Dans un article du «Télégramme» daté du 22 novembre 2013 et repris par «Ouest-France», les historiens Alain Croix (Nantes), André Lespagnol (Rennes) et Fanch Roudaut (Brest) s'attaquent à ce qu'ils appellent « la manipulation de l'histoire » eu égard au récent mouvement populaire breton des Bonnets rouges.
Est critiquée en l'occurrence la référence à 1675 (que les auteurs n'hésitent pas à qualifier de « travestissement »). Mais de quoi parle-t-on ? Il n'est pas question des « faits », mais du symbole ! En effet, personne n'a jamais comparé «stricto sensu» la révolte actuelle à celle de 1675. Ce qui intéresse, ce ne sont pas « les faits » (savoir « ce qui s'est exactement passé hier »), mais leur dimension symbolique (en quoi la colère d'aujourd'hui rappelle celle d'hier : le « trop c'est trop » et le refus de la taxe « qui fait déborder le vase »).
Profitons-en pour nous débarrasser ici de l'histoire dite exclusivement « positive », c'est-à-dire uniquement factuelle, celle qui occupe nos historiens et qui, à vrai dire, n'intéresse qu'eux. Car l'histoire, encore une fois, est aussi symbolique, pour ne pas dire philosophique. Il suffit de lire Hannah Arendt (1906-1975) pour comprendre que l'on « relit » toujours le passé à partir d'un présent, lui-même « tiraillé par un avenir » (je ne sais « quoi faire aujourd'hui » si je ne sais « ce que je souhaite demain »).
Contrairement à ce que laissent entendre nos historiens « bretons », il n'y a aucune « récupération » dans le mouvement des Bonnets rouges et plutôt une relecture, c'est-à-dire une réflexion. Les Bretons d'aujourd'hui ne se « comparent » pas à ceux d'hier, mais se comprennent à travers eux.
L'attitude de nos historiens est un pur scandale. En outre, nous n'avons aucune leçon à recevoir de la part d'intellectuels « issus de l'université française, ayant ½uvré pour l'université française et défendant l'université française » (hélas plus que mesure). Intellectuels qui, pour certains, ont participé activement à la « débretonnisation » massive de Nantes.
Car après Quimper et Carhaix, il faudra encore aller à Nantes en janvier. En effet, l'histoire n'a pas fini de nous « appeler » et de nous « rappeler » à nous-mêmes, car à partir du 9 janvier 2014, nous célébrons les 500 ans de la mort d'Anne de Bretagne (comme les Français célébraient en 2012 les 600 ans de la naissance de Jeanne d'Arc).
Parlant de « manipulation », nos historiens se révèlent, dans toute leur splendeur, comme étant, eux, les « manipulateurs ». Ne nous privons pas ici de citer l'avant-dernière phrase de leur article :
« Manipuler l'histoire, tomber dans le populisme, n'a jamais aidé à résoudre de vrais problèmes. La preuve en est dans les efforts de récupération du mouvement [des Bonnets rouges] par l'extrême droite, ce qui devrait faire réfléchir ».
Dénonçons ici la malhonnêteté absolue, mais aussi l'extrême misère intellectuelle de nos historiens « du passé » ou « dépassés ». Comment peut-on considérer comme « preuve » d'une chose sa récupération par d'autres ? Peut-on imaginer plus affligeante considération ?
Cela nous rappelle « l'affaire Sylvain Gouguenheim » en 2008. L'historien, originaire de Lyon (on ne peut lui reprocher «a priori» « un penchant breton »), fait paraître à l'époque un ouvrage pertinent sur « la lecture d'Aristote au Mont Saint-Michel ». Problème : cela invalide la thèse (ou le dogme) selon laquelle Aristote n'est pas arrivé en Europe « par le nord », c'est-à-dire par les moines irlandais (qui ont évangélisé la Bretagne), mais « par le sud », c'est-à-dire par les Arabes (arrêtés comme on le sait par le mythique et inutile Charles Martel).
Les Français soutiendront toujours, à ce propos, que la rencontre eut lieu à Poitiers quand les Bretons pensent au contraire que c'est à Tours (« porte d'entrée de la Bretagne » selon Charlemagne). En l'occurrence, il ne s'agissait pas d'« Arabes », mais de Maures. Vieux débat du 19ème siècle, contemporain de celui portant sur l'identité de Descartes (1596-1650), plus proche, là aussi, de Poitiers selon les Français que de Tours.
Bref, il ne fallait pas avoir lu, en 2008, l'excellent ouvrage de l'Américain Thomas Cahill («Comment les Irlandais ont sauvé la civilisation»), paru en 1995, pour ne pas comprendre qu'il n'y a strictement aucun problème intellectuel à ce que l'½uvre d'Aristote soit passée directement de la Grèce à l'Irlande.
La carrière universitaire de cet historien lyonnais a été ruinée par un déferlement (d'une violence rare dans le monde universitaire français) allant inventer un passé « collabo » à ses grands-parents. Là encore : pur scandale d'une certaine « pratique de l'histoire » se reniant elle-même à ne pas reconnaître des faits qui s'imposent pourtant d'eux-mêmes.
Rappelons que le «Scriptorial» d'Avranches avait ouvert ses portes l'année précédente, en 2007, afin de présenter pour la première fois au public les fameux manuscrits du Mont Saint-Michel. Le problème était donc en 2008 que la vérité, innocente comme toujours, allait à l'encontre de l'idéologie.
Rappelons utilement ici à nos « historiens » que ce n'est pas en vain qu'une Charte des Bonnets rouges a été rédigée, soit pour éviter, précisément, toute « récupération » extrémiste. En outre, on remarquera que s'ils nous invitent à « réfléchir », ils n'ont aucun sens de la « réflexion », ou du « retour sur soi », puisque l'instrumentalisation qu'ils dénoncent est d'abord la leur !
Nous n'avons donc que faire d'une histoire passéiste et passive. L'histoire est symbolique, c'est-à-dire qu'elle dépend avant tout d'une vision, d'une interprétation, d'une perspective. Parfois même d'un état d'esprit ou d'une philosophie.
Nous n'avons que faire d'une histoire « désenchantée » (pour reprendre l'expression de Marx Weber) et « mortifère » (il faut relire Hegel à ce sujet, et si possible avec la fraîcheur avec laquelle on ne le lit plus aujourd'hui). Car une fois rappelés « les faits de 1675 », qu'ont nos historiens à dire sur notre histoire actuelle, c'est-à-dire notre présent ? Absolument rien : ils diront sans doute que ce n'est pas là leur fonction.
Simon Alain
■Une réponse à mon tweet:
«Révisionniste»?Qui ça, Alain Croix?Là C celui qui le dit qu'y est.A.Croix=historien #Bretagne
Ma seconde réponse:
Alain Croix, historien d'état jacobin, reproduit la voix de son maitre: Voir le site …
Ouroboros ou le serpent qui se mange la queue... Monsieur Alain Croix je le connais un petit peu, je l'ai eu comme contradicteur via FR3 au moment de notre opposition contre le projet profanateur : «Mais la bataille de Saint-Aubin du Cormier n'est qu'une petite bataille féodale locale et mineure sans importance» ... ??? Trente mille hommes en armes venus de dix nations européennes?! Une géopolitique bouleversée avec la perte d'indépendance d'un état souverain riche et évolué... et ce serait un conflit local et mineure sans importance? On préfère en sourire...
L'Université française ressasse ses poncifs et sert objectivement le modèle français qu'elle s'est construit. On a vu le même genre de réactions effarouchées quand quelques Savoisiens ont entrepris de contester la vulgate francophile de l'annexion. Ce n'est pas étonnant : les élites bretonnes sont dénationalisées et leur modèle historique évacue complètement la longue durée. Tâcherons pusillanimes, comme la plupart de leurs collègues et confrères, ils passeront à côté de l'événement et refuseront d'en reconnaître la portée nationale bretonne. Dépassés par les réflexes vitalistes de la base, ils reproduisent assez bien les réactions de ceux qui ont réprimé au XVIIe s. la révolte des Bonedoù ruz). Nous préférons les non-diplômés lucides aux verbeux en bocal. Que nos universitaires fassent des mises au point historiques, cela peut être nécessaire, mais qu'ils gardent pour eux leurs avertissements moralisateurs : leurs titres ne leur donnent aucun droit sur notre avenir. Leur vision de la Bretagne est après tout celle de leur milieu et leur intérêt pour le pays se réduit à leur «spécialité» de morticoles. Et cette vision exclu d'abord, comme nul ne peut l'ignorer, tout recours au nationalisme breton honni, qui est pour eux le mal absolu. (Et cela dure et se reproduit depuis des décennies. Nous payons ici le prix d'un décervelage séculaire relayé par l'enseignement primaire et secondaire : France gardienne des «valeurs républicaines», «fille aînée de l'Eglise», «oeuvre des quarante rois», «phare de l'humanité», ce sera toujours la même chose.)
La révolte dite des Bonnets rouges a été le symptôme d'une crise française. Elle anticipe Pontcallec, les émeutes du papier timbré, l'étouffement des Parlements, et illustre négativement la montée en puissance de l'Etat français totalitaire, vieux rêve programmé par les clercs de Philippe Auguste, sublimé par la Révolution de Paris, et enfin réalisé. (La France est une idée morale ordonnée à la destruction des peuples réels, y compris le peuple français d'Oïl.)
De toute façon, l'écotaxe ce n'est plus le sujet. Des manifestations de masse, surtout si elles sont assez éclectiques, disent toujours plus que les mots-d'ordre officiels. Elles disent, maladroitement parfois, et sans cadre solide pour assurer l'avenir de ce vaste mouvement : «Nous sommes un peuple».
Et c'est ça que beaucoup ne peuvent pas supporter.