Étudier la vie maritime des Bretons avant 1380 se heurte à une difficulté majeure, la rareté des sources.
Après cette date il y a l'étude magistrale d’Henri Touchard (1)
Les documents sont rares, les épaves ne se conservent pas sur nos côtes, surtout d'osier et de peaux comme l'étaient les Curraghs. Mais il y a César, le géographe Idrisi, Tacite, des trésors monétaires enfouis, des restes archéologiques tels que les cuves à Garum de Douarnenez, la pompe à eau douce d'Aleth, les barrages à poissons, etc., et des faits historiques, l'immigration des Bretons en Armorique, la conquête de l’Angleterre en 1066, sans oublier les Vies des saints bretons…
De cette pauvreté, l'historien Christophe Cassard (2) en déduit que les Bretons ont souvent tourné le dos à la mer car, selon lui, ce sont fondamentalement des terriens… Je ne le crois pas.
Je le crois d'autant moins que, visiblement, Cassard porte un regard désabusé et souvent négatif sur les activités bretonnes, maritimes, industrielles ou même politiques.
Voici un petit florilège qui vaut mieux qu'un long discours :
« Waroc s'approprie Vannes sans vergogne », car les Francs, eux, sont délicats et vergogneux !,
Il parle de « l'agonie des Britons » aux Ve/VIe siècles en Grande-Bretagne, affaiblis par les coups de boutoir des Anglo-Saxons, l'agonie précède la mort, mais le pays de Galles et l'Écosse sont pourtant bien vivants aujourd'hui, sans parler de l’Irlande celtique !,
« Les princes bretons, [sont des] monarques francs au petit pied », sans commentaires,
« déficience de l'esprit d'entreprise »,
« 26 malheureux (pêcheurs) bretons » à Bordeaux en 1410, malheureux vraiment ! (3),
« rareté et petitesse des villes », sans Nantes ni Rennes, of course,
« la parure monumentale vient de là (la pêche)… si appréciée par les touristes » !,
À propos des barrages à poisson, Cassard écrit, ces marins sont « des grappilleurs, des prédateurs » qui ne prennent aucun risque !
Toutes ces appréciations sont contestables car dans le commerce de l'étain, le sel, les toiles, le roulage et le fret maritime, la pêche, la Bretagne a oeuvré souvent aux premières places et ce n'est pas un hasard si cette « parure monumentale » en est aujourd'hui l'une des premières du monde par sa densité ! (4).
En outre, l'auteur insiste sur les « peurs paniques », « peurs ancestrale », « morts de peur », « détresse apeurée », supposées des marins bretons, surtout la sienne en vérité, qui veut nous faire partager une vision casanière, celle classique et « romantique » des érudits et du grand public, qui se rejoignent dans leur méconnaissance de la mer.
Pour avoir moi-même traversé la Manche à maintes occasions sur un petit voilier, je sais que l'entreprise est facile même si le respect, plus que la crainte, enrichit et constitue même l'aventure. En temps ordinaire, quand ils ne sont pas pris la nuit, dans le brouillard, dans le flot d'un courant de 4 noeuds, au milieux des brisants !, ce qui effraierait n'importe qui, ils considèrent leur bateau comme leur foyer et ne pensent guère au danger, de même que les zingueurs et couvreurs refusaient naguère de s'encorder sur les toits de Paris. Les 2.000 morts en mer de Paimpol - la population de la ville ! - n'ont jamais empêché les Bretons, aguerris ou non, fils de paysans ou de marins, de partir en mer… pour gagner leur pain, gloire à eux !
Non, la Bretagne, dont la flotte a égalé celles de Venise ou de la Hanse, quand elle fut autonome et libre de commercer, quand elle eut des princes pour la gouverner, eut peu de rivaux, eu égard à sa taille.
Henri le navigateur, le génial promoteur des découvertes et des explorations portugaises mourut en 1460, et peu de temps après, la Bretagne sous François II, perdait son indépendance dans la bataille de Saint-Aubin du Cormier (1488)... or les premières découvertes portugaises interviennent à partir de 1487/1488… deux hommes, deux nations, dont les destins se croisent.
Celtes et Bretons n'ont jamais cessé de côtoyer la mer, en peuplant les îles et les rivages - des pièces de monnaies coriosolite ont été trouvées à Jersey -, en exportant leurs métaux, plomb, étain, jusqu'en Méditerranée (une épave, retrouvée dans l'archipel des Sept Iles, contenait des lingots de plomb appartenant aux Brigantes et aux Icènes), en passant et repassant la Manche, « mer des Bretons » à l'époque, pour soutenir l'Empire au Ier siècle, puis au temps de Maxime/Conan et Constantin, pour aider leurs compatriotes (Ambrosius débarque en Armorique avec 12.000 hommes), en découvrant, les premiers l’Islande (des moines irlandais) et donc probablement le Groenland à 160 milles (290 km), en accompagnant Guillaume en Angleterre, en colonisant ou évangélisant l’Armorique (Riwal, saint Samson, etc.).
En l'an 1000, le souvenir des Bretons perdurait en Angleterre, en effet Edouard le confesseur considérait encore les Bretons comme ses propres sujets.
Les Bretons ont du talent pour la mer, sans aucun doute, et, s'ils ne furent pas des Hollandais, tout au long de leur histoire la guerre et les dévastations furent leur quotidien et cela ne les a pas aidés : chute de l'empire, invasions barbares, piraterie, raids vikings, guerres avec la France, guerre de succession, deux guerres de cent ans (5), guerre de la Ligue, désintérêt dramatique de la France pour la mer (après 1532), quand on songe que Louis XIV ne vint jamais à Brest !
Ceci dit, qu'apprend-on dans cet ouvrage ?
Passons sur César et la célèbre bataille qui le vit battre les Vénètes, rien de nouveau à l'ouest, car ces magnifiques bateaux aux voiles de cuir, aux ancres de fer, aux murailles de chênes - qui valaient bien ceux des Vikings - ont péri entièrement… certainement en est-il qui reposent encore sous les laisses fangeuses de la petite mer...
C'est l'hagiographie ou les vies des saints qui renseignent le plus sur les embarcations employées avant l'an mille, notamment pour atteindre Llydaw (de Lètes) ou la terre promise, dans des curraghs sans doute. Ce sont d'excellents bateaux, les dériveurs de jadis, légers à la rame aussi bien qu'à la voile, aisés à transporter sur terre, mais qui, non pontés, peuvent rapidement se remplir d'eau de mer et couler, il leur faut donc un lest de pierres et mieux encore, un lest d'une seule pièce plus facile à ôter ou à repositionner dans les mers fortes, une stèle tronconique par exemple telle que celle de Ploneour-Lanvern ?
Curragh se dit Curuca en latin, ce qui a pu donner caraque puis caravelle… Gildas en parle ainsi que Giraud de Cambrie, les vies de saint Gwenael et de saint Brandan et de saint Efflam (Corrio), noter que coriosolite semble inspiré de corrio, quoique d'aucuns pensent que le préfixe signifie « armée ».
Sainte Enora rejoint Efflam dans un « ouvrage en cuir ». Dans la Vie de saint Malo on évoque Korea (île/bateau), saint Eparchius vit des navires bretons en Gironde, saint Pol embarque, quant à lui, dans un ratis, qui possédait plusieurs voiles, sainte Ninnoc voyage avec sept navires, saint Lunaire embarque avec 72 disciples, saint Samson désarme son navire et le pose sur un chariot pour cheminer à terre ; dans la Vie de saint Jean l'Aumonier on parle d'un navire venant d'Égypte
Preuves de la vitalité des Bretons sur mer, La Corogne, en Espagne, (de carina ?) s'appelait Portus britannae au IVe siècle. La Manche se nommait « la mer de Bretagne ». Pomponius Mella situait l'île de Sein dans la «mer britannique» et saint Hilaire de Poitiers dit que l'Aquitaine était baignée par cette mer. Le Guide du pèlerin de saint Jacques, du XIIe, parle de «mer britannique» au large du pays Basque.
Dans ce livre on apprend en outre que l'empereur Frédéric Barberousse fut encalminé au large de la Bretagne, en 1147, que Richard Coeur de Lion nolise (loue) quelques nefs de Bretagne en 1190, qu'une « dame rouge de Bretagne » savait les lais et les chantait à Guillaume le bâtard, à Barfleur avant la traversée de la Manche, que le fameux Montjoux de Nennius, délimitant l'antique Armorique, ne serait pas le Grand saint Bernard, mais le Lendit, sanctuaire des Gaulois près de saint Denis (6).
En fin du compte, Cassard ne porte pas un regard bien enthousiaste sur cette aventure bi-millénaire des Bretons sur les mers et je ne partage pas sa vision pessimiste. Il accorde beaucoup trop d’importance aux contes et légendes, aux peurs, au mépris réservé aux Bretons de la capitale, traite légèrement de la translation du corps de saint Matthieu, ne parle pas de la participation des Bretons à la Bataille de l'Écluse, etc.
Mais, lisez ou relisez sur ABP mes « Chroniques sur l'histoire maritime de la Bretagne » et vous verrez qu'on peut porter un tout autre regard sur cette épopée, la tessiture des faits n'est pas si légère ...
1. Henri Touchard, Le commerce maritime breton à la fin du Moyen Âge, voir (voir le site)
2. Jean-Christophe Cassard, Les Bretons et la mer au Moyen Âge. Des origines au milieu du XIVe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998.
3. Dans (voir notre article) je trouve en 1308-1309, 129 bateaux bretons qui accostent à Bordeaux, soit 19 % du trafic.
4. Sur le patrimoine breton (voir notre article)
5. Sur les guerres de cent ans : (voir notre article)
6. Le Lendit (L'endit), fut un grand sanctuaire des Gaulois, «l'ombilic de la Gaule »; ce serait d'après l'historienne Anne Lombard-Jourdan, le Mont Joux qui avec Quentovic et Cruc Occident (Menez-Hom) délimitaient l'Armorique gallo-romaine.Entre Montmartre et Saint Denis, dans la plaine de Saint Denis, il y avait un temple de Mont Joie, encore visible en 1565, sur l'ancienne route de l'étain, entre la Grande-Bretagne et l'Italie; un «perron» aussi, de pierres plates, tumulus ou cromlech ? saint Geneviève se serait reposée sur ce perron, estrade que Charlemagne utilisa à son retour d’Espagne. Le Lendit c'était l'équivalent du Tara Irlandais ou de Delphes en Grèce. (voir le site)
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