Lancé en septembre 2013, le webmedia breton Ar C'hannad (Le messager) a cessé de publier des articles au printemps 2017. Bien que pas forcément définitif, cet arrêt de production de contenus relance le débat à propos de la survie de médias bretons indépendants. Il y a t-il une place en Bretagne pour un média embrassant l'intégralité du territoire breton et capable de critiquer, sans aucune auto-censure, les institutions et le fonctionnement, voire l'idéologie de la Ve république tout en donnant la parole aux régionalistes voire aux nationalistes ?
Ce n'était pourtant pas l'expérience qui manquait à l'équipe de départ puisque les deux fondateurs, le journaliste Erwann Lucas-Salouhi et un photographe travaillent tous les deux pour l'AFP. Alors que s'est il passé ?
Ar C'hannad avait décidé de jouer la carte des abonnements payants. Ils attendaient en fin de première année 3000 abonnés à 75 € par an (ou 45 € pour les étudiants et les chômeurs). Les abonnements n'ont tout simplement pas été au rendez-vous, pas suffisamment pour payer les journalistes décemment. Dix fois moins d'abonnements que prévus même nous a confié Erwann ! Sur la fin le webmedia était même devenu entièrement libre d'accès. Erwann Lucas-Salouhi a répondu à nos questions.
L'expérience a été très intéressante. J'ai énormément appris tant sur mon métier que sur les aspects adjacents à la tenue d'un site d'actualité. Cela m'a permis également de mieux connaître la région, les problématiques inhérentes, des choses dont je n'aurais même pas soupçonné l'existence à l'origine et de prendre ainsi encore plus conscience de la diversité et de la richesse de la Bretagne. Cela m'a également donné l'occasion de valider ce que j'envisageais en lançant Ar C'hannad, assez paradoxalement si on tient compte de l'issue. L'approche que nous avons souhaité avoir était intéressante, je pense, et collait aux possibilités offertes par un territoire avec une telle richesse. Au final, ce sont beaucoup d'enseignements et un épanouissement personnel certain.
Je ne pense pas que le modèle payant ne soit pas adapté en Bretagne. Il fonctionne dans d'autres régions, sur des territoires souvent plus petits, avec un bassin potentiel de lecteurs moins large. Nous avions pris le parti du modèle payant afin de garantir une indépendance d'une part et de pouvoir compter sur l'implication des lecteurs de l'autre. Mais pour y parvenir, il aurait été nécessaire de plus et mieux communiquer. Les conditions ne nous l'ont pas permis et c'est avant tout la raison de l'échec de l'expérience. Mais cela a également permis d'apprendre beaucoup, de pouvoir réfléchir sur ce qui fonctionne ou pas et d'envisager les choses autrement à l'avenir. Dans tous les cas, je continue de penser que le modèle payant reste la seule solution possible pour la presse en ligne, pour la presse tout court d'ailleurs, pour une simple raison : produire de l'information coûte de l'argent et mobilise des compétences, ça ne tombe pas du ciel et les lecteurs doivent en avoir conscience. Il est difficile de demander à la fois une information de qualité, variée et indépendante tout en espérant pouvoir en bénéficier gratuitement.
Je le pense. Au niveau national, des exemples comme Mediapart ou @rrêt sur Image le démontrent. Fakir, Reporterre, Orient XXI et beaucoup d'autres le prouvent également. Au niveau des territoires, les expériences de médias indépendant ne manquent pas. C'est donc possible mais ce n'est pas facile. Plus que les subventions, la problématique de la concentration des médias est un problème évident et pose question. Elle concerne d'ailleurs les médias en ligne également : Rue89, Atlantico, Huffington Post ou récemment Slate en ont tous fait les frais ces dernières années. Elle rend également l'existence de médias indépendants plus difficile pour une raison simple : même si les citoyens sont de plus en plus méfiants à l'égard des grands médias, ils continuent à leur faire confiance et ont le réflexe de les lire ou regarder lors d'événements importants. Le contexte n'est globalement pas facile pour les médias indépendants tant pour des questions économiques que de construction d'une réputation, qui prend forcément énormément de temps. Mais il y a des possibilités.
L'aide à la presse par l'Etat peut en partie être vue comme une concurrence déloyale. Elle a surtout échoué en définitive : elle n'a pas permis de garantir cette indépendance totale que l'on aurait pu espérer et l'on peut se demander si elle reste pertinente pour des titres qui appartiennent aujourd'hui à des grands groupes. Le problème étant qu'aujourd'hui, sans ces aides, de nombreux titres ne survivraient tout simplement pas. Le Point, L'Express, L'Obs notamment en touchent énormément et cela assure leur survie. Assez paradoxal d'ailleurs de la part de titres qui font régulièrement leur couverture sur les «profiteurs du système» et autres. Face à ces gros titres, qui disposent déjà de grosses rédactions, de beaucoup de moyens, d'une réputation ancienne et en plus de ces aides, il est évident que les médias indépendants partent avec beaucoup d'obstacles à surmonter. Ce n'est pas sans raison si aujourd'hui en Bretagne, l'immense majorité de la presse est rattachée d'une manière ou d'une autre au Télégramme ou à Ouest France. C'est la loi du marché qui s'applique.
Une des solutions passerait par un «argentier», avec le risque bien entendu que cela implique sur l'indépendance. L'autre solution est de savoir convaincre rapidement et de réussir à atteindre un équilibre minimal d'abonnés assez vite. C'est l'approche que l'on a eu pour Ar C'hannad mais nous avons fait des erreurs et les circonstances personnelles des uns et des autres n'ont pas aidé. Mediapart a pu démarrer parce que ses fondateurs disposaient de moyens, à titre personnel, et de contacts, cela les a aidés. Mais s'ils s'étaient trompés sur l'affaire Cahuzac, Mediapart n'aurait pas survécu. A l'inverse, le fait d'avoir «eu la tête» de l'ancien ministre du Budget leur a donné la notoriété nécessaire, avec une hausse significative des abonnements à la clé. La question du financement de départ est la question essentielle pour le lancement d'un Mediapart breton. Car faire de l'investigation implique de pouvoir payer des journalistes à plein temps pour qu'ils puissent le faire, cela demande des moyens. A titre personnel, c'est un sujet sur lequel je réfléchis toujours, je pense qu'il y a la place pour un Mediapart breton.
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