L'historienne anglaise Keats-Rohan (2) a étudié minutieusement le Domesday Book, (3) dénommé aussi « Livre du Jugement Dernier » en raison de son autorité : un formidable inventaire des ressources fiscales et des fiefs du royaume d’Angleterre, réalisé en 1085/1086, à l’instigation de Guillaume le Conquérant. La liste des tenanciers, barons ou landholders qui apparaît dans ce document révèle la présence de nombreux Bretons. Certains possédaient déjà des terres en Grande-Bretagne avant 1066, d'autres furent récompensés et pourvus de fiefs à la suite de la conquête. A l’époque de Guillaume le Conquérant, des Angevins et Poitevins détenaient des terres en Angleterre ; il y avait aussi des mercenaires flamands, quelques Picards, Francs, Allemands et Danois, mais après les Normands, le contingent breton était le plus important. (4 et 8)
Ces Bretons de Grande-Bretagne n'avaient pas tous la même origine et les mêmes allégeances. Certains étaient liés au duc de Bretagne, d'autres moins. Néanmoins, comme nous allons le voir, ces Bretons jouèrent un grand rôle dans la politique anglaise et dans le destin d’Albion.
Avant 1075, il y avait trois groupes de ces propriétaires bretons en Angleterre. Après la « Révolte des comtes » (9) dite aussi « révolte bretonne », il n'en resta que deux, car la rébellion de Raoul de Gaël, comte de Norfolk, et de ses vassaux bretons, entraîna la destruction de l’un de ces groupes. Le père de Raoul était conseiller d’Édouard le Confesseur et possédait des terres dès avant la conquête normande, ce qui explique peut-être cette révolte. Mais le complot fut déjoué et, pour éviter l’exécution, Raoul dut fuir en Bretagne où il joignit une action contre le duc Hoël II de Bretagne. En 1076, Hoël II et Guillaume le Conquérant investirent Dol, mais le siège fut levé par le roi Philippe Ier de France. Guillaume Le Conquérant subit là une défaite. Néanmoins, les propriétés britanniques de Gaël et des siens furent redistribuées en partie au profit d'un autre Breton, Alain le Roux de Richmond, (5) fidèle à Guillaume le Conquérant et conseiller du roi.
Alain Le Roux, cousin de Guillaume, fut le plus important et le plus riche des Bretons de Grande-Bretagne et le troisième plus riche baron d’Angleterre. Il participa à la conquête de l'Angleterre et a probablement gagné l’honneur de Richmond après la « révolte des comtes ». Il était un des nombreux fils d'Eon de Penthièvre, qui tenta d'arracher le pouvoir des mains de son neveu Conan II.
Un frère d'Alain, Comte Brian, détint des terres dans le Suffolk et dans l’ouest. (7)
Un dernier clan breton était composé d'hommes originaires de seigneuries de Dol, Combourg et Fougères. Les plus importants ont été un Fitzbaderon, (4) lord de Monmouth et Raoul I de Fougères, qui se lia par mariage à la famille du Conquérant. Les terres de ces Bretons se trouvaient dans les comtés de Hertfordshire, Gloucestershire, Devonshire (l'honneur de Totnes). D'autres Bretons avaient aussi de vastes propriétés en Cornouailles, Dorset et Somerset.
Les seigneuries de Dol, Combourg et Fougères voisinent l'Avranchin et le comté de Mortain en Normandie. Guillaume le Conquérant était suzerain dans cette région. Des liens existaient entre ces Bretons et les hommes de l'ouest de la Normandie. Mais les seigneuries de Fougères et de Vitré regardent aussi vers le Maine. En 1063, Guillaume le Conquérant avait conquis le Maine puis il lança une campagne punitive contre les Bretons, dont il n'avait pas apprécié les raids dans le Maine, habitude prise dès avant l'an 1000 ; mais les Normands battirent en retraite.
Cette attaque normande fit l’unité autour du duc Conan II tandis que Riwallon de Dol qui soutint les Normands en 1064, passa pour un traître. Pour un Breton, appuyer une agression étrangère contre la patrie bretonne n'était pas tolérable ; car parmi les peuples du Moyen Âge, les Bretons eurent une haute conscience de leur culture et de leur nation. Au XIe siècle les seigneurs du nord-est de la Bretagne se signalaient dans leurs chartes comme « Haimo patria Brito » ou « Riuallonius Britannicus gente ». Cela peut expliquer l'hostilité de certains chroniqueurs normands envers eux. Plus tard, Henri II (1154/1189) d’Angleterre découvrit que de nombreux Bretons qui avaient combattu pour lui, s'opposèrent par la suite à ses agressions contre la Bretagne.
Après la mort de Guillaume le Conquérant, il y eut un conflit ouvert entre ses fils, qui prit fin quand Robert Courteheuse fut défait à Tinchebray en 1106. Henri I en profita pour redistribuer des terres, notamment à Alain FitzFlaad (sénéchal de Dol, de cette famille bretonne FitzAlan est issue la maison des Stuart), tandis qu’une part du Warwickshire fut donnée à un autre Breton, Guigan Algason. Une classe administrative fut crée par Henri I, qui promut des hommes de petite noblesse comme shérifs et responsables locaux. Beaucoup de ses fidèles venaient du Cotentin et du nord-est de la Bretagne ; Henri récompensait ainsi ceux qui l'avaient aidé et soutenu durant les années de lutte.
En 1086, il restait deux partis chez les Bretons anglais. Le parti Dol/Fougères, face aux Penthièvre-Richmond. Avant Brian Fitzcount, le groupe de Dol n’eut aucun dirigeant d'envergure à l’inverse du clan d'Alain de Richmond. L’accession au trône d’Henri I (1100/1135) fut un tournant pour les Bretons. L'alliance de la maison ducale bretonne avec celle d'Anjou détermina le cours futur des affaires bretonnes et anglaises.
Il existait une communauté d'intérêts entre les Bretons Dol-Lamballe et Robert de Mortain. Mais ce groupe survécut à la chute de Guillaume de Mortain à Tinchebray en 1106 (7), et ensuite leurs rangs furent gonflés par les recrutements d'Henri I. Leur leader devint Brian Fitzcount, fils d'Alain Fergant, favorisé par Henri I, conseiller du roi, un des plus riches barons, qui devint le plus fidèle partisan de Mathilde l’Emperesse, choisie par Henri I.
Car, sans héritiers légitimes, Henri I chercha un successeur. Les candidats étaient Mathilde l’Emperesse, épouse du roi Henri V, et Étienne de Blois. Henri I obligea ses barons à reconnaître Mathilde l’Emperesse comme héritière (mariée à Geoffroy Plantagenêt d'Anjou).
Les Bretons de Dol se sont déclarés pour Mathilde l’Emperesse en 1139. Leur chef, Brian FitzCount, fut critiqué car il était témoin dans les chartes du roi Étienne, mais il avait des liens familiaux avec l'Emperesse et devait sa richesse à Henri I. En outre, il était prêt à prendre des risques car il n'avait pas d’héritiers directs. La réussite de la cause angevine et des Plantagenêts doit beaucoup au soutien de ce groupe.
A l'inverse, Alain de Richmond et ses vassaux ont soutenu Étienne de Blois. Après la mort d'Alain III de Richmond, la situation des Bretons d’Angleterre changea radicalement. Il n'y avait personne pour prendre sa suite car aucun des barons de Richmond ne reçut les faveurs d’Henri II.
Les partis Bretons avaient maintenant disparu, du moins, avaient-ils enterré la hache de guerre. Par la suite, Henri II Plantagenêt réussit à maintenir son « Empire angevin », sous la suzeraineté du roi de France. La Bretagne, plutôt que la Normandie, figura en bonne place dans les intrigues du roi d'Angleterre contre le roi de France, durant le reste du Moyen Âge.
Les Bretons d’Angleterre, des différentes allégeances, ont pu faire pencher la balance du pouvoir d’un côté ou de l’autre, car ils représentaient peut-être un quart de tous les hommes occupant les charges en Angleterre.
D'après l'historienne Keats-Rohan, parmi les grands propriétaires recensés dans le Domesday Book, à l'exclusion des ecclésiastiques et des Anglo-saxons, il y avait 206 Normands, 25 Bretons et 18 Picards. (voir le tableau en pj). Le propriétaire foncier le plus important parmi ces Bretons était Alain de Richmond, dont le comté éclipse ceux de ses concurrents les plus proches, Brian FitzCount et Baderon de Monmouth.
Notes
1. Lire article en anglais de Keats-Rohan : (voir le site)
2. Katharine Keats-Rohan, née en 1957, historienne
4. Des études isolées de ces groupes ont été faites par J.H. Round : “The origin of the Stewarts”, Michael Jones : « Notes sur quelques familles bretonnes en Angleterre après la conquête normande”, Le Patourel : « The Norman Empire”, H Guillotel : « Une famille bretonne au service du Conquérant, Les Baderon », P. Flatrès : “Les Bretons en Galles du XIe au XIIIe siècle”, Orderic Vital, etc.
5. Alain le Roux possédait 440 seigneuries, il est souvent confondu avec Alain Fergent, duc de Bretagne, chez Wace notamment. Philip Beresford et William D. Rubinstein désignent Alain le Roux comme le particulier le plus riche d'Angleterre de tous les temps. En valeur actuelle, sa fortune serait de 117 milliards d'euros.
6. En 1106, Henri I rattache la Normandie à l’Angleterre
7. De même, Geoffroy de La Guerche reçut des domaines dans les comtés de Leicester et de Warwick
8. William the Conqueror and the rulz of the Normans, by Frank Merry Stenton, M.A. Late scholar of Keble College, Oxford : (voir le site)
9. Et même « dernière révolte anglo-saxonne » ; les motifs n'en sont pas clairs
10. Voir aussi mes articles ABP « les Bretons faiseurs de rois » et « les Bretons dans l'alliance anglaise »
■Une part majeure de notre histoire qui est totalement absente de nos livres et nos esprits!
Par contre, je trouve dommage que l'on passe un peu rapidement sur Alain le Roux et son Domaine, l'Honneur de Richemont.
Domaine qui était le plus puissant et le plus riche domaine d'Angleterre au point d'être économiquement plus puissant que la Bretagne elle-même!
Et qui sauf erreur, restera dans les mains bretonnes jusqu'au 15ème siècle!
Le magazine «Manoirs et Chateaux» de Bretagne a fait un très bon reportage sur le sujet, expliquant bien comment la possession bretonne de ce domaine à joué dans les relations entre la Bretagne et l'Angleterre, au point que les Bretons «Arthur 1er de Bretagne» pouvait prétendre au titre de Roi d'Angleterre... s'il n'avait pas été assassiné par son oncle Jean sans Terre! Ce qui aurai unie les 2 Bretagnes, changeant probablement la géopolitique des siècles à venir!
Il est grand temps que les Bretons apprennent leur histoire, même quand elle se passe hors des frontières de la République indivisible, et surtout quand cela concerne l'île de nos origines!
De la Reine Boudicca, les Légions Bretonnes de l'Armée de Bretagne, à Alain le Roux et Arthur 1er, jusqu'aux Bretons retraversant la Marche en 1940!
« Je trouve que ce serait une belle et bonne campagne médiatique que de demander, nombreux, à sa gracieuse majesté Élisabeth II, que la couronne britannique nous accorde la nationalité britannique ! » Cela ne manquerai pas de retenir l'attention internationale.
Et d'exiger de l'état français qu'il ne fasse pas obstacle aux demandes des Bretons, quand il y a tant de « Français » bardés de tant de nationalités différentes, sans que nous sachions vraiment laquelle leur importe le plus, et lesquelles seraient …disons de confort!
De petite et de grande BRETAGNE, nous sommes ! Ni migrants, ni fuyards nous ne sommes, mais BRETONS des Shetland à Montaigu !
Merci Marc Patay pour cet artcle.
L'idée de demander à Sa Très Gracieuse Majesté de nous accorder la nationalité Britannique est me semble t il très bonne.
Personnellement je suis pour ce genre d'action «symbolique» et pacifique, surtout si elle est faite en masse!
J'y mettrai, cependant, juste un bémol. Il faudrait que cette demande soit étayée et faite en masse!
Cependant, je suis partant pour tenter l'aventure, à condition d'avoir un «courrier type», ne pouvant de par mes connaissances limitées sur le sujet, écrire un tel courrier.
De même avec l'Écosse. Il me semble avoir lu que tout français pouvait demander la nationalité écossaise jusqu'à De Gaulle.. peut-être est-ce une autre piste à creuser...