Abstract - N'en déplaise aux fossoyeurs et autres contempteurs de l'histoire, le mouvement des Bonnets Rouges a une dimension philosophique : il libère les esprits, invite à penser par soi-même et est porteur d'espérance.
I - Le récent mouvement des Bonnets Rouges (« Red Caps » dans la presse anglophone) serait (paraît-il), depuis qu'il est né, fortement décrié. A en juger par le fort écho des Etats Généraux du 8 mars dernier dans la presse nationale (tous journaux confondus, à part «Le Monde»), rien n'est moins sûr.
Déjà, le terme d'« Etats Généraux » marque les esprits (la dernière fois que la presse française a utilisé ce terme, c'était il y a 225 ans, soit en 1789). En ce sens, ne serait-ce qu'au niveau symbolique, le rendez-vous de Morlaix a été un succès et a tenu ses promesses.
Selon certains, ce mouvement des Bonnets Rouges serait « un OVNI politique ». Pour d'autres, « il mêlerait des populations trop distinctes les unes des autres pour être vraiment cohérent ».
Ce qui irrite le plus : c'est un mouvement populaire, c'est-à-dire qu'il fédère (précisément) au-delà de toutes distinctions (économiques, sociales, politiques) et au-delà (évidemment) des traditionnels clivages et autres appartenances.
Mais c'est aussi l'intérêt de ce mouvement ! Et l'enjeu qu'il représente ! Ainsi que l'a souligné, l'automne dernier, l'intellectuel français Emmanuel Todd, le mouvement des Bonnets Rouges apporte une incontestable fraîcheur dans un paysage médiatique national (qu'il soit économique, politique ou intellectuel) particulièrement moribond.
On soulignera, à ce propos, la patience avec laquelle les porte-paroles du mouvement se soumettent aux interviews des diverses télévisions et radios parisiennes, leur tenant des propos qui (souvent) ne sont pas (ou peu) rapportés ou (pire) : déformés.
C'est dire l'énergie gaspillée en cours de route et « le filtrage du message » à Paris. Car si la presse nationale parle bien du mouvement (ce qui est déjà une bonne chose), elle ne sait, en revanche, « quoi en dire ». C'est à cet endroit, précisément, que l'on rencontre la philosophie.
II - Comme le formulaient au 19e siècle Hegel ou Emerson, la philosophie doit demeurer humble face à l'événement (« ce qui arrive », « ce qui se passe » et qui échappe à « ce que l'on croit connaître »), mais elle doit aussi en déceler le sens, c'est-à-dire l'horizon que cet événement permet de dégager.
Philosophiquement parlant, le mouvement des Bonnets Rouges apporte une certaine « grille de lecture » de la réalité bretonne du début du 21e siècle (cristallisée dans sa réflexion, c'est-à-dire « son retour sur soi », depuis le fameux « trait d'union » de 1532).
Rappelons qu'au sens le plus large du terme, la philosophie apporte une analyse de la réalité « pour ce qu'elle est », et non « pour ce que l'on voudrait qu'elle soit ». En ce sens, la dimension philosophique du mouvement des Bonnets Rouges est que celui-ci change déjà une certaine « représentation de la réalité », à commencer par « la manière dont les Bretons ont l'habitude de se représenter eux-mêmes ».
Clairement, ce mouvement bouleverse les attitudes et les postures. Il bouscule aussi les certitudes et les prises de position trop convenues ou trop attendues. En ce sens, il remet en question et constitue un défi pour la pensée : il incarne un changement que beaucoup sentent venir depuis des années sans savoir jusqu'à présent quelle forme lui donner.
Le mouvement des Bonnets Rouges est aussi philosophique en ce qu'il nous oblige à revoir ce que Kant appelait nos « schèmes de pensée », et notamment dans son célèbre texte sur les «Lumières» (1784), suivant le célèbre « je pense, je suis » de Descartes, et appelant les hommes « à assumer leur liberté ». Car il ne suffit pas pour Kant d'être libre, il faut encore le devenir :
« Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage».
Ce qui peut être considéré comme une forme de réponse à La Boétie qui souligne en 1548, une quinzaine d'années après 1532, dans son «Discours de la servitude volontaire», « le peu d'empressement que les hommes mettent à se libérer de ce qui les contraint ». Ce qui est d'autant plus étonnant selon lui que cela est plus aisé qu'il ne paraît : « le tyran n'ayant de puissance que celle qu'on lui donne » (sic).
Qui suivre comme guide de réflexion en matière de « liberté » si ce n'est René Descartes (né en 1596) ? Lui qui, le premier, nous a appris à « penser par nous-mêmes » et qui aurait pu jouer un rôle décisif en 1675, au Parlement de Bretagne à Rennes, s'il n'avait été assassiné en 1650 en Suède...
Ainsi que nous l'écrivions dans notre «Descartes, Breton ?» (2009), pp. 126-130, il y a de bonnes chances, connaissant sa bonne constitution physique, que René Descartes aurait été encore en vie autour de l'année 1675, c'est-à-dire l'année de la révolte des Bonnets Rouges (considérée comme l'une des origines de la Révolution de 1789, puisque l'on rédigea à cette occasion les premiers Cahiers de Doléances).
Mais aussi dans notre «Descartes et la Bretagne» (2011), p. 35, où nous imaginions Descartes revenir à Rennes en 1675 pour prendre la fameuse place au Parlement promise par son père. Ses écrits sur la liberté auraient eu un tout autre « impact breton ». Car « devenir libre » pour reprendre l'expression de Kant (dont le grand-père était Ecossais), c'est bien « vivre », « décider » et « travailler » soi-même à sa propre existence.
N'en déplaise donc aux « fossoyeurs » et autres tragiques « contempteurs » de l'histoire, le mouvement des Bonnets Rouges a une dimension philosophique : il libère les esprits, invite à penser et est porteur d'une espérance. Car un espace de liberté est toujours un espace d'action. Et c'est cela, précisément, qui change la réalité.
En un mot, ce mouvement est symptomatique d'une époque, et oui, aussi : d'un « printemps », c'est-à-dire d'un « renouveau », à commencer par celui de l'Esprit (ou « la manière de voir les choses »).
A en juger par le massif plan d'austérité qui se prépare pour la période d'après les élections municipales, et le troublant silence présidentiel des derniers mois, il est fort à parier que le mouvement des Bonnets Rouges incarne davantage, en son printemps, ses promesses de l'automne.
Simon Alain
■Cela ne peut-être plus simple, c'est à dire plus puissant.