L’infatigable Tugdual Kalvez et sa mise à jour du Roparz Hemon

Interview publié le 20/09/21 19:54 dans Langues de Bretagne par Didier Lefebvre pour Didier Lefebvre
https://abp.bzh/thumbs/53/53469/53469_1.jpg
Tugdual Kalvez

À la veille de la 101e réunion de mise à jour du dictionnaire fondateur de l’écriture unifiée KLTG, nous avons rencontré Tugdual Kalvez, responsable de la section Langue & Linguistique de l’Institut culturel de Bretagne-Skol Uhel ar Vro, qui nous parle de son Pitidiko, et pas que.

Agence Bretagne Presse : Tugdual Kalvez, bonjour. Vous êtes entre autres responsable de la section Langue & Linguistique de l’Institut Culturel de Bretagne. Les lecteurs peuvent trouver ici votre biographie , étonnamment riche. Pouvez-vous nous la résumer ?

Tugdual Kalvez : J’ai commencé par de la poésie, en français d’abord, puis en breton. Le septième volume est en cours. La musique, ensuite, avec la création d’An Namnediz, en 1960, et l’édition de six disques. Quelques nouvelles en breton parues dans Al Liamm. « Brezhonegomp ! », un manuel d’apprentissage du breton en deux volumes, pour les classes de seconde et de première en lycée. Cinq études de toponymie communale, en français. Un glossaire du breton de ma commune d’origine, Ergué-Armel, et de la culture populaire du lieu au milieu du XXe siècle, tout en breton. Un dictionnaire bilingue de la philosophie, de 566 pages, etc.

ABP : Vous aviez reçu d’ailleurs le Collier de l’Hermine en 2009 pour l’ensemble de votre œuvre pour le rayonnement de la culture bretonne. Aujourd’hui, cette œuvre n’est pas finie, puisque vous vous êtes lancé, ainsi que les membre de votre section, dans la mise à jour et la modernisation de l’édition 2005 du dictionnaire de Roparz Hemon. Comment vous est venue cette idée folle ?

TK : Cette idée n’est pas de moi, mais du linguiste Albert Boché . Nous avons commencé à travailler tous les deux, à sa demande et par téléphone, lui étant devenu presque aveugle, ne pouvant plus conduire ni fouiller dans les livres, et moi consultant des ouvrages de référence à l’autre bout du fil. Nous avons étudié 35 pages de cette façon, en 2010. C’est alors que je lui ai proposé de faire de cette recherche le thème de la Section de Langue et de Linguistique de l’Institut Culturel de Bretagne ICB SUAV dont je m’occupais. Nous avons pu ainsi, élargir la participation à ceux qui étaient intéressés, et cela dure encore.

Pitidiko, le site de la mise à jour du Roparz Hemon

ABP : voulez-vous bien, s’il vous plaît, nous illustrer l’ampleur de ce travail avec quelques chiffres. En un mot, qu’avez-vous déjà fait, et vous en êtes où ?

TK : À ce jour, nous avons tenu 101 journées d’études de 6 heures et demi chacune, à raison de une par mois. La 101e a lieu ce 21 septembre. Nous avons étudié 605 pages de la partie breton-français, soit 79 %, et avons mis nos propositions sur internet. Le site Pitidiko a reçu, en 2020, la visite de 5.758 personnes et 12.577 pages ont été lues, cela sans publicité aucune, ce qui prouve l’intérêt qu’y trouvent nos visiteurs.

ABP : quelles sont vos méthodes de travail ? Chacun vient avec une proposition de modification, et vous recherchez dans la discussion un accord ?

TK : Nous travaillons en groupe. Nous passons en revue tous les mots du dictionnaire, dans leur ordre alphabétique. Certains ne posent aucun problème ; sur d’autres, si nous avons des doutes, nous échangeons sur les questions de l’un ou l’autre. La graphie, par exemple, qu’on corrige, si elle fait problème selon les règles phonétiques du breton, tout en conservant l’orthographe peurunvan de 1941, même si nous sommes partisans d’une modernisation limitée du système sur deux points essentiels: remplacer le -v final de certains mots (90 en tout) par un -w (ex.: braw, piw, etc) ; et, surtout, mettre une finale douce à la fin des adjectifs et des adverbes, qui facilitent la prononciation des débutants (ex.: braz qui fait brazig, blod > blodenn, perag > peragiñ, etc.). Nous revoyons aussi la ou les traductions ; les difficultés d’utilisation du terme, alors nous ajoutons des exemples, voire des comparaisons avec d’autres termes plus ou moins proches, etc. Parfois, nous ajoutons des mots qui manquent pour les besoins actuels, etc. Nous utilisons nombre d’ouvrages de référence, en breton ou en français, dictionnaires, études étymologiques, grammaticales ou syntaxiques, etc. Quand un mot continue à faire problème, on poursuit les recherches chez soi et on fait la synthèse à la réunion suivante.

ABP : avez-vous en tête un ou deux mots pour lesquels les discussions ont été longues, ardues ?

TK : Il y en a eu pas mal. Prenons le nom de personne Kaourintin (page 382), pour Corentin. Pourquoi cette écriture ? Elle est due à l’influence d’une forme latinisée Courentini de 1084. Or, cet anthroponyme procède du vieux breton cobrant, «secours», doté de la terminaison hypocoristique (forme affective et familière, abrégée ou diminutive, comme ici, d’un nom propre) -in, et signifie «secourable». La forme la plus proche des origines est co(b)rantin, le -b- disparaissant par la suite. Le nom de la ville Kemper Corantin de 1406 est donc le bon, qu’on modernisera en Kemper Korantin.

 Parfois, nous avons dû distinguer et préciser des mots différents construits à partir d’une même racine ; ainsi, page 439, kreiz (centre), kreizel (central, adj.), kreizelenn (une centrale), kreizelaat (centraliser), kreizañ (centrer), kreizenn (centre), kreizennañ (centraliser), etc. On finissait par moments par mêler les sens…

 Pell zo n’em eus ket bet diouzh ho kelloù

ABP : avez-vous eu quelques belles tranches de rire ?

TK : C’est arrivé. Ainsi, au mot keloù, Albert Boché nous a raconté qu’une femme de la bourgeoisie bretonne qui avait appris le breton, avait accueilli un jour un ami en déclarant à haute voix: - Pell zo n’em eus ket bet diouzh ho kelloù ! voulant dire - Il y a longtemps que je n’ai pas eu de vos nouvelles ; elle avait confondu keloù, «nouvelle», et kelloù, «testicules» !...

Le sérieux de notre recherche n’empêche pas l’humour

ABP : Nous pouvons tous trouver l’avancée de vos travaux sur le site Pitidiko . On y voit effectivement que la dernière lettre totalement achevée est le P. Pourquoi ce nom « Pitidiko », qui ne sonne pas très breton ?

TK : «Pitidiko» est la manière dont le linguiste breton Goulven Penaod nommait, avec humour, le dictionnaire de Roparz Hemon, mais il avait aussi beaucoup de respect pour l’énorme travail de l’auteur. «Piti» était la prononciation de «petit» par les bretonnants natifs d’avant-guerre s’essayant au français et «dico» la façon dont les collégiens nomment un dictionnaire. C’est une création bâtarde, certes, mais qui nous a semblé assez claire et facile à retenir. Le sérieux de notre recherche n’empêche pas l’humour.

ABP : pour conclure sur le Roparz, comme on dit ici, que représente pour vous le breton unifié, unification du breton dit KLT (Kerne, Leon, Tregor) et du G (Gwened/Vannes). On remarque d’ailleurs que « Roparz » s’écrirait aujourd’hui, selon ses propres règles « Roparzh ».

TK : Le K.L.T.G. n’est pas l’unification du breton, mais seulement de l’orthographe des mots. La langue conserve, par ailleurs, sa diversité d’expression. Par exemple, la lettre qu’on met à la poste, se dit lizer en K.L.T., mais liher en vannetais ; le mot s’écrit lizher en orthographe unifiée. La prononciation du locuteur reste celle de sa région. L’avantage est d’avoir une seule graphie pour plusieurs prononciations possibles ; chacun s’y retrouve.

Quant à Roparz, c’est un nom de personne d’origine germanique, Robert en français, dont l’équivalent vannetais est Roperh, avec une variante vocalique. Il ne donne pas lieu nécessairement à une unification orthographique, surtout en ce qui concerne le nom de famille ; c’est au choix de chacun pour le prénom, tout comme Arzela ou Arzhela.

ABP : Dernière question, si vous le permettez. Vous êtes un travailleur infatigable et vous fourmillez d’idées. N’auriez-vous un autre projet en ce moment sur le feu ?

TK : Oui, mais ce n’est plus un projet, puisque je viens de le terminer. Il s’agit d’un ouvrage de philosophie à la première partie bilingue: A-hed ma freder / Au long de ma réflexion, qui comporte 150 notes philosophiques destinées à faire réfléchir sur un certain nombre de thèmes. La seconde, plus longue, est une Histoire illustrée des philosophes bretons, depuis Abélard jusqu’à nos jours. J’en ai trouvé 42 de langue française et 18, essentiellement du XXe siècle, s’exprimant en breton, soit 60 au total. Le livre devrait paraître cet automne.

ABP : Tugdual Kalvez, je vous remercie et vous dis donc à bientôt, où je vous rencontrerai de nouveau à la parution de cet ouvrage.

TK : Kenavo deoc’h.


Vos commentaires :
Kristen
Vendredi 27 décembre 2024
Encore une N+1ième incitation à réforme orthographique...
Est-ce vraiment prioritaire en ce moment ?
Bravo évidemment pour le travail de notre langue.

Anti-spam : Combien font 1 multiplié par 9 ?