Après les 500 ans du décès d'Anne de Bretagne, sont commémorés, ce 4 février 2014, «les 20 ans de l'incendie du Parlement de Bretagne à Rennes». Le journal «Ouest-France» et «Le Mensuel de Rennes» s'en font l'écho : l'un avec un Hors-Série (dont nous reparlons ci-dessous) et l'autre avec un dossier spécial.
Pour les Bretons qui ont 20 ans cette année, cet événement peut paraître lointain et sans intérêt : le Parlement a été entièrement incendié, puis entièrement restauré. Rien à signaler. Cependant, le problème demeure «que l'édifice a ainsi été défait de sa symbolique initiale», et surtout «relégué à un passé n'ayant plus lieu d'être» (ou duquel «il ne sera dorénavant plus possible de se réclamer»).
Ramené à la brûlante actualité des Bonnets Rouges, cet incendie de 1994 revêt une dimension symbolique, pour ne pas dire philosophique, non-négligeable et qui mérite que l'on s'y attarde.
Le 4 février 1994, le Parlement de Rennes (symbole des libertés bretonnes du 17e siècle, que certains n'hésitaient pas à qualifier à l'époque de « symbole de la Bretagne » ou de « l'esprit breton ») disparaissait dans un incendie pire que le dernier (datant de 1720). En l'espace de 5 ans (1994-1999), l'édifice était restauré «à l'identique», grâce (principalement) à « la générosité de l'Etat Français » (tenant à montrer, en pareille occasion, chose assez rare pour être soulignée, combien il avait à coeur de prendre soin de l'histoire bretonne).
A ce propos, nous apprenons à la page 28 du Hors-Série de «Ouest-France» qu'à l'époque (nous citons intégralement ce passage), puisque « l'Etat français finance les oeuvres, il intervient donc dans le choix des thèmes : pas question d'évoquer la lutte du Parlement de Bretagne contre la monarchie lors de la révolte du papier timbré («les premiers « Bonnets Rouges » au 17e siècle»)».
Cette précision est d'autant plus étonnante que le journal tient à souligner quelques lignes plus bas que la seule tapisserie ayant pu être intégralement sauvée de l'incendie de 1994 est celle représentant « le chevalier Du Guesclin » (figure de l'histoire qui, comme chacun sait, a toujours été particulièrement appréciée des Bretons).
Si l'on en croit donc les périodiques mentionnés ci-dessus, de l'incendie lui-même en 1994, il y a peu à en dire : beaucoup d'informations sur les détails de la restauration (et sur la fonction actuelle du bâtiment : Cour d'appel de Rennes), mais peu (sinon rien) sur la symbolique.
« Epaisseur de l'histoire » qui continue d'étonner aujourd'hui, et qu'a eu raison d'interroger le Breton Gérard Gauthier dans ses ouvrages «Le vendredi noir de la Bretagne» (1996) et «L'incendie de la paillote bretonne (2003)». Ces livres soulèvent quelques questions demeurées sans réponse et, avant d'y venir, il nous faut rappeler les faits.
I. Le 4 février 1994, le Premier ministre de l'époque (Edouard Balladur) se rend à la préfecture de Rennes située en centre-ville, accompagné de son Ministre de l'Intérieur (Charles Pasqua). Et cela, pour y signer « un plan Etat-Région » (du genre de celui qui a été récemment signé à Rennes, le 13 décembre 2013, et qui a été nommé « Pacte d'avenir »).
Ce 4 février 1994, près de 5 000 Bretons se déplacent à Rennes : des pêcheurs certes (touchés par une crise dont on reparle ci-dessous), mais aussi des personnes soutenant leur cause, et y mêlant la leur (commerçants, salariés, étudiants...).
Une manifestation d'envergure était donc à craindre, mais aucun dispositif de sécurité particulier ne fut prévu (à part celui mis en place devant la préfecture, et consistant en quelques barrières protégées par quelques CRS). On sous-estimait donc, comme à l'habitude, l'ampleur de la contestation populaire (croyant en la pleine légitimité du pouvoir).
Ce qui, en regard de l'actualité récente, prend une saveur particulière. En effet, les élites, de quelque nature qu'elles soient, ont la fâcheuse habitude de prendre les revendications populaires de haut (au lieu de les entendre et d'y voir une utile « alerte »).
En témoigne le traitement politique et médiatique de la révolte des Bonnets Rouges lors de l'automne 2013. « Simple résurgence du passé » pour les uns (qui finira par « passer »), « manipulation historique » pour les autres (devant être « dénoncée »). De même, si les médias ont bien parlé des premiers portiques écotaxe tombés dans le Finistère, rares sont ceux qui ont parlé de celui de Pontorson (à la frontière normande), de Jans (entre Rennes et Nantes) et de Gosné (entre Rennes et Fougères).
Sous-estimation donc en 1994 de la réaction que pouvait engendrer le symbole humiliant d'un Premier ministre suffisant (dans un contexte particulièrement tendu : « crise de la pêche », baisse du prix du poisson, exposition à la concurrence européenne, etc.). Car on ne dit pas assez dans les médias de l'époque combien les pêcheurs bretons sont enragés par l'attitude du pouvoir français (censé les protéger de la concurrence, et les y exposant au contraire, voire les « trahissant », en rejetant la faute, comme à l'accoutumée, sur Bruxelles). Les mêmes médias s'étonneront dix ans après (2005) du vote « anti-européen ».
Le soir du 4 février 1994, le Parlement de Bretagne sera un symbole d'autant plus surestimé dans les consciences que celui de la venue de Balladur le matin fut sous-estimé. La foule (importante) est ainsi arrêtée devant la préfecture (par des CRS l'incitant violemment à « faire marche arrière »). Ce qui a pour résultat de la grossir jusqu'au niveau du « Contour de la Motte » (lieu habité par la famille du philosophe René Descartes au 17e siècle, ainsi que nous l'avons rappelé en 2009 dans notre «Descartes, Breton ?»), et sur les quais de la Vilaine.
Cette tension accumulée, et contenue tout au long de la journée, explique que la manifestation dégénère : du « jamais vu » à Rennes (jets de pavés, vitrines brisées, gaz lacrymogènes...). Le centre-ville prend des airs de « Mai 68 » et les plus violentes oppositions entre foule et CRS ont lieu rue du Maréchal Joffre, devant l'Hôtel de Piré (autre endroit habité par la famille du philosophe René Descartes au 17e siècle).
Dans ce contexte survolté, les deux périodiques mentionnés ci-dessus rapportent que « plusieurs fusées de détresse furent lancées » (notamment, pour certaines, à proximité du Parlement de Bretagne). Selon la thèse officielle (car c'est aussi la seule dont l'on dispose, et la seule qui fut retenue à l'époque), l'une de ces fusées aurait « brisé une ardoise de la toiture du bâtiment » et se serait « retrouvée sous la charpente tricentenaire ». On ne peut établir avec certitude l'heure de la chute de cette (ces) fusée(s), car l'incendie ne sera déclaré qu'à 00 h 30 (lorsque les premiers passants alerteront les pompiers).
Il est d'ailleurs rapporté par certains résidents aux alentours du Parlement que des fusées (au pluriel) seraient tombées jusque tard dans la soirée (alors que le gros des pêcheurs avait quitté le centre-ville vers 18 h 00). Et cela, sans inquiéter davantage les riverains et les passants. Car n'importe qui aurait pu deviner le danger d'une fusée de détresse tombant sur le Parlement. Et qui aurait eu l'idée de s'en réjouir ? Si tous les Bretons « ne connaissent pas leur histoire », on peut à bon droit penser qu'ils ont cependant, pour la plupart, le respect des édifices qui la transpirent.
Il a aussi été dit à l'époque « que l'alarme incendie du Parlement de Bretagne se déclencha à plusieurs reprises » ce soir-là (et non dans la journée), mais que le gardien des lieux prit la décision de l'éteindre (pensant que l'alarme était « sensible » et qu'elle ne se déclenchait qu'à cause du vent). Car le vent souffle fort ce soir-là à Rennes (ce qui expliquerait la rapidité avec laquelle le feu s'est propagé).
Le veilleur de nuit n'était sans doute pas au courant des événements de la journée, et « à mille lieux d'imaginer qu'une fusée de détresse puisse tomber sur le toit du Parlement ». Faute de procès, on n'en saura pas davantage. Il y a, certes, du vent à Rennes ce 4 février 1994, mais après cette journée d'émeutes, on pouvait aussi redoubler de vigilance...
II. A de nombreuses reprises, entre 1994 et 2014, « le journal de l'Ouest de la France » a affirmé « qu'il ne servait à rien de remuer le passé » et qu'il s'agissait d'« aller dans le sens de l'histoire ». Sans doute, la réalité était-elle trop complexe à appréhender. Mais pourquoi continuer de la réduire à ce seul scénario : le Parlement disparaît « à cause d'une fusée égarée » ? Mieux encore : l'Etat français l'a entièrement restauré (en omettant, par étourderie sans doute, certaines évocations cruciales de l'histoire bretonne).
Gérard Gautier a eu raison de soulever dans ses ouvrages quelques questions demeurées sans réponse. Il a également eu raison de souligner le fait qu'un procès aurait permis de répondre à ces questions (ne serait-ce que pour comprendre « l'enchaînement des événements » et éviter « que cela se reproduise »).
Il ne s'agit pas ici d'alimenter « la théorie du complot », et encore moins « l'hypothèse criminelle » (écartée d'emblée), mais de poser les bonnes questions (qu'on limitera à quatre ci-dessous). Ce que l'on fait d'ordinaire en philosophie, à savoir «poser les bonnes questions» et «au bon endroit», car il se pourrait que cette seconde « affaire du Parlement de Bretagne » (la première datant de 1764...) soit purement philosophique, c'est-à-dire reposant sur des symboles, et appelant en cela « une réflexion » (soit « un retour sur les événements »).
Premièrement, comment « une fusée de détresse égarée sous une charpente » (même si celle-ci est tricentenaire) peut-elle mettre le feu (aussi vite) à un édifice (tout entier) ? Deuxièmement, pourquoi les pompiers (venus de tout le département d'Ille-et-Vilaine) ne sont-ils pas d'accord sur leurs heures d'arrivée sur place ? Car « dans le feu de l'action », ils n'ont pas eu le temps de se concerter et sont arrivés par vagues successives tout au long de la nuit. Si l'éventualité que le Parlement « s'enflamme d'un coup comme un brasier » s'était présentée plus tôt, ces pompiers seraient venus en nombre, en une seule fois et avec le dispositif adéquat. Imagine-t-on assez le désarroi de ces hommes habitués à lutter contre le feu et ne comprenant absolument pas la situation ce 4 février 1994 ? Troisièmement : pourquoi le rôle du concierge demeure-t-il si flou ? S'il croit vraiment « que les sensibles alertes au feu sont déclenchées par le vent », n'est-il pas au courant, comme toute la ville de Rennes, des événements de la journée ? Enfin, pourquoi avoir tenu les pêcheurs responsables de cet incendie (alors que la plupart d'entre eux, sinon tous, ont quitté la ville depuis au moins six heures lorsque le Parlement s'embrase vers minuit) ? Les questions demeurent sans réponses, et cela ne sert sans doute à rien de les poser à nouveau aujourd'hui.
Dès lors, pour parer à l'insatisfaction, c'est ailleurs qu'il faut porter le regard (comme nous l'apprennent les meilleurs philosophes, de Socrate à Descartes). Car, enfin, et c'est bien là le point le plus crucial, si l'Etat Français a effectivement « bien restauré le Parlement » de 1994 à 1999, il aurait aussi pu en faire la publicité. Or, c'est en toute discrétion que le Ministre de la Culture (et non de la Justice) de l'époque (Jacques Toubon) décide de la restauration de l'édifice (lors de sa venue à Rennes le 6 février 1994).
Autre point intéressant : les autorités de l'époque n'ont pas manqué d'identifier tout de suite le symbole : c'est bien « le Parlement de Bretagne » qui part dans les flammes (c'est-à-dire le symbole de toute la Bretagne, et non la seule « Cour d'appel de Rennes »). Ce qu'expriment par exemple le maire de Rennes de l'époque ou le Garde des Sceaux, arrivés sur place vers une heure du matin : « c'est tout le symbole de la Bretagne qui part en fumée » (propos que l'on peut encore trouver aujourd'hui sur internet dans certaines vidéos). On pouvait aussi être moins contempteur : comme si c'était bien « une certaine idée de la Bretagne » qui disparaissait ce soir-là dans le feu.
Ce qui continue d'interpeller aujourd'hui et qui force l'attention : pourquoi être si précis dans les termes utilisés, alors que le contexte est d'urgence, et ne porte pas véritablement à la réflexion. Certes, un bâtiment brûle : il abrite « la Cour d'appel de Rennes » et il se trouve que c'est « l'ancien Parlement de Bretagne ». Ce n'est pas pour autant « que la Bretagne part avec lui ». Etrange constat donc qui veut qu'avec le symbole, c'est la réalité qu'il représente qui disparaît. Et donc un certain esprit de la Bretagne, pour ne pas dire la Bretagne elle-même, puisque celle-ci sera interdite de représentation lors de la restauration entre 1994 et 1999. A restaurer aussi bien l'édifice, on aurait aussi bien pu rétablir le symbole...
Dès lors, si nous n'avons rien dit lorsque le numéro du magazine «Bretons» de février 2013 a été retiré des kiosques, pourquoi nous infliger cette commémoration des « 20 ans de l'incendie du Parlement de Bretagne » ? Ce qui irait encore sans l'éditorial (en première page de ce Hors-Série), dont l'excès de lyrisme est plus que suspect :
« Stupéfaits, atterrés, dans le silence qui s'abat après les grandes catastrophes, nous assistions incrédules à la destruction du plus beau monument de notre ville (?), symbole de la noblesse et de la dignité (?) de notre (?) Bretagne (?…). Nous avions le cœoeur serré, les larmes aux yeux (?…). Tout cela allait-il donc être effacé pour toujours et sombrer dans l'oubli ? Eh bien non ! Dès le jour revenu, sur les lieux encore fumants, nous faisions le serment de reconstruire ce qui nous avait rassemblés, refusant de nous laisser abattre par le chagrin et d'abandonner le sanctuaire de notre culture (?) pour qu'il redevienne le symbole de notre force (?), de notre courage (?), pour qu'il galvanise encore pendant des siècles toutes nos espérances (?). Ainsi, par la foi et l'effort de tous, fut maintenu le Parlement de Bretagne ».
Pourquoi parler ici de « notre Bretagne » ? Depuis quand ce journal, demandant encore récemment à ses lecteurs de « redessiner leur région préférée », sans aucune considération historique, parle-t-il « au nom de la Bretagne » ? [à suivre...].
Simon Alain.
Gérard Gautier, «Le vendredi noir de la Bretagne», L'Echarpe, Saint-Brieuc, 1996.
Gérard Gautier, «L'incendie de la paillote bretonne», L'Echarpe, Saint-Brieuc, 2003.
Simon Alain, «Descartes, Breton ?», Yoran Embanner, Fouesnant, 2009
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