Langue arabe et langue berbère : la mer et la rivière

Chronique publié le 10/09/16 11:12 dans International par Fanny Chauffin pour Fanny Chauffin
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Arem Shaker, spécialiste des questions berbères

Le 9 septembre, le laboratoire Ermine CRBC organisait deux conférences dans le cadre du séminaire sur les peuples en luttes. La première était consacrée aux Berbères avec Salem Chaker .

« C'est toujours un vrai plaisir de venir en Bretagne et de parler devant des représentants des cultures et langues minoritaires. Nous, Berbères et Kabyles en particulier, avons toujours regardé les configurations des peuples minoritaires, Bretons et Catalans, et les Kurdes nous ont beaucoup inspirés.C’est toujours la fonction heuristique de la comparaison avec les langues et les luttes minoritaires des autres minorités, qui nous permet de tirer des enseignements pour ceux qui sont dans la lutte et clarifier leurs perspectives ».

Les berbérophones vivent de la Méditerranée jusqu'au Burkina Faso : neuf États (Égypte, Lybie, Tunisie, Maroc, Mauritanie, Niger, Burkina Faso), 3.000 km, une grande diversité des données anthropologiques économiques. Il existe des Berbères sédentaires de tradition paysanne,et d'autres de tradition semi-nomade, avec de petits élevages, des grands nomades de tradition comme les Touaregs, et des oasistes urbains. La diaspora est également très importante ; quelle est la première ville berbère ? Alger, Casablanca, Paris ?

Jusqu'au Xe siècle, l'essentiel des parties rurales algériennes et marocaines rurales étaient berbères. Le latin et l’arabe, arrivés postérieurement (VIIe – VIIIe siècle) sont donc des langues allogènes. La substitution linguistique – populations bédouines du Moyen Orient – opère et fragmente le continuum en assimilant des groupes berbérophones nomades des zones pré-sahariennes.

L'arabisation est très liée à la géographie et au mode d'occupation des sols : dans des zones de relief marqué, comme la Kabylie, le Rif, le Haut Atlas, le Moyen Atlas, le berbère continue à être parlé.

« Il est évident que le poids démographique des berbérophones est très varié (1 % en Tunisie, pays très plat, invasions arabes répandues très facilement), 10 % en Libye, 20-25 % en Algérie (8-9 millions), 30 millions au Maroc».

Les États concernés refusent de savoir le nombre exact de berbérophones sur leur territoire : « veuillez cacher ce berbérophone que je ne saurais voir ». On l’estime cependant à 25 millions de personnes (les 3/4 sur l'Algérie et le Maroc).

Les États-nations nord africains se sont construits («cela est parfaitement établi») en référence à une définition arabe et musulmane de l'identité nationale dès les années 1925-30. Le nationalisme maghrébin est un nationalisme arabo-musulman : « l'Algérie est ma patrie, l'islam est ma religion, et l'arabe est ma langue, et pour le Maroc, il faudrait ajouter : le roi ».

L’arabe est donc la langue exclusive (aucun texte juridique constitutionnel ou autre ne mentionne le berbère), le seul espace c'est le tourisme, parce que le berbère, « ça fait vendre ».

Même dans les actes notariés ou les procès verbaux de gendarmerie il est interdit de dire langue berbère. Il est dit alors : «langue populaire».

Comment se fait-il que les Berbères se soient laissés embrigader dans cette aventure de projet national marocain, arabe et musulman ?

Au Maroc, les Berbères sont une masse gigantesque (les 2/3 de la population), mais « rurale, en retard, des paysans incultes, pas un berbère bachelier à l'époque. La scolarisation en milieu rural n'existait pas… le pouvoir était en ville avec les arabophones«.

En Algérie, les Berbères kabyles ont joué un rôle décisif dans l'histoire politique. En 1926, à Paris, des émigrés fondent un mouvement  avec neuf Kabyles sur dix participants, mais c'est le seul Arabe qui va diriger, à cause d'un complexe d'infériorité. Souvent le Berbère se considère comme »plouc, analphabète, ne parlant pas la langue du Coran«. Il n’existe pas une dénomination en arabe dialectal qui ne soit pas négative, ce sont des « paysans analphabètes qui ne connaissent pas la langue de Dieu, avec une organisation tribale, dans un état de sauvagerie ».

Sur 14.000 militants encartés, il y avait 11.0000 Kabyles. On a là l'inscription dans l'action de ce refoulement, de ce complexe très profond de ces berbérophones. La lutte contre le colonialisme a donc fait oublier le combat pour la langue et la culture berbères : « celui qui aura été capable de traverser la mer pourra facilement traverser une petite rivière ». Il fallait donc libérer le pays de la domination française d’abord. Pour la langue et la culture berbères, on verrait après...

Mais les politiques menées ensuite sont fondées sur l'arabisation en lien avec la ré-islamisation de la société. Il fallait que l’arabe occupe la place qui était occupée par le français. Et, dans un modèle très jacobin, il fallait que le berbère disparaisse («très explicite chez les idéologues nationalistes»).

Le poids démographique des berbérophones, affaire difficile à gérer pour les dirigeants est potentiellement porteur de déstabilisations, et a installé des politiques très ouvertement anti-berbères jusqu'au milieu des années 1980.

L’érection en objet d'étude de la langue berbère est exogène, elle revient à l'université française, dans les années 1980.

En 1963, une insurrection armée, très violente fait place à une autre forme de révolte, avec la réappropriation de l’écriture tamazigh : en 1968-75, une association parisienne, l'académie berbère, groupe militant radical, relance l'utilisation de cette écriture et la diffuse dans une version nettement modernisée de cette écriture, réadaptée. Un petit bulletin ronéotypé connaît alors un succès incroyable dans le monde lycéen et étudiant.

Malgré une répression terrible (détention du bulletin : deux ans et demi de prison), il a été adopté pour la culture amazirg au Maroc depuis 2003 et en Lybie. « Les frontières ne sont pas étanches, mais poreuses, et un des lieux de porosité, c'est classiquement l'émigration, les berbères peuvent se rencontres sans difficulté ».

L’événement fondamental, c'est le printemps berbère de 1988 : pour la première fois on assiste à un phénomène totalement nouveau. Jusque là groupes militants clandestins, strictement culturels, intellectuels isolés, groupes restreints. On assiste alors à une explosion populaire, des événements de masse, pas seulement les universitaires.

À Tizi Ozouf, le 20 avril 1980, puis lors des attroupements pendant des mois malgré la répression, malgré la cour de sûreté de l'État, les forces répressives de l'État algérien sont dans l'impasse.

À partir de là, on va voir évoluer progressivement la politique des États algériens et marocains qui ont des répercussions quasi immédiates au Maroc qui anticipe en fonction de ce qui se passe en Algérie : comment neutraliser et contrôler cette demande sociale extrêmement forte ?

Suivent alors l’introduction d'enseignement de langue berbère, facultatif en 1995-2002, la reconnaissance de statut de langue nationale, la reconnaissance au Maroc en 2003, l'institut royal pour la culture amazirgh, la mise en place de l'enseignement du berbère, seconde langue officielle, en février 2016, pour le berbère à côté de l'arabe.

Mais les derniers chiffres ne soulèvent pas l’enthousiasme : 3 % des élèves de la population scolaire concernée sont bénéficiaires de cet enseignement. Il ne fait nul doute que c'est une stratégie «à la française», très proche de celle de la charte des langues minoritaires. Quand on regarde ces chiffres, 90 % des ces élèves qui reçoivent cet enseignement sont en Kabylie.

"Il s'agit d'un déni de réalité socio-linguistique, on assiste à une patrimonialisation du berbère, ou pire à une mise de côté que l'on pourrait rapprocher de la langue bretonne :  le berbère a été inventé par les pères blancs, le breton a été inventé par les nazis... »

Or en Algérie, la scolarisation en arabe ne doit pas faire oublier que toutes les universités de médecine, les écoles d'ingénieurs, l'administration, les services de sécurité sont en français en Algérie, tout ce qui est fonctionnel se fait en français.

L'école publique est en arabe mais dès que les gens ont des moyens, on met les enfants dans une école privée francophone, les perspectives professionnelles passent par le français, voire l'anglais...


Vos commentaires :
Paul Chérel
Dimanche 22 décembre 2024
Bravo pour l'érudition ! Mais pourquoi parler d'UN arabe. A l'exportation, les Français sont parfois obligés de traduire leurs propositions de projets ou contrats en «arabe». Ils le font souvent avec l'appui d'Algériens et Les Iraquiens, par exemple, ça les faire rire car ce n'est pas LEUR arabe. Paul Chérel

Reun Allain
Dimanche 22 décembre 2024
Article intéressant et éclairant sur la situation d'une langue implantée en Afrique du nord bien avant les invasions arabo-musulmanes à partir du VIII ème siècle. C'est bien connu que les anciens colonisés s'empressent de copier la politique de leurs anciens maîtres dès proclamation de leur indépendance. Indépendance n’est pas toujours émancipation et l’Algérie en est l’illustration pour ce qui concerne l’application stricte d’une politique jacobine à l’encontre des Kabyles. Ceux-ci ne s’y trompent pas, du moins les plus conscients. Ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans le cadre professionnel se définissaient avec fierté comme les « Bretons d’Afrique du Nord ».

Ceci pour les comparaisons réciproquement flatteuses, cependant il avait aussi ceux qui physiquement ne pouvait pas nier leurs origines berbères mais qui se sentaient obligés de se définir comme « Algériens d’abord » à défaut d’être Arabes comme beaucoup de Bretons au patronyme bien marqué qui craignent encore d’être taxés de « ploucs » car Bretons.

Ce phénomène de snobisme était visible chez des Kabyles ayant fait des études supérieures en France, il en de même chez certains Bretons comme ce démographe H. Le Bras qui exige que son nom de famille soit prononcé « Le Bra » et non le « Braz » comme cela se fait habituellement chez les ploucs.


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