politique encombrant.

Dans le gouvernement slovaque, deux clans s'affrontent. Autour de Tiso se regroupent des partisans du neutralisme et d'un nationalisme de survie. Autour du Premier ministre Tuka se regroupent les partisans de l'alliance allemande, mus par des convictions nazies ou, plus prosaïquement, par opportunisme.

Le 28 juillet 1940, Hitler convoque Tiso à Salzbourg pour lui montrer qui est le maître, et quelle est la règle du jeu. Durcansky, ministre des Affaires étrangères de Slovaquie et partisan d'une politique neutraliste, doit démissionner. Tiso propose alors aussi sa démission, mais Hitler la refuse et la hiérarchie ecclésiastique l'en dissuade. Le coup d'État proposé par Tuka pour installer un gouvernement ouvertement nazi en Slovaquie est désavoué par les Allemands. Hitler préfère manipuler un Tiso réticent que d'avoir à contrôler des éléments fanatisés.

D'un point de vue économique et culturel, la première République slovaque prend des mesures pertinentes, qui ne sont même pas contestées par ses ennemis les plus farouches. Ainsi le communiste Gustav Husak, un des chefs de l'insurrection de 1944, écrit que « si cet État avait été mené par un autre régime, sans parler d'un changement d'alliance, il n'y aurait rien eu à dire contre lui d'un point de vue slovaque ».

Le régime est paternaliste, avec un mélange d'autorité et d'insouciance. La presse est censurée, et la milice, la Garde Hlinka, rend toute opposition publique risquée. Mais Tiso n'a pas de garde du corps, et personne ne sera condamné à mort durant tout son mandat.

Cependant, on ne joue pas avec le diable impunément. Même si Tiso réussit plus ou moins à préserver les Slovaques des rigueurs de l'occupation, il doit accepter l'inacceptable : la répression et la déportation des Juifs. Déjà en 1939, avant toute pression allemande, le gouvernement slovaque avait créé une commission pour limiter le rôle des Juifs dans la société. En 1941, les nazis imposent aux autorités slovaques la déportation en Pologne de 20 000 Juifs de Slovaquie. À partir de 1942, la milice slovaque organise le départ de 57 628 personnes, hommes, femmes, enfants.

On commence alors à savoir que les déportations mènent à la mort. Le refus s'organise, y compris au sein de l'Église slovaque. Toutefois la position de Tiso sur le sujet reste louvoyante, douteuse. En septembre 1941, lors de l'adoption du Codex Judaïcus par le parlement slovaque, il menace à nouveau de démissionner ; là encore, ses supérieurs hiérarchiques au sein de l'Église lui font valoir que son retrait serait catastrophique. À l'inverse, en août 1942, il approuve publiquement les déportations. Puis, en octobre 1942, les déportations à partir de la Slovaquie s'arrêtent, sans explication publique.

En 1943, Tiso promet à Veesenmayer, l'envoyé d'Himmler, que les déportations de Juifs vont reprendre ; mais il n'en fait rien.


L'insurrection de 1944

La première opposition à la République slovaque, compte tenu de son caractère religieux, vient des protestants luthériens. Ceux-ci sont proches des Tchèques, majoritairement protestants. Ils créent donc des liens avec Bénès et le gouvernement tchécoslovaque en exil. Plus indépendants, les communistes du Parti Communiste Slovaque deviennent une force d'opposition significative fin 1943-début 1944. Ils s'allieront avec le Parti Communiste Tchécoslovaque exilé à Moscou, avec qui ils créeront le Conseil National Slovaque, qui se donne pour tâche d'organiser l'insurrection.

L'insurrection avait besoin d'hommes. Elle en trouva d'abord dans les rangs communistes, mais aussi chez les soldats slovaques, enrôlés plus ou moins de force, et qui avaient déserté devant l'armée soviétique.

L'insurrection avait besoin d'armes. Le Parti Communiste Tchécoslovaque, exilé à Moscou, fut un intermédiaire de poids, non seulement vers l'URSS, mais aussi vers les Alliés occidentaux qui avaient tout intérêt à favoriser les actions militaires à l'Est pour faire diversion. Les parachutages russes et américains se multiplient.

L'insurrection avait aussi besoin de complicités dans l'appareil d'État. La défaite allemande devant Stalingrad et l'avancée de l'Armée Rouge étaient, début 1944, des arguments puissants.

Pour faire basculer la population, les chefs de l'insurrection promettent que la nouvelle Tchécoslovaquie se ferait, non pas sur la base du programme de Bénès, mais sur une base plus égalitaire, plus respectueuse de la Slovaquie. Les Communistes promettent une solution fédérale.

L'insurrection slovaque et l'appel aux armes sont lancés le 1er septembre 1944. Ce fut la confusion. Les Slovaques prirent les armes, les uns pour la Tchéco-Slovaquie, d'autres pour la Slovaquie indépendante et démocratique, d'autres contre les Allemands que Tiso venait d'appeler en renfort en Slovaquie.

La dernière offensive allemande eut lieu le 17 octobre 1944, forte de 35 000 hommes. Les insurgés subirent de lourdes pertes, et durent se replier dans leurs maquis. Toutefois, au début de 1945, ils étaient encore 13 500, répartis en 17 brigades.

Les Allemands, maîtres du terrain, reprirent la politique de déportation des Juifs, et 11 532 personnes furent envoyés vers les camps de la mort.

Les troupes russes et tchécoslovaques entrèrent en Slovaquie dans les premiers mois de 1945. Tiso et son gouvernement s'enfuirent le 1er avril 1945 vers l'Autriche.


La période communiste

En avril 1945, le gouvernement de Benès rétablit la République tchécoslovaque. Le 18 avril 1947, Josef Tiso est condamné à mort et exécuté. Le 25 février suivant, un putsch communiste oblige Benès à quitter le pouvoir. En mai 1948, la Tchécoslovaquie devient une République populaire sur le modèle soviétique. Jusqu'en 1953, le pays connaîtra un régime de terreur ponctué de purges, de procès d'opposants et d'exécutions.

En 1954, les héros slovaques de l'insurrection de 1944 sont condamnés en tant que « nationalistes slovaques bourgeois » et écartés du pouvoir, emprisonnés ou exécutés. A. Novotny prend le pouvoir à la fois dans les rouages de l'État et dans le parti communiste. La Slovaquie perd son existence légale dans le cadre d'un État centralisé. Les « nationalistes slovaques bourgeois » seront réhabilités à partir de 1962.

Les mécontentements s'accumulent. Novotny démissionne en janvier 1968. Le slovaque Dubcek, secrétaire du PC slovaque depuis 1963, prend alors la direction du parti communiste tchécoslovaque. Avec Svoboda, président de la République, il imagine d'instaurer un « socialisme à visage humain ».

La censure fut abolie, ce qui constituait une mesure innovante et risquée en régime communiste. Un réexamen du passé stalinien fut entamé. Des associations pour les Droits de l'homme furent créées et purent s'exprimer.

L'une des réformes les plus importantes fut la fédéralisation du pays en deux Républiques socialistes. Cette réforme ne choquait pas l'Union soviétique, qui est elle-même organisée en Républiques. Ce processus fut accompli en trois phases. La première, qui dura jusqu'à juin 68, fut le débat sur le fédéralisme au sein des instances tchécoslovaques, tchèques et slovaques. En mars, pour la première fois, des intellectuels slovaques demandèrent la fédéralisation du pays. Le 6 avril, le parti communiste tchécoslovaque appela au débat. Le 9 avril, le parti communiste tchèque créa une commission pour préparer la fédéralisation. Le parti communiste slovaque fit de même le 16 avril 1968.

Des blocages apparurent sur deux fronts. D'abord la question des entités fédérées. Devait-il y avoir seulement la Tchéquie et la Slovaquie ? La fédération devait-elle comprendre trois unités, Tchéquie, Slovaquie, et Moravie-Silésie ? Ensuite, les pouvoirs répartis entre les unités devaient-ils être symétriques, malgré l'asymétrie démographique et économique ?

La seconde phase du processus fut initiée par la création du Conseil National Tchèque, le 24 juin. Les détails du processus de fédéralisation furent abordés, en particulier la distribution des pouvoirs entre les différentes chambres. La question de la démocratisation de la vie politique se posait en termes pratiques. Le 26 juillet 1968, le gouvernement acceptait le principe de la fédération de deux Républiques, un parlement à deux chambres, la parité à la Chambre des Nationalités.

La troisième phase, qui consistait en la mise en œuvre et en la rédaction de textes constitutionnels, était prévue pour le 28 octobre, cinquantième anniversaire de la création de la Tchécoslovaquie. Le « Printemps de Prague » fut brisé le 20 août par l'invasion militaire des troupes du Pacte de Varsovie, commanditées par l'Union Soviétique.

La libéralisation du pays fut interrompue, mais le processus de fédéralisation se poursuivit. Le 1er janvier 1969, la Tchécoslovaquie devint un État fédéral de deux Républiques. La Constitution assurait l'autodétermination de la Tchéquie et de la Slovaquie, jusqu'au droit à la sécession. Les institutions, Conseil National Tchèque et Conseil National Slovaque, avaient des pouvoirs symétriques, et la parité était garantie au sein de la Chambre des Nationalités. La fédération se réservait des pouvoirs exclusifs sur les affaires étrangères, la diplomatie, les ressources naturelles et énergétiques, ainsi que la législation et l'administration. Les Républiques avaient des pouvoirs exclusifs en matière de santé, de culture et d'éducation. Elles mettaient en œuvre la législation fédérale.

Bien évidemment, le monopole du pouvoir restait centralisé aux mains du Parti Communiste. Les institutions républicaines et fédérales n'étaient que des apparences. Mais ces apparences entraient progressivement dans les mœurs et dans les décisions techniques. Au nom du principe de développement symétrique, le gouvernement fédéral engagea des investissements massifs en Slovaquie. Durant les années 70, la Slovaquie rattrapa une partie de son retard économique sur la Tchéquie. En 1948, le produit national brut de la Slovaquie atteignait 61,2 % de celui de la Tchéquie. En 1971, il était de 78,9 %. L'effort fut poursuivi au cours du cinquième plan quinquennal (1971-1976).

En 1985, Mikhail Gorbatchev, chef du parti communiste d'Union Soviétique, réalisa que le repli communiste était non seulement contre-productif d'un point de vue économique, mais qu'il devenait suicidaire d'un point de vue stratégique, diplomatique, culturel. Il lança une politique de restructuration économique, appelée Perestroïka, et une politique de libéralisation de l'expression, appelée Glasnost. Les leaders tchécoslovaques réagirent négativement. La dissidence tchèque était plutôt orientée vers la liberté politique, alors que la dissidence slovaque revendiquait plutôt la liberté religieuse. La répression anti-catholique s'exacerba en Slovaquie en 1988.

En 1989, lorsque Gorbatchev décida que l'Europe centrale n'était plus dans la sphère des intérêts soviétiques, les tensions apparurent dans tous les pays de l'Est. Le 17 novembre 1989, le gouvernement tchécoslovaque réprima brutalement une manifestation étudiante. Les Tchèques s'organisèrent au sein du Obcanske Forum (Forum Civique) présidé par Vaclav Havel. En Slovaquie la dissidence était moins politisée et moins organisée qu'en Tchéquie ; elle se cristallisa autour du VPN, Verejnost proti nasiliu (« Public contre la violence »), sans que l'on puisse décerner à ce mouvement un rôle moteur. Le 10 décembre, le régime s'effondrait et le 29 du même mois, Havel devenait le chef de l'État tchécoslovaque. En un mois, la « révolution de velours » avait renversé sans violence le régime communiste.


De la « Révolution de velours » au « Divorce de velours »

Dès décembre 1989, le VPN attira suffisamment de personnalités slovaques pour contrôler le gouvernement de la République. Un juriste du nom de Vladimir Meciar devint ainsi du jour au lendemain ministre de l'Intérieur. Personnage massif à la silhouette de boxeur, il avait suivi ses études à Moscou et Bratislava. Il avait été exclu du parti Communiste en 1970 pour avoir critiqué l'invasion de 1968. Le VPN l'avait choisi pour son énergie et son esprit de décision.

Meciar, organisateur exceptionnel, prépara dès les premiers mois de 1990 les futures élections, tandis qu'émergeait un autre parti politique, le KDH, Krestanske Demokraticke Hnutie (Mouvement Chrétien Démocratique). Le KDH éclata rapidement en deux tendances, nationaliste et modérée. Un parti indépendantiste, le SNS, Slovenska Narodna Strana (Parti National Slovaque) vit le jour juste avant les élections de juin 1990.

L'émergence des revendications nationalistes se nourrit d'une revendication qui, vue de l'extérieur, pourrait paraître insolite ou dérisoire. Dès l'assemblée fédérale du 30 mars 1990, les Slovaques avaient proposé une motion pour insérer un tiret dans le nom du pays, Tchéco-Slovaquie, comme cela se pratiquait en 1918. Le rejet de la motion par la majorité des députés tchèques et quelques députés slovaques provoqua des manifestations de masse à Bratislava, et la revendication séparatiste s'exprima au grand jour. Le 20 avril, le parlement vota en faveur de l'appellation « République Fédérale Tchèque et Slovaque ».

Aux élections tchèques du 8-9 juin, le Forum Civique obtint la majorité des vois (53,2 %). Aux élections slovaques, le VPN obtint 29,3 % des suffrages, le KDH 19,2 %, et le SNS 13,9 %. Les anciens communistes furent rejetés. D'après les résultats électoraux et les sondages, l'indépendantisme restait une revendication très minoritaire, et la fierté nationale des Slovaques aurait pu se satisfaire d'une solution fédérale et d'une reconnaissance de leurs droits par les Tchèques.

Meciar fut chargé de former le gouvernement slovaque, qui devait gouverner la Slovaquie jusqu'aux prochaines élections, prévues deux ans plus tard.

Les discussions s'engagèrent entre le gouvernement slovaque, le gouvernement tchèque, et le gouvernement fédéral. Les discussions furent âpres et il fut fait appel à des experts internationaux qui exprimaient des avis différents.

La première question portait sur la symétrie du partage des pouvoirs. Il existe des fédérations avec partage symétrique (USA, Allemagne, Autriche, Australie) et d'autres avec des partages asymétriques des pouvoirs (Canada, Belgique, Fédération russe). En cas de grandes différences de culture, de langue ou de religion, la recherche de la parité contient un risque de blocage des institutions, aggravé par les disparités de taille ou de population. Ce risque existait entre la Tchéquie industrielle et protestante, et la Slovaquie catholique, plus rurale, et deux fois moins peuplée.

D'autre part, pour arriver à une fédération équilibrée, il existait deux stratégies principales. La première était la dévolution : elle consistait à augmenter l'étendue des prérogatives des unités fédérées, dans leur propre domaine. La seconde était la « consociation ». Elle consistait à permettre aux composantes de jouer un rôle de plus en plus important dans le processus de décision au niveau central. Des stratégies mixtes étaient envisageables, comme en Belgique, mais l'échec stratégique conduirait logiquement à un affaiblissement des liens entre les unités fédérées, pour aboutir à une solution sur le modèle du Commonwealth britannique ou de l'Union Européenne.

La troisième portait sur les minorités nationales. Sur une population totale de 16 millions d'individus, le pays comptait 7,5 millions de Tchèques, 5,5 millions de Slovaques, et 3 millions de Moraves-Silésiens. En Slovaquie même, on comptait 600 000 Hongrois, 70 000 Polonais, et 60 000 Ukrainiens et Ruthènes. Dans les deux Républiques vivaient aussi plusieurs centaines de milliers de Roms, et subsistaient aussi 60 à 100 000 Allemands, reliquat des 3 millions d'expulsés après la guerre.

Des questions d'organisation pratique divisaient ceux qui considéraient que la rédaction de la nouvelle Constitution tchécoslovaque devait précéder la rédaction des Constitutions des deux Républiques, et ceux qui souhaitaient le contraire. Il fut convenu que Tchéquie et Slovaquie devraient entrer dans l'Union Européenne comme deux entités séparées. Le 1er janvier 1991, chaque République devint pleinement responsable de sa politique économique, et accédait au droit de nouer des relations diplomatiques spécifiques, parallèlement à la diplomatie fédérale.

Pendant les années 90 et 91, des manifestations et des rassemblements populaires furent organisés pour réclamer la souveraineté slovaque, en particulier par la vieille organisation culturelle Matica Slovenska (la Matrice slovaque), fondée en 1863, qui transcendait les frontières partisanes. Le parti nationaliste SNS popularisait lui aussi la perspective indépendantiste, mais ne réussit jamais à atteindre une réelle crédibilité.

Le nationalisme slovaque fut aussi attisé par la presse tchèque. Meciar était brocardé quotidiennement. Les moqueries et la condescendance envers les Slovaques étaient une tradition journalistique à Prague ; mais, chez un peuple qui retrouvait sa dignité, elles étaient devenues insupportables. Le tchécoslovaquisme apparut aux Slovaques comme un paravent des prétentions tchèques. Les historiens slovaques stigmatisaient un passé de relations inégales. Les sociologues montraient que la revendication identitaire tchèque était valorisée à titre de patriotisme et de culture, alors que la revendication slovaque était rejetée à titre de particularisme, cléricalisme, fascisme. Les économistes montraient que l'indépendance, contrairement aux affirmations des officiels de Prague, permettrait de rééquilibrer les comptes de la Slovaquie et de résorber le chômage. L'intelligentsia tchécoslovaque traita ces appels par le mépris. Le fossé se creusait entre les deux nations sans que l'entourage de Vaclav Havel n'y accordât d'importance.

Le 23 avril 1991, Meciar fut écarté du presidium par un vote du parlement. Alors que Prague se réjouissait de sa chute, des manifestations de 50 000 personnes furent organisées pour le soutenir. Les sondages révélaient que 91 % des Slovaques le considéraient comme « un garant du développement démocratique de la Slovaquie ».

Meciar créa son propre parti, le HZDS, Hnutie Za demokraticke Slovensko (Mouvement pour une Slovaquie Démocratique). Il prit position pour une confédération avec la République tchèque et adopta un ton résolument nationaliste, ce qui renforça sa popularité. Face à lui, les Tchèques restaient sur leur position fédéraliste, ce qui les faisait apparaître en Slovaquie comme des conservateurs sans audace et sans imagination, crispés sur leur pouvoir.

La diaspora, représentée par le Congrès Mondial Slovaque, appela en août 1991 à ne pas manquer une occasion historique d'accéder à la liberté et à la souveraineté étatique.

En septembre 1991, 30 000 personnes manifestaient à Bratislava pour un « État souverain », alors que 3 000 personnes manifestaient pour un « État commun » avec les Tchèques.

Aux élections du 5-6 juin 1992, le HZDS de Vladimir Meciar obtint 74 sièges sur 150. Le SDL, parti de la Gauche démocratique composé d'anciens communistes convertis au nationalisme, obtint 29 sièges. Le KDH s'effondra à 18 sièges et le SDS plafonna à 15.

En République tchèque, Vaclav Klaus avait suivi une voie parallèle à celle de Meciar. Issu du Forum civique, il avait créé son propre parti, l'ODS, Obcanska democraticka Strana (Parti civique démocratique). Il obtint la majorité des sièges au parlement tchèque. Il voulait aller vite pour démocratiser le pays et le propulser dans une économie de marché.

Dès le 8 juin, les représentants de Meciar et ceux de Klaus se rencontrèrent. Le mois de septembre fut accepté comme la dernière échéance possible pour un accord constitutionnel entre les deux Républiques. Ce pari sur le temps mit les deux partis devant la nécessité de s'accorder ou de se séparer définitivement.

Plusieurs incidents vinrent perturber les agendas. Au Parlement fédéral, les députés slovaques refusèrent de voter la réélection de Vaclav Havel, qui démissionna de la présidence tchécoslovaque. Le 17 juillet, le parlement slovaque proclama la souveraineté de la République. La confiance avait disparu et la discussion était devenue stérile. Les propositions de traités bilatéraux se perdaient dans d'interminables discussions. Le 25 novembre 1992, le Parlement fédéral vota la dissolution de la Tchécoslovaquie.

Le 1er janvier 1993, la République slovaque indépendante voyait le jour. Meciar devenait Premier ministre. Michal Kovac était élu président de la République le 15 février 1993. Le paiement des pensions d'un État à l'autre, ainsi que la reconnaissance des diplômes fut assuré. La propriété de l'État tchécoslovaque fut partagée en proportion du poids démographique. Aucune dispute territoriale n'existait entre Tchèques et Slovaques. La monnaie commune ne vécut que quelques semaines.

Deux ans après la séparation, le produit national brut des deux Républiques atteignait une croissance de 4 %.


Comment les Slovaques gèrent-ils le passé ?

La République slovaque actuelle est la « Seconde République Slovaque » (après celle de Josef Tiso). Le drapeau national actuel est celui de la première République. En revanche, la fête nationale du 1er septembre commémore... le début de l'insurrection de 1944.


Co-publié sur (voir le site) de Contre-culture : Enquêtes bretonnes sur les mythes français.
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Sources principales : A history of Slovakia. Stanislav J. Kirschbaum. Ed St. Martin's Griffin, New York, 1995.
Czecho/slovakia. Eric Stein. The University of Michigan Press. 2000.


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