La carte n'est pas le territoire, mais elle le sert

Chronique publié le 10/05/13 14:38 dans Science et Technologie par Christian Rogel pour Christian Rogel
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Portulan de Guillaume Brouscon (1548)
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Portulan de Guillaume Brouscon (1543)
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Le Net, c'est sans doute breton...

Un haut lieu de la cartographie à l'extrémité de la Bretagne

La contribution de la Bretagne à la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb est peu connue.

Elle peut être symbolisée par le fait qu'on a repéré que trois de ses matelots portaient un nom breton et c'est un effet de la domination qu'exerçaient conjointement les pêcheurs bretons, normands et basques sur la navigation dans les zones reculées de l'Atlantique au XVème siècle.

La Bretagne a tout aussi été importante pour l'explorateur gênois, grâce aux cartographes qui travaillaient à l'ombre de l'abbaye de Saint-Mathieu-de-Finisterre, en Plougouvelin. Les moines de Saint-Mathieu étaient chargés de délivrer des brefs de mer aux bateaux qui passaient par le port du Conquet qui se trouvait sur un axe majeur du commerce international. Ces moines étaient, probablement, en relation avec le monastère andalou de la Rabída, également spécialisé dans la cartogaphie, et dans la chapelle duquel Colomb a passé la nuit du 2 au 3 août 1492. Au matin, il s'est embarqué dans le petit port de Palos de la Frontera, situé en contrebas sur le Rio Tinto.

Deux noms émergent de la brume : Guillaume Brouscon, et Yann Trodec, le premier ayant tracé avec précision le contour de Terre-Neuve (1543) et cartographié aussi Java. Ce sont aussi des pionniers dans l'utilisation de l'imprimerie pour les cartes. Ils ont aussi confectionné des almanachs nautiques et fait imprimer des cartes pliées en carré et pouvant tenir dans une poche.

C'est le docteur Louis Dujardin qui les a sortis de l'ombre, grâce à son livre, paru en 1966 : Les cartographes du Conquet, la navigation en images de 1573. On ne sait pourquoi ils sont restés au Conquet, alors que leurs talents auraient pu être monnayés ailleurs.

Faire des cartes, c'est cumuler des observations

La cartographie est née dès l'Antiquité et, si les cartes de Ptolémée sont perdues, les recommandations qu'il a faites pour en dresser ont été conservées. Les Égyptiens et les Grecs anciens avaient des techniques d'arpentage qui leur permettaient de déduire des mesures terrestres et de calculer la circonférence de la Terre.

Mais, c'est au moment des grandes découvertes maritimes que les techniques de topographie se développent grâce à des instruments comme la lunette.

Il n'existe pas encore d'ingénieurs cartographes et une partie des éléments cartographiés sont la compilation d'observations faites par des non-géographes et c'était l'un des rôles des moines de rassembler tout ce savoir diffus et de l'illustrer, grâce à leurs talents de dessinateurs venus des enluminures faites à la main.

La Renaissance est donc une période où la spécialisation n'est pas encore la condition de l'exactitude scientifique.

Les cartes produites par les États

Un grand géographe jacobin, Yves Lacoste, avait publié, en 1976, un livre intitulé «La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre». Il rappelait une vérité, à savoir que, depuis l'Antiquité, les gens les plus friands de cartes étaient les généraux et que les gouvernants étaient toujours prêts à recruter les meilleurs cartographes du moment, car, de bonnes cartes étaient indispensables à la stratégie militaire, ce qui était un moteur pour toute la science géographique.

Mais, le «d'abord» indiquait bien que les cartes sont, aussi, devenues indispensables à l'aménagement des territoires et à la compréhension des faits sociaux et économiques.

Jusqu'en 2005, date de la création de Google Maps, l'immense majorité des cartes avaient comme origine les travaux commandés par les États (en France, par l'Institut géographique national) ou dérivées des données qu'ils avaient rassemblées. Ces cartes étaient, autrefois, gravées à l'envers sur des plaques de cuivres par des ouvriers artistes.

Pendant longtemps, les cartographes officiels ne vendaient pas leur travail et le réservaient à une très petite minorité de la population.

Pour faire une carte, il faut des ordinateurs

La «révolution» de la cartographie, c'est, avant tout, la révolution du numérique, car, l'Internet n'est qu'une fraction de cette révolution qui a permis de créer des bases de données et de convertir toute «information» en langage d'ordinateur (musique, image, vidéo et textes).

Produire une carte, c'est maintenant, choisir ce qu'on veut faire apparaître en puisant dans une base de données informatique. Google Inc. a dépensé des fortunes pour acheter des droits de reproduction aux États et à d'autres acteurs. Le résultat est, à la fois, gigantesque, souvent impressionnant, et accompagné de vides ou d'erreurs inévitables.

Il est centré sur le besoin principal de l'économie actuelle, le transport par route et, il laisse souvent de côté nombre de lieux inaccessibles aux «Google cars» (voitures équipées de caméras), comme les chemins ruraux, les chemins piétonniers, les sentiers ou les voiries internes aux sites. Les villages à l'écart ne sont pas détaillés, car, la voirie est vérifiée seulement à distance.

Les cartes produites ou améliorées par le citoyen lambda

En 2004, un étudiant en géographie anglais, Steve Coast, qui estime que les cartes doivent être un «bien commun» de la population qui n'a pas à être payé deux fois par le contribuable, a, brusquement, l'intuition que les cartes les meilleures sont celles établies par des milliers de paires d'yeux et, non plus, par des observateurs rémunérés venant sur le terrain de loin en loin.

Seuls les habitants peuvent voir toutes les modifications, grandes et petites, et si, on leur en donne les moyens, ils peuvent les inscrire, eux-mêmes et sans délai sur une immense carte sur Internet.

Tout de suite, une objection : alors, il n'y a pas de contrôle de la qualité de ce qui est envoyé?

Comme sur Wikipédia, la réponse est la même : ce qui est envoyé est vérifié par les autres et les erreurs ne sont pas plus nombreuses que par les moyens professionnels et, là où il y a de la qualité et du détail, cela surpasse les cartes «officielles», inévitablement en retard sur l'évolution des choses.

Steve Coast crée donc une carte ou, en réalité, des milliers de cartes possibles, sur Internet au travers d'OpenStreetMap (voir le site) auquel collaborent des centaines de milliers de gens dans le monde.

OpenStreetMap en Bretagne

C'est à Brest, Rennes et Nantes que les mappeurs d'OpenStreetMap ont rivalisé le plus pour faire une carte la plus précise possible de leurs villes et le résultat est plus que convaincant.

Les communautés d'agglomération se sont montrées pionnières en «libérant», dès 2010, les données géographiques dont elles sont propriétaires. Nantes Métropole et Rennes Métropole viennent de rendre publiques les adresses de leur territoire.

Á Quimper, les «mappeurs» OpenStreetMap ont mis un numéro en face de tous les immeubles de l'hypercentre, ce qui va permettre d'éditer des plans touristiques de bien meilleure qualité. Plouarzel, suivi par Gouesnou, Plougonvelin et Plouzané, disposent de cartes, dont ils ont défini, elles-mêmes les éléments prioritaires, le plus souvent en lançant une appel à leur population et aux associations locales.

On constate le même mouvement à Plouider, Arradon et Bruz et le Conseil général de Loire-Atlantique à organisé une « cartopartie » à Abbaretz et à Clisson.

Il reste beaucoup de communes bretonne dans lesquelles la couverture d'OpenStreetMap est insuffisante, voire très faible, surtout dans l'intérieur, mais, la dynamique est telle qu'un département, comme le Finistère pourrait atteindre un niveau élevé de qualité, d'ici deux ou trois ans.

Á qui cela sert-il de faire la géographie collaborative?

Plusieurs communes en tirent déjà des bénéfices, car, elles peuvent faire éditer des plans à moindres frais et en ciblant leurs particularités.

Des applications de routage par GPS sur téléphones mobiles ou sur boitier GPS, souvent gratuites, donnent des résultats intéressants pour la quasi-totalité des destinations.

Le meilleur est à venir : la possibilité pour la population de mettre sur une carte OpenStreetMap des informations à destination de la mairie ou de tout le monde. C'est déjà le cas à Brest (quartier de Bellevue) et à Plouzané.

Ainsi, l'accusation de Lacoste contre Vidal de la Blache et Lucien Febvre d'avoir trop séparé la science des hommes (l'histoire) et la sciences des lieux (la géographie) peut être élégamment relativisée, si, à nouveau, ce sont les gens ordinaires qui relatent la géographie mouvante de leur environnement.

Notes

Des précisions sur les cartographes du Conquet par Hubert Michéa: (voir le site)

Entrer dans l'environnement d'OpenStreetMap: site de l'association OpenStreetMap France (voir le site)

L'application «Signalez-nous un problème» à Brest et à Plouzané : (voir le site)

Le titre est une référence à Alfred Korzybski (1879-1950), inventeur de la sémantique générale et spécialiste du comportement humain. A. E. Van Vogt, dans le célèbre roman d'anticipation, Le monde des Ấ (lire «Le monde des non-A» pour «non-aristotélicien»), lui rend hommage dans la post-face.

Christian Rogel


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