Nous disposons d’une intéressante description du goulet de Brest dans les fragments qui nous sont parvenus de la « Legenda S. Goeznovei », texte hagiographique en prose latine consacré à la vie et aux actes mémorables du saint breton Goëznou († en 675), dont la datation fait débat mais qui pourrait bien remonter à l’extrême-fin du XIIe siècle et son auteur être un brillant lettré ecclésiastique du nom de Guillaume le Breton, qui fut chanoine de Saint-Pol-de-Léon et de Senlis, puis chapelain et chroniqueur de Philippe-Auguste.
Guillaume insiste sur l’installation de Goëznou, à son débarquement de Bretagne, aux confins de l’ancienne cité des Osismes (= Brest), où le saint bâtit d’abord un ermitage puis un monastère grâce au financement généreux du comte Conomor, habituellement vilipendé pour ses exactions. Il brosse un portrait fort érudit du lieu, prenant en compte la principale ‘merveille’ digne d’intérêt de l’endroit, suivant un procédé classique de la narration géographique depuis l’Antiquité, assorti de quelques tentatives d’explications étymologiques du goulet, de la ville, du peuple gaulois, et d’une considération historique sur le déclin de la cité en son temps, si puissante jadis.
Voici ce qu’il en dit :
« Il y a dans cette région un goulet [ndl. ‘couloir marin’ maris transitus], court et étroit, qui donne passage d’Agma [= act. pays d’Ac’h] vers Cathronia [= act. Crozon]. Son nom est Munlgul et signifie ‘la gorge marine’ (maris gula) ou ‘la mauvaise gorge’ (mala gula) car, les terres se rejoignant presque en ne laissant qu’un passage très étroit, le reflux de l’Océan y court sans arrêt avec une très grande rapidité. Et, à la sortie de cette gorge, il crée un très grand plan d’eau en forme d’étang qui se divise en de nombreuses plages et rades. D’après la rapidité avec laquelle la mer flue et reflue sans cesse à travers ce goulet, cet endroit est appelé Occismus, car le grec ὠκύς signifie ‘rapidité’ en latin, et Occismus peut être traduit à bon droit ‘mouvement rapide’. Les peuples des alentours sont appelés Osismes, et leur cité, tant la ville que le pays, est appelée Légione car, selon un usage antique, on y trouvait toujours 6666 guerriers, soit l’effectif d’une légion selon les Romains. De là vient qu’on la trouve nommée dans certains textes la Cité des Légions. Cependant, par après, par abréviation de son nom, le pays fut appelé Léon. Et maintenant, à cause de ses péchés, cette ville, réduite au rang de la plus humble place, est privée de nom et d’existence. Elle a presque cessé d’être une ville et porte le nom de Brest-sur-la-Chevrette. Par ce nom, elle semble pleurer sa misère. En effet, la profondeur de sa déchéance est proclamée et par le nom du fleuve au-dessus duquel elle se trouve et par le nom de sa dignité perdue, dont la brève existence est commémorée par ce même nom. Le confluent fluvial de la Chevrette et de la mer, près de centre de cette ville, procure cependant aux navires un havre sûr et agréable. Elle protège d’une barre en forme de faux un port tranquille des fureurs de la mer. Dans cet espace assez grand, comme dans une embouchure, les navires engagés ne craignent pas d’être éprouvés par la fureur des vents ni par l’assaut des vagues » (1).
On observe ici que le Goulet de Brest était désigné anciennement par le nom breton d’un vaissel à boire – Munlgul, compromis assez barbare entre la forme du v.-br. muncul ayant pour sens premier ‘vase rond à col étroit’ (glosé lenticulam dans Orléans, Bibl. mun. ms. 221 [Xe s.], fo 75, gl. 138) et la forme m.-br. mulgul (2) - en même temps qu’il est identifié à un lieu où les courants contraires sont donnés pour faire de continuels allers et retour (per gulam illam mare incessanter fluit et refluit). Les tentatives de traductions latines de muncul (composé de mŭn ‘cou, col’ et cul ‘étroit’), à défaut d’être étymologiquement correctes, sont significatives des conceptions populaires ou érudites s’y rattachant : les deux exploitent un jeu d’homophonie entre le latin gula ‘gorge’ et le breton « cul » pour renvoyer à une extension de sens prise par muncul en ‘goulet’. La première, maris gula, est vraisemblablement l’interprétation la plus ancienne puisqu’elle rapproche phonétiquement le premier terme mun - évolué probablement en mur avant le changement du n en l - du latin mare pointant la nature maritime de cette gueule ; la seconde, mala gula, apparaît un peu plus tardive et tente d’assimiler le m.-br. mul au lat. mala pour exprimer le caractère néfaste et périlleux de ce couloir de navigation.
Ce toponyme breton usant de l’image métaphorique d’un vase ‘marin’ pour désigner un maris transitus ‘couloir marin’ participe d’une conception culturelle traditionnelle partagée des populations insulaires tant gaéliques que brittoniques : les zones où circulaient des courants contraires (estuaires, confluents, marmites, maelströms) étaient identifiés dans la toponymie à des chaudrons, cuves, sacs, etc., merveilleux, tenus pour des omphalos aquatiques d’où sortaient, retournaient, tourbillonnaient et s’équilibraient harmonieusement les courants contraires des eaux matricielles créatrices ou destructrices de toute vie et richesse. Et il est avéré qu’en Irlande, cette représentation était solidaire de l’ancienne théologie païenne : la création et le patronage des forces aquatiques antagonistes, et des zones marines ou fluviales où leur opposition s’exprimait, sont un élément important du culte du dieu Dagda bien mis en valeur dans différents fragments conservés de sa mythologie et son fameux chaudron d’abondance, prototype mythique de tous les chaudrons royaux utilisés lors des quatre grandes fêtes du calendrier gaélique pré-chrétien, faisait l’objet d’une étroite relation à la mer et était probablement considéré comme un maëlstrom marin (3).
Cette parenthèse érudite porte la marque de fabrique de Guillaume et de son temps, comme les autres parenthèses qui s’intercalent entre les morceaux de facture plus traditionnelle livrant la chronique des actes du bienheureux Goëznou. Elles répondent à une logique et ont une importance relative dans la composition : elles contextualisent le saint dans un espace et un temps, l’intègrent dans l’histoire et la géographie de la Bretagne. Remercions Guillaume pour ce trait de culture savante qui l’a conduit à nous archiver une donnée toponymique bretonne (rajeunissant peut-être un ancien toponyme gaulois osisme ?) en relation avec le territoire de Brest, restituant l’appréhension celtique traditionnelle, culturelle et religieuse, d’un phénomène aquatique particulièrement vénéré.
Cette notice reprend les éléments d’un article de Valéry Raydon et Claude Sterckx, paru dans l'ouvrage intitulé «Hagiographie bretonne et mythologie celtique» (octobre 2016) que nous avons précédemment présenté ici même (voir notre article). Il s'agit d'un livre collectif réalisé sous la supervision d'un comité scientifique de premier plan et qui compte parmi les auteurs l’hagiologue André-Yves Bourgès, l’écrivain Bernard Rio et le médiéviste Philippe Walter.
Nous vous rappelons qu'en vous procurant ce livre - il existe aussi une version ebook (format PDF) -, vous soutenez l’action d’une maison d’édition spécialisée dans les questions religieuses bretonnes et mythologiques celtiques et vous participez directement à la valorisation et à la compréhension de la culture et de la religion celtique.
(1) « Legenda sancti Goeznovei », § 4, éd. et trad. fr. G. Le Duc et C. Sterckx, « AnnBr », 78, 2, 1971, pp.279-280 et 281-282
(2) J. Loth, « RevCelt », 32, 1911, p.306; L. Fleuriot, « Dictionnaire des gloses en vieux-breton », 1964, pp.261-262; Gw. Le Duc et C. Sterckx (éd. et trad. fr.), art. cit., 1971, p.283; B. Tanguy, « in Mélanges Léon Fleuriot », 1992, p.230 et « Bretagne magazine », 15, 2002, p.16.
(3) V. Raydon, « Le chaudron du Dagda », 2016.
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