Le chien noir, de l'Egypte à la Bretagne armorique

Chronique publié le 19/12/13 13:55 dans Histoire de Bretagne par marc Patay Lejean pour marc Patay Lejean

On raconte qu'autrefois, dans les chemins creux de Bretagne, près des voies antiques, sur des montagnes délaissées, au Méné-bré ou à Castennec, site de l'ancienne Sulim, là où se pratiquaient d'anciens rites païens, où se dressaient des gardes romaines, près des marais de Brennilis ou du Mont-Saint-Michel, à la nuit tombée, il n'était pas rare de rencontrer un sinistre chien noir de taille peu ordinaire et aux yeux flamboyants. Cette bête hideuse tenue fermement en laisse par un homme courageux ou un prêtre qui allait la noyer au Youdig, dans les montagnes d'Arrée, etait rarement bienveillante. C'était en réalité un démon dans lequel s'incarnaient les âmes damnées (1), celles des personnes mauvaises, des morts malfaisants qui tourmentent sans repos les vivants et qu'il a fallu conjurer.

Seul un prêtre «habile, déterminé et sûr de sa science» (A Le Braz) parvient à vaincre le fantôme, le rendre docile et à le faire entrer dans le corps d'un animal, un chien noir, qu'il suffira ensuite de noyer.

Dans «La légende de la mort», Anatole le Braz rapporte plusieurs histoires de chiens noirs, de conjures et de conjurations. Une fois, l'on vit près de Pleyben un homme tenant fermement en laisse un énorme chien noir … qui ne laissait pas d'empreintes ... Dans le «conjure de Tadic-coz», un chien noir maléfique, promené de paroisses en paroisses, finit englouti dans le vestibule de l'enfer, au Yeun Elez (marais de l'enfer), dans un vacarme de sifflements et de détonations !; Dans «La fille à la robe rouge», c'est le recteur de Saint-Rivoal qui prend en charge la bête dans laquelle la revenante, Marie-Jeanne Perennou de Plogonnec, s'était incarnée. voir aussi Paul Sebillot (21)

Dans le poème «Merlin-devin» du Barzaz Breizh, Hersart de la Villemarqué écrit :

«- Merlin, Merlin où allez-vous si matin avec votre chien noir ?

- iou, iou, iou, etc

- Je viens chercher le moyen de trouver par ici l'½uf rouge, l'½uf rouge du serpent marin, au bord du rivage, dans le creux du rocher

- je vais chercher dans la prairie le cresson vert et l'herbe d'or»

Et plus loin, «Merlin ! Merlin ! Convertissez-vous, il n'y a de devin que Dieu». C'est se moquer d'un Merlin désormais sans prestige.

L'enchanteur Merlin pouvait aussi se changer en chien noir. On le voit errer parfois dans les marais du Mont Saint Michel (8).

Notons que le loup de saint Hervé est appelé Ki Gwen, chien blanc ! (2), la couleur du sacré.

Rivod, le tyran breton du 6è siècle, assassina son frère Miliau, roi de Bretagne, puis fit couper la main droite et le pied gauche de Mélar (saint Mélar); afin d'expier ses crimes (3) il fut changé en chien noir à Plouzelambre. On a vu le chien noir près de Pontivy se jeter dans les jambes des voyageurs et les pousser dans la rivière (4), de même qu'à Quimper, où il précipite parfois des bonnes gens dans l'Odet (5); Octave Mirbeau, qui fit des études au collège des jésuites de Vannes, montre comment un père jésuite le terrorisait avec une histoire de chien noir (6). En Normandie, le rencontrer est un signe de malheur (7), à Pontgibaud, en Auvergne, au 15è siècle, un père et un fils trouvèrent la mort à la suite d'un procès en sorcellerie ou intervenait le diable sous l'apparence d'un chien noir (9).

Il apparaît en Irlande et, gardien de l'autre monde, c'est le chien de Culann le forgeron. On le voit aussi en Angleterre, chien noir de Bungay dans le Suffolk, chien des ténèbres au pays de Galles; chien Bodu à Guernesey (25); à Jersey, il est bienveillant cette fois, fréquentait les côtes (10) et prévenait les pêcheurs des tempêtes à venir; à Londres, un autre chien noir hantait depuis 400 ans la prison de Newgate; Walter Scott (11) en parle dans Peveril du Pic, «c'est le chien noir de notre geôle. Regardez-le, si cela vous plaît, mais d'une certaine distance, ne l'irritez pas, il n'aboie jamais avant de mordre».

A l'ile de Man, le Mauthe Dog rodait dans le château de Peel-Castle (11); les gens de cette île croient que quiconque voit le chien mourra peu de temps après. Un chien noir apparaît dans le port de Penzance (12) en Cornouaille comme messager de la mort. Ces légendes ont sans doute inspiré Sir Arthur Conan Doyle dans «Le chien des Baskerville ».

Dans la mythologie germanique, c'est aussi Garm, un chien terrible, qui garde le royaume des morts. Des dessins vikings sont gravés dans la pierre figurant un chien ou un loup, précédent le cheval d'Odin, courant vers le Walhalla.

Au Moyen-Age, la jusquiame et la mandragore, aux vertus hallucinogènes, étaient utilisées par les sorcières qui pactisaient avec le diable. «L'arrachage de la mandragore demande tout un cérémonial. Par une nuit sombre, on attache un chien noir à la racine de la plante et il faut s'enfuir en se bouchant les oreilles sous peine de trépasser, la mandragore criant de façon humaine. Ensuite, on trouve le chien mort et la racine arrachée. Elle avait, dit-on, le pouvoir de faire ouvrir les portes et découvrir les trésors», note (13).

Autrefois, les paysans croyaient que les trésors enfouis se signalaient par des dragons de feu ou un chien noir, note (14). Pierre de Lancre (17ème) raconte qu'un pasteur de Nuremberg découvrit, en 1530, une espèce de coffre près duquel était couché un énorme chien noir (17). Anatole le Braz a parlé de l'Agrippa, ce livre maléfique signé par le diable, qu'on tenait enchainé. Ce vieux grimoire doit sans doute son nom à Corneille Agrippa (1486/1535), philosophe et ésotériste allemand qui vint à Lyon. A sa mort, il «donna congé à un grand chien noir qui l'avait suivi tout le temps de sa vie, lui ôtant un collier plein d'images et de figures magiques.» (16)

On en parle aussi dans l'antiquité. Léon, évêque de Chypre écrit que le diable sortit un jour d'un possédé sous la forme d'un chien noir (17); en Asie-mineure, Apollonios de Pergé (262–190 av. J.-C), géomètre et astronome grec, fit tuer un mendiant à Ephèse qui se révéla être un chien noir malfaisant, démon de la peste (18). Le chien tient une place importante dans la mythologie. Chez les Grecs, un chien noir pénétrant dans une maison est un mauvais présage (22). Il est Cerbère, gardien de l'enfer. En Arménie et en Syrie, des sectes chrétiennes, adoraient le diable sous la forme d'un chien Noir (19)

Plutarque (46/125) raconte, dans la vie de Cimon, qu'un mauvais génie, travesti en chien noir, vint lui annoncer qu'il mourrait bientôt (20).

Dans le folklore et les traditions populaires, on voit donc que le chien noir n'est pas tout droit sorti de l'imaginaire du peuple, bien qu'on retrouve le thème en Guinée, au Cameroun, chez les Aztèques, car une sorte de convergence doit ½uvrer dans les mythologies. En fait, cet animal fabuleux ressemble à s'y méprendre à Anubis, le gardien des tombeaux, le fils d'Osiris, élevé par la déesse Isis, dieu des morts et conducteur des âmes, à tête de chien ou de chacal. Les Egyptiens considéraient Anubis comme un animal psychopompe, car il guidait les âmes jusqu'au royaume des morts; On sait que les cultes isiaques se répandirent en Gaule, en Grande-Bretagne et sur les bords du Rhin à l'époque des Lagides (23), après l'épopée d'Alexandre de Macédoine, suivant sans doute les garnisons romaines ou des Celtes mercenaires revenant au pays (24). Près de la moitié des légionnaires d'Egypte seraient des Galates parlant gaulois (27). Il y eut des temples d'Isis à Pompéi (26), à Ephèse et à Rome et un culte à la déesse Isis à Izieux; peut être les Ker-Is, Rhuys (Bretagne et Oise) sont à rapprocher de la déesse Isis …. Mais le christianisme, devenu religion d'Etat sous Constantin Ier, ne pouvant tolérer ces croyances antiques, engagea une lutte à mort contre elles et détruisit ses autels. Dès lors, Anubis, ce chien noir bienveillant qui mènait les morts aux Champs des Roseaux, le paradis égyptien, devient cette bête maléfique qui mène les mauvaises gens en enfer ! sous la ferme conduite d'un prêtre; car c'est lui, au long des siècles, dans les prêches, les sermons ou le confessionnal, qui inversa le sens de cette allégorie.

Notes :

• (1) Mélanges bretons et celtiques offerts à M. J. Loth, membre de l'Institut, professeur au Collège de France, Plihon et Hommay (Rennes)

• (2) La légende celtique et la poésie des cloitres en Irlande, en Cambrie ... Par Hersart de La Villemarqué

• (3) Annales de Bretagne, t 36

• (4) Contes et légendes de Bretagne Par François Cadic

• (5) Voyage dans le Finistère en 1794 et 1795 Par Jacques Cambry

• (6) Les faits acquis à l'histoire : affaire Dreyfus par E. de Haime

• (7) Les Français peints par eux-mêmes. Tome 1, Éditeur : Philippart (Paris) Date d'édition : 1876-1878

• (8) Petite histoire de Navarrenx Par Édouard-Edmond Daléas

• (9) Auvergne, Pierre Charbonnier Christine Bonneton, 1985

• (10) Petit Futé Iles anglo-normandes Par Dominique Auzias, Jean-Paul Labourdette,

• (11) ¼uvres de Walter Scott: Péveril du Pic, Volume 14

• (12) voir chien noir, Wikipédia

• (13) La Médecine médiévale à travers les manuscrits de la Bibliothèque nationale : 31 août-5 octobre 1982, préf. par Alain Gourdon et Jean-Charles Sournia

• (14) Des dragons au moyen-âge Par Baron Jules De Saint Genois

• (16) Corneille Agrippa: Sa Vie et ses ¼uvres Par Auguste Prost et Gabriel Naudé (Apologie pour les grands hommes soupçonnés de magie, 1712)

• (17) Le dictionnaire infernal de Collin de Plancy

• (18) Les Américaines ou la Preuve de la Religion Chrétienne par les lumières ...Par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Brunot-Labbé,Yvernault et Cabin

• (19) Histoire critique de Manichée et du manichéisme Par Isaac de Beausobre

• (20) Annuaire départemental de la Société d'émulation de la Vendée, 1863

• (21) Le Folklore de la Bretagne ...: La mythologie bretonne. L'empire du Diable. Les êtres fantastiques. La sorcellerie, Paul-Yves Sébillot

• (22) Antiquités grecques ou tableau des m½urs, usages et institutions des Grecs Par John Robinson

• (23) dynastie égyptienne issue du général macédonien Ptolémée

• (24) Larousse.fr : Quand ils n'étaient pas en guerre, les Celtes s'engageaient comme mercenaires, et on les appréciait dans les pays méditerranéens. Ils ont laissé la trace de leur présence jusqu'en Égypte lagide, où ils s'hellénisèrent.

• (25) L'Archipel De La Manche (1883) Par Victor Hugo (1802-1885)

• (26) A l'entrée de la maison du Poète Tragique à Pompéi, célèbre mosaïque du chien noir Cave Canem (attention au chien)

• (27) Richard Alston, Soldier and Society in Roman Egypt, a social history, Routledge, 1998.


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