L'élimination de Claude de France du duché de Bretagne (revisited)

Chronique publié le 7/02/11 22:43 dans Histoire de Bretagne par Louis Melennec pour Louis Melennec
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L'élimination de Claude de France du duché de Bretagne

I. Claude de France et François d'Angoulême.

L'une des singularités de l'affaire de Bretagne est le rôle méconnu joué par Claude de France dans la réunion du duché à la couronne de France .

Neuf mois après le décès de son mari Charles VIII, survenu le 7 avril 1498, Anne de Bretagne épousa Louis XII, dans la chapelle du château de Nantes, aux termes de négociations serrées et du rocambolesque procès d'annulation du mariage du Roi avec Jeanne de France, fille de Louis XI. L'union fut consommée dans la nuit, Anne fut enceinte immédiatement. Les sept enfants qu'elle avait eus de Charles VIII étaient morts.

Claude naquit à Romorantin le 13 octobre 1499, neuf mois après le mariage de ses parents. D'emblée, elle fut la plus riche héritière d'Europe, comme Marie de Bourgogne, et Anne de Bretagne le furent en leur temps.

Sa qualité de fille unique d'Anne – jusqu'à la naissance de sa sœur Renée en octobre 1510 – fit d'elle, l'héritière désignée du trône de Bretagne. Même s'il lui était advenu un frère, elle serait restée duchesse : celui-ci, dauphin de France, aurait succédé à son père ; mais en sa qualité de deuxième enfant du couple royal, le Traité conclu à Nantes en 1499 faisait d'elle l'héritière en titre.

Ses parents étaient extrêmement riches. Son père possédait en propre, le duché d'Orléans, les Comtés de Blois, de Soissons, d'Asti, les Seigneuries de Coucy et de Romorantin « et plusieurs autres belles terres et seigneuries distinctes et séparées des biens de la couronne de France ». Sa mère était comtesse de Montfort, de Richmont, d’Étampes et de Vertus. Leurs biens meubles, en argent, en objets d'art, étaient considérables. Louis, de surcroît, prétendait au duché de Milan, à la Seigneurie de Gênes, au Royaume de Naples. Dès cette époque, il se désigne dans ses actes, non seulement comme Roi de France, mais aussi comme Duc de Milan, Roi de Naples et de Jérusalem.

Si l'on en croit Brantôme, Claude fut officiellement proclamée héritière : « Après que le Roy fut paisible Duc de Milan,[ses parents] la firent déclarer et proclamer en la Court de Parlement de Paris à huys ouverts, Duchesse des deux plus belles duchez de la chrétienté, qui estoient Milan et Bretagne, l'une venant du père et l'autre de la mère. Quelle héritière s'il vous plaist. Ces deux duchez joinctes ensemble, eussent bien faict un beau royaume ».

Le projet de mariage franco-autrichien.

Comme toutes les princesses de son temps, Claude fut pour ses parents un instrument diplomatique et politique. Des négociations de mariage intervinrent entre la Cour de France, l'empereur Maximilien et son fils Philippe le Beau. Dès le 13 octobre 1501, par le Traité de Trente, Claude étant âgée de deux ans, son mariage avec Charles de Luxembourg, fils de l'Archiduc Philippe et de Jeanne la Folle, fut décidé. On ignorait alors que l'illustre bambin règnerait sur le monde ancien et les Amériques sous le nom de Charles Quint ; mais d'ores et déjà ses perspectives d'héritage étaient considérables.

Par le Traité du 5 avril 1502, Louis XII, Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille se dépouillèrent de leurs droits sur le royaume de Naples, au profit de Charles et de Claude ; manière élégante de régler à l'avance un contentieux qui n'aurait pas manqué de soulever de graves difficultés.

Par le Traité de Blois du 22 septembre 1504, Maximilien réitéra à Louis XII sa promesse de lui accorder l'investiture du duché de Milan. Selon Varillas, l'empereur demanda 200 000 écus, et se contenta de 120 000 florins du Rhin, qui valaient 12 sols pièce . L'acte de foi et hommage pour le duché de Milan fut rendu le 6 avril 1505 à Maximilien au nom du Roi par le cardinal Georges d'Amboise, qui fit dans ce but le voyage à Haguenau. Le Roi des Romains lui accorda l'investiture le lendemain .

Les conventions conclues entre la Cour de France et l'empereur en 1501 et 1504 ont fait couler beaucoup d'encre. Il est nécessaire d'y revenir.

Le premier de ces traités accordait à Claude une dot mirifique : les duchés de Bretagne, de Bourgogne et de Milan, les Comtés de Blois et d'Asti, le Royaume de Naples . Le second de ces traités, en 1504 , y ajoutait encore la vicomté d'Auxonne, l'Auxerrois, le Mâconnais, la Seigneurie de Bar sur Seine. Ces fiançailles n'étaient pas sincères. Louis XII avait eu recours à un singulier expédient : le 30 avril 1501, à Lyon, il signa une déclaration dans laquelle il déclarait nul d'avance tout pacte patrimonial entre sa fille et tout autre que François de Valois, son neveu et héritier . Malgré cela, on fit bonne contenance. L'Archiduc Philippe le Beau et sa femme Jeanne, allant prendre possession de leurs États en Espagne, quittèrent Bruxelles le 4 décembre 1501 et se dirigèrent vers la France, le Roi leur ayant proposé « fort élégamment » de faire le voyage par terre, assurant partout leur sûreté et de les protéger contre tous ennemis. Ils étaient accompagnés d'un train somptueux de deux cents cinquante personnes . Ils arrivèrent à Blois le 7 décembre. Là, les attendaient le couple royal et tout ce que le royaume comptait de personnages importants, y compris le Roi de Naples, Frédéric d'Aragon, dépouillé de son royaume par Louis XII, mais pensionné par lui. Le cérémonial français décrit en détails les festivités étourdissantes organisées à la faveur de cette rencontre. La princesse Claude fit connaissance de ses beaux-parents. Cela ne se passa pas bien : « Monseigneur [l'illustrissime Archiduc] fut conduit pour saluer Madame sa belle-fille … La petite Madame Claude se prit si fort à crier, que l'on ne lui dit point pour lors »Dieu gard « et ne fut fait là aucun honneur, mais fut portée la petite dame en sa chambre ».

Ces deux traités suscitèrent, non sans raison, de fortes inquiétudes dans le royaume ; ils introduisaient les Autrichiens au sein même de la France, avec toutes les menaces que cela présentait pour le futur. A l'occasion d'une grave maladie, en avril 1505, le Roi réalisa le danger. Il prit toutes dispositions pour que sa fille épouse le Dauphin François, et rédigea un testament à cette fin. Mais il dut se dégager publiquement des obligations contractées envers le Roi des Romains et son fils. En mai 1506, à l'issue d'une mise en scène savante, les États Généraux du royaume réunis à Tours le supplièrent qu'il lui plût de : « donner sa fille unique en mariage à Monsieur François, ici présent, qui est tout françois ». On se jeta à genoux, on pleura de joie, à l'exception de la reine, qui parut fort courroucée. L'empereur fut outré, mais aux yeux de l'Europe, feignant d'avoir cédé à la sollicitation de ses sujets, Louis XII sauva la face.

Les fiançailles de Claude de France et de François de Valois.

François et Claude furent fiancés séance tenante. Aux termes du contrat de mariage du 22 mai 1505, solidement motivé, l'accord est conclu pour « le très grand profit, utilité et seureté de nosdits Roïaume, Païs, Seigneuries, Sujets et chose publique d'iceux », après « l'avis et les supplications » des Princes, Seigneurs, Prélats, gens du Conseil, Grands et notables personnages, députés et délégués des Princes, grosses villes et cités du Royaume. Claude y est désignée, non comme Duchesse de Bretagne – ce qui est voulu par sa mère, fort en colère de ce qui vient de se passer – mais comme « très excellente et puissante Princesse, Madame Claude de France ». Le Roi constitue en dot à sa fille les comtés de Blois, de Soissons, d'Asti, les seigneuries de Coucy, « et tout ce qu'il y a au Roïaume, qui n'est que de l'apanage », se réservant l'usufruit sa vie durant. Du côté maternel, compte tenu des avantages considérables qui furent accordés à Claude lors des fiançailles avec Charles de Luxembourg, la reine serre drastiquement les cordons de la bourse. Elle constitue en dot à sa fille,« la somme de cent mille écus d'or », sans rien y ajouter, en particulier aucune terre ou seigneurie. Ce n'est pas tout à fait rien, mais compte tenu de la fortune de la reine, c'est négligeable : une somme identique fut déjà accordée, en 1455, à Marie de Bretagne, fille du Duc François Ier, grand-père d'Anne de Bretagne, lorsqu'elle épousa le Vicomte Jean de Rohan, pour « droits de succession tant de père que de mère ». La mauvaise humeur de la reine transparaît dans la maigreur de cette dot, peu digne de la plus grande souveraine de la chrétienté. François de Valois est tenu d'accorder les garanties d'usage : « bien dûment assigner sur ces terres … au profit de madite Dame Claude », ces cent mille écus étant « de vrai patrimoine et héritage pour madite Dame et ses héritiers ». On prévoit que si Claude vient à passer de vie à trépas sans laisser d'hoirs, la reine récupérera le magot, si elle survit à sa fille. Ce n'est pas tout. Anne « par la grâce de Dieu, Reine de France, Duchesse de Bretagne » impose un addendum au contrat. Alors que son traité de mariage avec Louis XII, en janvier 1499, prévoyait que s'il naissait deux enfants du couple royal, le deuxième hériterait du duché de Bretagne – clause destinée à soustraire définitivement la Principauté aux convoitises françaises – Anne se réserve la possibilité, s'il lui naît un enfant mâle de lui donner sa Duché, si elle l'estime opportun : « S'il avenoit, [ce] que Dieu veuille, que la reine ait enfant mâle, elle pourra disposer de la Duché de Bretagne au profit de sondit fils, et bailler si bon lui semble et faire le vœu, nonobstant le contenu du contrat de mariage du Roi et de ladite dame, auquel quant à ceux, iceux Sieur et Dame ont expressément dérogé et dérogent par ces présentes, le surplus néanmoins du Traité demeurant en sa force et vigueur en toutes autres choses ».

Cette disposition a manifestement été arrachée au Roi par sa femme, pour mieux garantir l'avenir de la Principauté, et empêcher ce petit imbécile d'Angoulême, à la faveur de son mariage avec Claude, de devenir Duc de Bretagne.

Ce contrat solennel engageant l'avenir de la Bretagne, sont présents et signent du côté breton : le Chancelier de Bretagne, l'Evêque de Nantes, les seigneurs de Rohan et de Rieux, le Général des finances de Bretagne, entres autres.

L'opposition d'Anne au mariage. Tant qu'Anne vécut, elle ne cacha pas son hostilité au mariage de sa fille avec François de Valois. Elle espéra qu'il n'aurait pas lieu. Les témoignages des chroniqueurs, sur ce point, concordent. Ainsi Martin du Bellay : « Elle voulait un autre gendre, elle n'aurait pas laissé les choses en arriver là … Le mariage ne s'étoit su faire du vivant de ladite royne Anne, parce qu'elle aspiroit plutôt au mariage de Charles d'Autriche, pour ceste heure, empereur ». Brantôme confirme : « [si la reine] eust vescu, jamais le roy François ne l'eust espousée…[elle] la vouloit fort marrier à Charles d'Austriche, depuis empereur ; si elle eust vescu, cela se fust faict, car elle s'en faisoit accroire par-dessus son mary, et mesmes pour le mariage de ses filles, desquelles elle vouloit avoir la totalle charge et soucy ».

Quelles raisons poussèrent Anne à s'opposer avec une sorte de fureur à une union qui, du côté français semblait raisonnable à tous, et faisait de sa fille une future reine de France ? Les chroniqueurs ont invoqué, sûrement avec raison, la haine farouche qui opposait la reine à Louise de Savoie. Martin du Bellay : « Et disoit-on que l'occasion qui à cela la mouvoit, estoit pour la haine qu'elle portoit à Madame Louise de Savoye, mère dudit Duc d'Angoulesme ». Brantôme confirme : « Elle haissoit mortellement Madame d'Angoulesme, depuis Madame la régente, n'estant leurs humeurs guères semblables, et peu accordantes ensemble …elle vouloit colloquer sadite fille avec Charles d'Austriche ».

Anne ayant perdu tous les enfants qu'elle avait eus de Charles VIII, considérait avec irritation ce gros garçon joufflu, débordant de vie et de santé, aimé du Roi de surcroît, qui le considérait comme son fils. La principale motivation de la reine était que ce mariage mettrait son duché en danger. S'il advenait qu'elle n'eût pas d'enfant mâle, et que François montât sur le trône de France, c'en fût fait de la Bretagne ; Claude, devenue reine, n'aurait pas été en mesure de s'opposer à la volonté de son mari de s'emparer du Duché. Dom Morice est de cet avis : « Deux raisons étaient causes de cette opposition [de la Reine au mariage]. La première parce qu'elle haissoit la Comtesse d'Angoulême, mère du Comte … La seconde… est qu'elle prévoyoit que par cette alliance la Bretagne alloit être unie irrévocablement à la couronne. »

De là à prétendre qu'Anne a été l'unique artisan des fiançailles de Claude avec Charles de Luxembourg, et qu'elle a voulu ce mariage dans le but de démembrer le royaume, il y a loin. C'est cette thèse que soutient Michelet : « Anne, toujours mal mariée, et par la raison politique qui unissait son duché à la France, vivait d'orgueil et de domination. Maximilien, son fiancé, qu'elle ne vit jamais, mais qu'elle aima, eut son cœur et, depuis, nul autre … Elle ne se mêlait pas moins des affaires de la France. Les ambassadeurs étrangers songeaient à s'assurer d'abord des deux vrais rois, du roi femelle (sic) et du roi cardinal [Georges d'Amboise]… Elle n'avait au cœur que sa Bretagne, le souvenir de Max (sic), son premier fiancé et une ambition furieuse pour cette fille au maillot. Elle la voulait impératrice du monde, femme du petit-fils de Max [Charles de Luxembourg]. Cet enfant redoutable, qui allait absorber les trois couronnes de l'Espagne, de l'Autriche et des Pays-Bas épouvantait l'Europe de sa future grandeur : elle le voulait encore plus grand …Mari fidèle et bon père de famille [le Roi] associait la Reine, autant qu'il pouvait, à la royauté. Le pis, c'est qu'elle restait souveraine étrangère, correspondant directement avec le Pape, lui restant fidèle dans la guerre que lui fit le Roi. Celui-ci, toujours maladif, tombe malade, s'alite. Elle le soigne seul, l'enveloppe, en tire un pouvoir pour le mariage de sa fille ; et, avec ce pouvoir, elle signe d'un coup la mort de l'Italie et de la France, rayant Venise de la carte, et démembrant la monarchie… Est-ce tout ? Non ; à une nouvelle maladie du Roi, en 1505, elle veut enlever sa fille en Bretagne, saisir l'héritier du Royaume, le jeune François Ier. Elle eût biffé la loi salique, abaissé la barrière qui ferme le trône à l'étranger… Elle eût raflé la monarchie » (!).

Cette position absurde n'est plus admise par personne. Au début du siècle pourtant, Henry Lemonnier écrit encore : « On n'arrive pas à s'expliquer par quelles raisons, en vue de quels profits matériels, le Roi avait consenti à signer de pareils engagements, et ses conseillers à y donner leur adhésion. On ne peut y voir que l'effet de la monomanie d'Anne de Bretagne et de la décrépitude maladive de Louis XII… Il faut presque admettre que le fond des choses, c'était l'hostilité engagée depuis longtemps, bien que latente, entre Anne de Bretagne et Louise d'Angoulême. Ces deux femmes, si différentes d'esprit et de mœurs, se détestaient. Anne, acharnée à obtenir un fils, toujours déçue dans ses espérances, malgré des grossesses répétées, était mise hors d'elle par la présence de ce jeune Comte d'Angoulême, héritier présomptif du royaume. Le mariage de sa fille Claude avec lui ne la satisfaisait pas, parce qu'elle sentait bien qu'après la mort de Louis XII, toute l'influence irait à la mère du nouveau roi, et que la Bretagne ne resterait pas sous le gouvernement de sa fille ».

Des raisons objectives confortaient la reine dans son opposition au mariage de sa fille avec l'héritier des Angoulême. Le Dauphin François, né en 1494, en cette période de forte mortalité infantile, pouvait fort bien disparaître ; il était difficile de ne pas y penser. Le roi et la reine pouvaient encore avoir des enfants. Le Roi était d'une santé chancelante, mais il prouva jusqu'à la fin de ses jours qu'il était apte à remplir ses fonctions de géniteur. Née en janvier 1477, les espérances de la reine étaient fondées, puisqu'elle eut encore de son mari deux enfants, la princesse Renée, en octobre 1510, et un garçon qui ne vécut qu'une heure, le 23 janvier 1512. Les contemporains ont souligné son extrême désir d'avoir des enfants, et qu'elle faisait consciencieusement ce qu'il fallait pour cela. Son avenir comme celui de la Bretagne dépendait de ses maternités futures. Mère d'un dauphin, elle fût devenue une reine-mère respectée ; mère de deux enfants, elle aurait eu la satisfaction de voir l'un régner sur la France, l'autre sur la Bretagne. A l'inverse, François de Valois, devenu Roi, sa sécurité risquait de se trouver compromise, tant la haine que lui vouait la famille d'Angoulême était puissante. Elle n'avait pas même l'assurance que sa fille épouserait le Roi, ni qu'il la laissât jouir en paix du duché de Bretagne, dont on pouvait craindre qu'il tenterait de s'emparer. Le mariage avec François d'Angoulême n'était qu'une éventualité, tout juste une plausibilité. Pour avoir elle-même, enfant, été promise aux fils du Roi d'Angleterre, de l'Empereur, du Roi d'Aragon, et été au centre de nombreuses négociations matrimoniales avant même qu'elle eut atteint 10 ans, elle savait ce que valaient ces engagements matrimoniaux, et qu'ils étaient rompus aussi facilement que conclus.

Le mariage de Claude et de François d'Angoulême.

Mais les choses n'allèrent pas comme Anne l'avait souhaité. François continua à prospérer. Elle n'eut pas de fils survivant, seules ses deux filles vécurent. A l'issue d'une cruelle maladie, elle rendit l'âme le 9 janvier 1514, après avoir recommandé ses enfants – par nécessité politique, probablement – à sa mortelle ennemie, Louise de Savoie. Elle fut très regrettée de la France comme de la Bretagne. Si son caractère déterminé lui avait valu des ennemis, sa piété et sa bonté foncières lui avaient gagné les cœurs, même si ce fut graduellement et par étapes. Au château de Cognac, où se trouvait le Dauphin François, sa sœur Marguerite et leur mère Louise de Savoie, la joie éclata sans mélange. Le 14 janvier, François fit une entrée solennelle à Angoulême : la loi naturelle venait d'éliminer le principal obstacle à son accession au trône. Louise nota triomphalement dans son journal : « Le lundy 9 de janvier 1514, la Reyne Anne trespassa à Blois…le mercredy 11 de janvier, je partis de Cognac pour aller à Angoulesme … le samedy 14 de janvier, mon fils, à 3 heures après-midi, fit son entrée à Cognac ».

Jusqu'à la fin, la reine avait nourri l'espoir que Claude épouserait Charles de Luxembourg. Elle-même avait été mariée à Maximilien d'Autriche, alors Roi des Romains, pendant un an. Le mariage avait été célébré à Rennes le 19 décembre 1490. A la grande stupeur de l'Europe, elle épousa secrètement le roi Charles VIII, à Langeais, le 6 décembre suivant, et devint Reine de France, sans même que son précédent mariage – non consommé charnellement, il est vrai – fût annulé. Si l'on en croit Sismondi, dans les tous derniers jours de sa vie, elle appela Fleuranges auprès d'elle ; il avait de nombreuses relations en Allemagne. « C'estoit, écrit-il, pour quelque menée qu'elle vouloit faire avec le roi de Castille [Charles de Luxembourg] et toute la maison d'Autriche; et avoit le cœur merveilleusement affectionné à faire plaisir à cette maison de Bourgogne ».

La reine disparue, toutefois, le mariage n'alla pas de soi. Maulde de la Clavière relate en détails les hésitations du Roi. Louis XII, dont le grand chagrin avait été de n'avoir pas de fils, s'était pris d'affection pour son neveu François. Sa vivacité, son esprit charmeur et enjoué le séduisirent . Il le considérait comme son fils. Mais avec les années, les défauts du Dauphin devinrent évidents. Il multipliait les conquêtes féminines. A ce moment, il menait une liaison avec la belle Madame Disomme. Ce que le Roi pouvait admettre en sa qualité d'oncle, était moins supportable en sa qualité de futur beau-père. Surtout, son esprit d'économie, lui si jaloux de ses deniers et de ceux de ses sujets, s'offusquait des dépenses de François, qui étaient devenues extravagantes. Pour l'année 1514, les dépenses de sa maison dépassèrent cent quarante mille livres : la dot d'une fille de France !

Ces désordres financiers le scandalisaient et le peinaient. A-t-il ouvert les yeux sur le peu d'affection que lui rendait la famille d'Angoulême, à qui il avait tant donné ? C'est ce que suggère Zeller, qui écrit qu'on lui avait rapporté que François ne le respectait guère dans ses propos privés, tant il est vrai qu'il n'aspirait qu'à hériter .

Selon les usages des Cours, le roi réserva sa décision jusqu'au dernier moment. En mai, le bruit courut encore d'une nouvelle combinaison matrimoniale aux termes de laquelle Claude épouserait l'Archiduc – qui deviendrait donc le Duc de Bretagne – sa sœur Renée épousant son frère … et Louis XII leur sœur ! Le duc d'Angoulême retournait à son néant.

Le 8 mai, le roi partit pour Saint Germain. Le mariage fut annoncé soudain, le 13 mai, sans tambours ni trompettes. Sans enthousiasme d'ailleurs. Alors que le mariage des filles de France donnait lieu traditionnellement à des réjouissances grandioses, celui-ci se déroula dans la plus grande simplicité, le 18 mai. André de la Vigne, témoin écrit : « Ni trompettes, ni clairons, ni tambourins, ni ménétriers ; pas de joutes ni de tournois, pas d'ambassadeurs, pas l'ombre de draps d'or ni de soie, de satin, ni de velours ».

Après la messe et le dîner, le roi alla chasser comme d'habitude, et tout fut dit. Il faut l'imagination de Fleuranges pour voir dans ce mariage une cérémonie grandiose, ce qu'elle ne fut pas : « Le Roy avoit auparavant baillé audict Sieur d'Angoulesme le Duché de Vallois, afin qu'il eust nom Duc… Incontinent partit dudict chasteau d'Amboise, bien accompaigné et vinst à Saint Germain-en-Laye, qui est un fort beau chasteau à cinq lieues de Paris, beau parc en belle chasse. Et luy arrivé, au bout de quatre jours après, feurent faicts les nopces les plus riches que vis jamais ; car y avoit dix mille hommes habillés aussi richement que le Roy, ou que Monsieur d'Angoulesme qui estoit le marié. »

En fait, la cérémonie fut sombre et triste. Le roi et Claude souffraient de la mort de la reine. Tout le monde était vêtu de noir, le roi ne voulut pas lever le deuil, même pour cette journée. Zeller dit que François fut très mécontent de cette absence de pompe, et qu'il rapporta le fait à l'avarice de son beau-père. Cette fois, la Bretagne était bel et bien captée par un prince français, ce que l'on remarqua . Louis XII fut triste, et ne manifesta aucun plaisir. De Maulde, qui a tout lu, commente : « Quant au Roy, on eût dit Abraham immolant de ses propres mains la chair et de sa chair, après avoir longtemps sondé les profondeurs du ciel, sans y apercevoir l'ange libérateur. Vraiment, il voyait déjà de ses yeux sa fille succomber aux mauvais traitements ».

François ne marqua aucun empressement auprès de sa jeune femme et retourna à ses plaisirs.

En juillet, il se rendit au château de Blois où séjournaient le roi et sa fille. Louise s'y rendit aussi ; elle faillit en mourir ; elle écrit : « Le 8 de juillet 1514, je cuiday demeurer à Blois pour jamais car le plancher de ma chambre tomba ; et j'eusse esté en extrême danger, n'eust esté ma petite bigote [sa chienne ?] et le Seigneur des Brûlés, lesquels premièrement s'en aperceurent. » Et d'ajouter rageusement : « Je crois qu'il falloit que toute cette maison fut réclinée sur moy et que, par permission divine, j'en eusse la charge ».

Un couple mal assorti.

On ne connaît à peu près rien des sentiments de Claude à l'égard de son époux. La tradition veut qu'elle en fut très amoureuse, car il était très bel homme. En réalité, on sait seulement qu'elle lui fut très docile, de même qu'à l'égard de sa belle-mère, qui ne le ménagea pas. Elle a si peu intéressé les historiens et les biographes qu'on ne connaît que peu de choses de sa personnalité. Brantôme, d'ordinaire si prolixe, ne lui consacre, en tout et pour tout … qu'une page et demie … Il en trace le portrait suivant : « Elle fut très bonne et très charitable, et fort douce à tout le monde, et ne fist jamais desplaisir ny mal à aucun de sa court ny de son royaume. Elle fut aussi fort aymée du Roy Louys et de la Reyne Anne, ses père et mère et estoit leur bonne fille et la bien aymée, comme ils luy monstrarent bien…Le Roy son mary luy donna la vérole qui luy advança ses jours. Madame la régente, sa belle-mère, la rudoyoit fort ; mais elle se fortifioit le plus qu'elle pouvoit de son bon esprit et de sa douce patience et grand sagesse pour supporter ses rigueurs ».

Claude était en tous points un personnage insignifiant. Elle était née à Romorantin, le 15 octobre 1499, chez sa future belle-mère, Louise de Savoie. Elle était petite ; elle qui n'avait aucune prédisposition à être belle, sa forte corpulence ne fit que s'accroître avec ses grossesses. L'un de ses rares portraits est tracé de la main de l'ambassadeur Gattinara, dans une lettre à Marguerite d'Autriche : « Du visaige, elle ressemble fort à la Reyne, sa mère, elle est bien petite et destrange corpulence, … et certes sa grâce de parler supplest beaucoup de la faulte de baulté ». Bref : aucun charme physique, peu d'intelligence, aucun charisme : la nature ne l'avait point choyée.

François était tout l'inverse. Ses contemporains le décrivent d'une manière flatteuse. Le Loyal serviteur : « Beau prince autant qu'il ny en eust point au monde ». Mézeray surenchérit : « Lorsque ce prince parut sur le throsne à la fleur de sa jeunesse avec la mine et la taille d'un héros, avec une merveilleuse adresse dans tous les nobles exercices d'un cavalier, brave, libéral, magnifique, civil, débonnaire et bien disant, il attira l'adoration du peuple et l'amour de la noblesse ».

Martin du Bellay confirme ces louanges : « Il estoit magnanime et généreux, amateur de bonnes lettres, lequel, par son moyen, a illuminé les ténèbres d'ignorance, lesquelles avoient régné par cy-devant. Il aima toutes gens d'esprit …et fit venir de toutes les parties du monde gens instruits en toutes sciences et arts libéraux, pour édifier la jeunesse en bonnes mœurs et sciences : et, combien qu'il eust esté noury aux estudes en son jeune âge, n'estoit science de laquelle il ne pust rendre raison, d'autant qu'il avoit souvent communiqué avecqs gens excellens en toute érudition et que Dieu l'avoit doué de divine mémoire de sorte que toutes gens qui l'ont hanté, ont confessé avoir plus apprins de luy que luy d'eux ».

Pour Brantôme, qui ne tarit pas d'éloges, c'est mieux encore. Ne craignant pas l'hyperbole, il le compare à « Alexandre, Pompée et d'autres » (sic). Il était, selon lui, grand de sa taille, de corpulence très belle, bon chrétien, aimant Dieu « sans le jurer ni blasphémer oncques » servant fort « l'église catholique, apostolique et romaine …fort réveremment, sans aucune bigoterie et hypocrisie ». Ce n'est pas tout : il n'était « ny envieux, ny usurpateur du bien d'autrui … » …, bon à son peuple « ne le tyrannisant par trop » (sic) ; au demeurant, fort doux, miséricordieux, apte au pardon, préférant disgracier que punir, très grand justicier, respectueux de sa mère et lui obéissant, amateur de belles lettres et de « sçavantes personnes » , libéral et magnifique, aimant à donner, etc… Sauf à préciser que François était superficiel, léger, versatile, peu entendu intellectuellement, grand dépensier, oppresseur de son peuple par les charges fiscales monstrueuses qu'il lui imposait pour soutenir ses guerres, mauvais stratège et capitaine – quoique courageux - , inapte à la gestion des affaires civiles comme des affaires militaires, peu habile à choisir des collaborateurs intelligents, peu scrupuleux lorsqu'il s'agissait de s'emparer du bien d'autrui (de sa femme Claude, de sa belle-sœur Renée, du connétable de Bourbon, de Semblançay …), il était indiscutablement un personnage séduisant, d'une bonhomie souriante et aimable, qui lui attirait presque partout la sympathie. A côté de son ilote d'épouse, timide, réservée, sans aucun attrait physique ni intellectuel, François de Valois avait fort grande allure et attirait à lui avec aisance tous les suffrages.

Sa vie conjugale fut à l'image de celle de nombreux rois de France qui, quoique peu attirés par leurs femmes, accomplirent avec une régularité pendulaire leur devoir de géniteurs d'héritiers royaux. Claude fut grosse chaque année, et même si elle avait eu de l'énergie à dépenser dans d'autres tâches, elle n'aurait guère eu le temps de se préoccuper d'autre chose que de mettre bas ses enfants. Elle fut encore plus prolixe que sa mère ; en neuf ans, son mari lui fit six enfants. François eut d'autant plus de mérite d'honorer son épouse avec cette ponctualité, qu'il dépensait abondamment son énergie par ailleurs, auprès de ses multiples conquêtes et maîtresses. On aurait pu dire de Claude ce que Commynes écrivait à propos de Charlotte de Savoie, femme de Louis XI : « La reine n'était pas de celle avec qui le roi pût prendre beaucoup de plaisir ; mais bonne dame était ».

François de Valois, Duc de Bretagne. Réactions des Bretons.

Un problème a souvent été soulevé : la vraie Duchesse n'était-elle pas Renée plutôt que Claude ? Dans la mesure où le traité de mariage d'Anne de Bretagne et de Louis XII prévoyait que le deuxième enfant – le premier étant devenu roi de France – monterait sur le trône de Bretagne, Claude était-elle habilitée à devenir Duchesse ? Lors du procès qu'elle fit à son neveu, Charles IX, à son retour d'Italie, Renée devenue veuve du Duc de Ferrare soutint cette thèse en justice. Dans sa requête au roi elle écrit : « Par le traité de mariage entre le Roi Charles VIII et la Royne Anne, mère de la suppliante, appartiendroit au second enfant le duché de Bretaigne ; et depuis, par le traité de mariage d'entre le Roi Louis XII et la Royne Anne, ses père et mère, le duché de Bretaigne appartiendra au second enfant de leur mariage, soit masle ou femelle. »

En réalité, les droits de Claude au trône de Bretagne ne font aucun doute. Les lois de dévolution de la couronne dans le duché, moins rigides qu'en France, appelaient la fille aînée à la succession de son père décédé, à défaut d'héritier mâle. Il n'y a aucune trace que la légitimité de Claude ait été contestée en Bretagne durant son règne. Plusieurs mentions explicites de son titre de Duchesse, à elle donné dans des actes ou comptes-rendus officiels démontrent que telle était bien sa qualité. Le problème aurait pu se poser si Claude avait été mariée à François, Dauphin de France, du vivant d'Anne de Bretagne. Le danger de voir engloutir le duché dans le royaume aurait alors peut-être conduit à prendre des mesures destinées à prévenir la situation. Anne aurait-elle pu modifier la loi de succession, et imposer Renée sur le trône après elle ? Rien ne prouve qu'elle eût obtenu le consentement des États. Renée, au demeurant, était âgée de quatre ans seulement lors de la mort de sa mère en 1514 ; il n'était pas sans risque de placer une enfant sur le trône et de désigner un régent. D'autant que le traité de mariage d'Anne et de Louis XII prévoyait qu'à défaut de deuxième enfant habile à succéder à la reine, la clause valait pour les générations suivantes, le deuxième enfant – mâle ou femelle – de Claude devenant l'héritier de la couronne ducale.

On n'a pas conservé de trace des réactions des Bretons au mariage de Claude avec François de Valois. Cette union ne fut pas pour eux une surprise, ayant été décidée huit ans auparavant, en mai 1506, à l'occasion des États de Blois. Leurs députés y avaient d'ailleurs été appelés, et il semble qu'ils aient témoigné la même opposition que les français aux fiançailles de Claude avec Charles d'Autriche. De plus, ils eurent vent des pourparlers en cours en vue du remariage du roi avec une princesse d'Angleterre. Le Duc de Valois n'était donc que le « présomptif », l'« héritier apparent », comme le dit Saint Gelais lors des fiançailles de 1506 : rien ne prouvait encore que François deviendrait roi de France.

On a souvent écrit que François n'a pas porté le titre de Duc de Bretagne. Les déclarations de Renée, lors du procès intenté par elle au roi Charles IX à son retour d'Italie, ont accrédité cette idée . Rien n'est plus faux. La tradition bretonne n'interdisait pas à un prince étranger, devenu mari de la Duchesse, de prendre le titre de Duc, même si, aux yeux des Bretons, il n'était rien de plus qu'un « prince consort ».

François porta son nouveau titre immédiatement, car il est vrai qu'il était prestigieux . Une anecdote rapportée par Fleuranges en témoigne. Lorsque Marie d'Angleterre, la nouvelle reine de France, arriva à Abbeville, le 8 octobre 1514, François convia à souper les princes d'Angleterre. Premier prince du sang, il avait l'habitude qu'on lui donnât du « Monseigneur ». Or, les Anglais s'obstinaient à l'appeler « Monsieur le Duc ». Il s'en étonna « vu qu'il y en a tant par le monde, et que vous l'êtes comme moi », leur dit-il. A quoi ils répondirent : « que c'estoit pour ce qu'il estoit duc de Bretagne [et] que c'estoit la principale duché de toute la chrestienté, et qu'il se devoit nommer duc, sans queue », c'est à dire sans autre précision, le titre se suffisant à lui-même . Tel était en effet le prestige des ducs de Bretagne, que partout, eux et leurs ambassadeurs passaient devant tous, immédiatement après les rois, car leurs ancêtres avaient été rois, et fort antiquement . On vit encore François faire ostensiblement étalage de son titre de duc de Bretagne, en novembre 1514, lors des joutes organisées à Paris à l'occasion du mariage du roi, dans lesquelles il porta les couleurs de la reine. Devenu roi le 1er janvier 1515, il n'en fit plus usage dans sa titulature habituelle, mais conserva son titre de duc de Bretagne pour tous les actes de gouvernement réalisés dans le duché. Il évita de s'en servir d'une manière publique pour la double raison que, roi d'un pays ennemi de la Bretagne, il ne fut jamais accepté sincèrement par les Bretons. Ce que confirment les juristes du roi Charles IX dans un acte en réponse à la duchesse Renée de Ferrare : Si le roi François 1er, écrivent-ils, ne porta pas le titre de duc de Bretagne, ce n'est pas parce qu'il n'y eut pas droit, mais parce que « cela se faisoit pour desmouvoir (= ôter l'émotion) un peuple qui estoit encore rebelle et contumax de sa nature, et d'autant plus difficile à dompter [qu'il avait] la mémoire, le souvenir et la douleur du prince en son pays … » . Rares sont en effet les actes dans lesquels les Bretons acceptent de reconnaître le roi de France comme duc de Bretagne.

II. La dépossession de Claude de son héritage.

Anne disparue, sa fille se révéla incapable de prendre la moindre décision. Elle n'avait aucun goût pour les affaires d'État. La chancellerie de Bretagne continua à exister, distincte de la chancellerie de France. Philippe de Montauban, chancelier, avait été restauré dans ses fonctions par Anne de Bretagne, en même temps qu'elle rétablissait le gouvernement breton par une initiative spectaculaire prise le 9 avril 1498, le surlendemain même de la mort de son mari Charles VIII. Le chancelier de Montauban, serviteur fidèle de la monarchie bretonne, resta en fonction jusqu'à son décès, en juillet 1514.

1°) L'administration du duché est confiée à François d'Angoulême ; lettres patentes du 27 octobre 1514.

A peine sa fille mariée, Louis XII, Duc de Bretagne par sa femme, fit l'objet de sollicitations pressantes de la part de son gendre et de ses amis. Les revenus du duché étaient considérables ; en 1514 – 1515, ils avoisinaient 500.000 livres, soit un cinquième environ de ceux du royaume : de quoi permettre à François, en plus de ses autres ressources, de faire figure de grand seigneur et de dépenser beaucoup. Fleuranges relate ainsi les hésitations du roi : « En faisant ce mariage, il luy bailloit le duché de Bretaigne pour en jouir présentement. Mais cela ne [se]fist pas sans beaucoup d'affaires, car le roi, qui estoit un peu chatouilleux sçavoit bien comment il avait faict au feu roy, et craignoit que le dict sieur d'Angoulesme ne luy en voulust faire autant ». Le dauphin fut « merveilleusement bien servi, spécialement par Monsieur de Boissy, grand mestre de France, et par le trésorier Robertet, qui pour lors gouvernoit tout le royaume ».

Du côté breton, on connaît mal les préliminaires de l'opération. L'extrême susceptibilité des Bretons pour tout ce qui concernait leur gouvernement et leurs institutions donne à penser qu'il y eu négociations préalables avec le roi. Les États semblent avoir sollicité cette passation de pouvoirs. L'acte du 27 octobre 1514 l'affirme explicitement : « Loys par la grâce de Dieu, Roy de France … comme depuis le trespas de feu nostre très chère et très-amée compagne la Royne, comme père et légitime administrateur de nostre très-chère et très-amée fille Claude de France et duchesse de Bretagne…par les gens des trois Estats d'icelluy pays nous a esté très-instamment supplié et requis, que pour le bien, proffit et utilité dudit pays et duché, et en ensuivant les coustumes, us et observances d'icelluy pays, voulussions de laisser ledit duché de Bretaigne et la totale administration d'icelluy à notre très-cher et très-amé fils le duc de Vallois, comte d'Angoulesme… ».

Les lettres royales confèrent à François l'administration du duché : « Ledit duché, ensemble l'administration, maniement et totale disposition dudit duché et affaires d'icelluy, avons délaissé et délaissons à notre dit filz, le duc de Vallois, comte d'Angoulême ». L'acte comporte une réserve importante. Il est accompli conformément aux « coutumes, us et observances d'icelluy païs » : François devient duc, non pas en vertu du pouvoir du roi de disposer de l'administration du duché, mais « comme mari et espoux de nostre dite fille Duchesse de Bretaigne ». L'acte ajoute : « Voulant que doresnavant il pourvoye aux faicts et affaires dudit pays, soit en finances, bénéficies, offices et autres choses qui y pourront cy-après survenir ». La délégation de compétence est donc totale. D'autre part, il lui confrère le titre de duc de Bretagne : « Que ce faisant, il se dise, porte, nomme et intitule Duc de Bretagne ». Les droits de Renée sont explicitement réservés. Tout ceci, est-il précisé, se fait « sans préjudice du droict de nostre tres-chere et tres-amée fille Renée de France a et peut avoir audit pays et Duché ».

Le 18 novembre, délivrance fut faite du duché à François d'Angoulême par acte séparé rédigé dans des termes identiques . Dom Morice confirme les évènements de la manière suivante : « Le comte d'Angoulême ne devait pas voir tranquillement un mariage (celui de Louis XII avec la princesse Marie d'Angleterre) qui pouvait l'exclure un jour de la couronne. Pour le dédommager, en quelque sorte, du tort qu'on lui faisait, il demanda l'administration du duché de Bretagne, comme époux de Madame Claude, à qui cette principauté appartenait depuis la mort de la reine Anne. Le roi, qui comptait la gouverner lui-même sous le nom de ses filles, ne reçut pas bien la proposition du Duc d'Angoulême. Il craignait que ce jeune prince, devenu maître de la Bretagne, n'abusât, au préjudice du royaume, de la puissance où on l'élèverait. Il savait l'embarras que cette province avait causé aux Rois, ses prédécesseurs, et il n'avait pas oublié les troubles qu'il avait occasionnés lui-même en France par l'appui qu'il avait trouvé à la cour du Duc François II. Quelque répugnance qu'il eût d'accorder au Duc d'Angoulême ce qu'il demandait, il céda aux instances des États de la Province, qui entrèrent volontiers dans les vues de ce jeune Prince, dans l'espérance d'être gouverné comme il l'avait été sous les ducs ».

François ne daigna pas rendre visite aux Bretons. Il se contenta d'y envoyer en mission Antoine Duprat, alors Président au parlement de Paris. Selon Paul Lacroix, cela ne se passa pas pour le mieux. La question fut portée devant le Conseil du roi .

L'accession de François d'Angoulême au duché de Bretagne a souvent été mal interprétée. Lobineau et Morice parlent de « don », de « cession » du duché par le roi de France à son neveu. Cette manière de présenter les choses est inexacte : Louis XII n'avait aucune possibilité de donner à quiconque un duché qui ne lui appartenait pas. François devint duc de Bretagne, selon une procédure régulière, les États étant intervenus dans le débat. Les actes du 27 octobre et du 18 novembre furent certainement rédigés après concertation entre la chancellerie de Bretagne et la chancellerie de France.

2°) Le mariage de Louis XII et de Marie d'Angleterre.

La détresse du roi à la mort de sa femme fut profonde ; le chagrin fut universel, tant en France qu'en Bretagne et à l'étranger. Elle avait été son soleil, l'air qu'il respirait ; il ne voyait que par elle et ne pouvait se passer d'elle. Il ne parlait que de mourir : « Allez, dit-il, et faictes le caveau et le lieu où doipt estre ma femme, assez grant, pour elle et pour moy, car, devant que soit l'an passé, je seray avec elle et lui tiendray compaignie » . Brantôme confirme : « [il ne pouvoit] oublier la reyne Anne, sa très chère femme qu'il avoit toujours tant aymée ».

Pourtant, le désir de voir le royaume en repos, peut être le souci d'avoir un fils, le conduisirent à sceller la paix avec l'Angleterre, en épousant la princesse Marie, sœur du roi Henri VIII, alors fiancée à l'archiduc.

La princesse, alors âgée de seize ans, était fort belle. L'ambassadeur de Maximilien en fait de grands éloges : « C'est l'une des plus belles filles que l'on saurait voir, et il ne me semble point en avoir oncques vu une si belle. Elle a très bonne grâce et le plus beau maintien, soit en devises [en conversation] et danses, ou autrement que possible est d'avoir ; et elle n'est rien mélancolique, ains toute récréative. J'eusse cuidé qu'elle eût été de grande stature et venue, mais elle sera de moyenne stature, et me semble proportionnée mieux qu'autre princesse que je sache en Chrétienté » .

Les négociations allèrent leur train. Veuf au mois de janvier, le roi se trouva bientôt fiancé. Le mariage eut lieu par procuration ; le 7 août, Louis de Longueville, marquis de Rothelin, épousa Marie au nom de Louis . Le contrat de mariage fut établi à Paris le 14 septembre . Selon le Loyal serviteur, le roi n'avait pas grande envie de se remarier ; il le fit par devoir : « Aussi n'en avoit-il pas grant vouloir ; mais parce qu'il se veoyoit en guerre de tous côtés, il ressembla au pélican » . Brantôme donne la même version des évènements : il épousa la belle marie « quaysy comme contraincte, se sacrifiant pour son royaume, pour achepter la paix et l'alliance d'Angleterre ».

La princesse, embarquée à Douvres, où elle fit ses adieux aux siens, débarqua à Boulogne entourée d'une suite nombreuse et brillante. Du Bellay relate : « Après que les choses furent accordées, le Roy s'approcha de la Picardie, pour recevoir sa femme future ; et arrivé qu'il fut à Abbeville, qui estoit environ le dixièsme jour d'octobre 1514 envoya Monsieur d'Angoulesme à Boulongne pour recueillir ladite dame Marie. Auquel lieu de Boulongne estant arrivé ladite Marie, fut par lesdits seigneurs recueillie magnifiquement et conduite en grant triomphe jusque à Abbeville ou le Roy alla au devant d'elle ». Louise de Savoie, toujours grinçante lorsqu'il s'agit de Louis XII note dans son journal « Le Roy, fort antique et débile, sortit de Paris pour aller au devant de sa jeune femme ». Né en 1462, le roi n'est pas si vieux que cela, mais il est malade : « Il n'estoit pas vieil homme … ce fust dommage quand ceste maladie de goutte l'assaillit », écrit Fleuranges.

La princesse Marie étant arrivée à Abbeville le 8 octobre, le mariage fut célébré le lendemain ; l'union fut bénie par le cardinale de Prie. Claude servit la reine, comme elle avait accoutumé à faire pour sa mère. Madame Louise ne parut point, ce qui fut très remarqué ; elle était furieuse de ce mariage qui compromettait l'avenir de son César. Anne de France, duchesse de Bourbon, fille de Louise XI, assista aux cérémonies.

Louis s'efforça de se montrer à la hauteur. Il s'en vanta : « Le lendemain, écrit Fleuranges, le roi disoit qu'il avoit faict merveilles ». Mais le chroniqueur n'en croit rien : « Toustefois, je crois ce qu'il en est, car il estoit bien malaisé de sa personne ».

La nouvelle reine fut, aussitôt que mariée, privée de son entourage anglais : en matière d'espionnage et de double jeu, le roi était orfèvre, et savait que sa femme aurait pu transmettre à son frère des secrets qu'il n'avait pas à connaître. Marie fut couronnée solennellement le 5 novembre dans l'église abbatiale de Saint Denis, à quelques pas de la fosse où avait été déposée le corps d'Anne de Bretagne moins d'un an plus tôt. Le lendemain, elle fit son entrée à Paris.

Dans le courant du mois de novembre, eurent lieu des joutes somptueuses, dont l'organisation fut confiée au dauphin. François y reçut une blessure légère, que Louise de Savoie note anxieusement dans son journal : « Le 29 novembre 1514, mon fils, courant en lice aux Tournelles, fut blessé entre les deux premières joinctes du petit doigt, environ quatre heures apres midi ».

Le mariage du roi, dit-on, fut la cause de sa mort. Celui-ci modifia du tout au tout ses habitudes. Auprès de cette jeune femme, il avait honte de paraître un vieillard. Il se levait tard, s'attardant dans son lit auprès de son épouse ; lui qui déjeunait à 8 heures, le fit à midi ; lui qui se couchait à 6 heures, se coucha à minuit. D'avare, il devint prodigue. André de la Vigne fournit la même version : « A laquelle chose mist si bonne payne comme il est vraysemblable que mal luy en prist. En cuydant faire ung filz, il deffit un homme ».

L'ambassadeur Dandolo avait prédit : « S'amuser avec une femme de 18 ans, une des plus belles princesses d'Europe, au dire unanime, c'est pour le roi un changement notable et tres dangereux dans son état de santé. ». Les clercs de la Basoche disaient qu'on lui avait envoyé une haquenée « pour le porter plus vite et plus doucement en Enfer ou au Paradis ».

A la vérité, le Très Chrétien mourut vraisemblablement de maladie. Il rendit l'âme le 1er janvier 1515, vers minuit, date bénéfique pour le dauphin : « ce lui fust une belle estrenne, pour un premier jour de l'an, vu que ce n'estoit point son fils » commente Fleuranges.

Il s'en fallut de peu que la beauté de la reine causât la perte du dauphin. Les deux jeunes gens se plurent. On dut monter la garde auprès de la reine, pour éviter qu'ils se rencontrassent charnellement. Si François l'avait engrossée, et que l'enfant fût un garçon, son malheureux père en eût perdu le trône . Le plus cocasse fut que Claude participa à cette surveillance. Marie se mit au lit pour une durée de six semaines « sans veoir, fors la chandelle » .

On fit grand train pour évacuer le cadavre du roi. Dès le 3 janvier, il était à Notre Dame de Paris, le 4 à Saint Denis. Une précipitation inhabituelle, si l'on considère la pompe et le faste habituels des obsèques royales. Avare, Louis avait dépensé cinquante deux mille livres pour l'enterrement de son cousin Charles VIII ; prodigue, François ne dépensa que treize mille livres pour son bienfaiteur .

Une dernière émotion attendait le jeune roi : la reine Marie … se déclara enceinte. Ce fut une consternation pour François et sa mère. On savait qu'entre elle et le duc de Suffolk, qui l'avait accompagnée en France, il y avait une « merveilleuse amitié », ce qui donnait lieu à toutes les suppositions. Mais Louise veillait : « Madame la Régente, qui estoit une Savoyenne qui scavoit que faire des enfants, et qui voyoit qu'il y alloit trop de bon pour elle et pour son fils la fit si bien esclairer et visiter par médecins et sages-femmes… qu'elle fut descouverte en son dessein ». Marie fut autorisée à quitter le royaume, avec un douaire important de cinquante cinq mille livres . Elle épousa Suffolk. Louise tira la leçon dans son journal : « Mon fils fut oint et sacré … pour ce suis-je bien tenue et obligée à la divine miséricorde, par laquelle j'ay esté amplement récompensée de toutes les adversités et inconvéniens qui m'estoient advenus en mes premiers ans et en la fleur de ma jeunesse. Humilité m'a tenue compagnie, et Patience ne m'a jamais abandonnée ».

En tout, le bon roi Louis avait été marié du 9 octobre 1514 au 1er janvier 1515, soit deux mois et trois semaines. Si le mariage fut cause de sa mort, ce fut un lourd tribut .

Claude fut sacrée à Saint Denis le 10 mai 1517. Elle fit son entrée à Paris le 12 mai.

3°) Claude est dépouillée de ses revenus : la « donation » du 22 avril 1515.

L'année 1515 est marquée par plusieurs évènements importants, bien connus, mais qui n'ont donné lieu à aucune analyse juridique approfondie à ce jour, même de la part de d'Argentré.

On se tromperait lourdement en croyant que le droit médiéval de cette époque est peu évolué, et se trouve encore dans un état embryonnaire. Les principes généraux du droit médiéval sont fondamentalement les mêmes que les nôtres, en particulier en matière de contrats. Ces principes doivent être rappelés ici, car ils sont essentiels à la compréhension de ce qui va suivre.

- Les actes juridiques ne valent que s'ils sont conformes au droit, à loi, à la morale ; les actes illicites, non conformes aux bonnes mœurs et à la morale sont nuls.

- Le consentement des parties qui contractent ou qui s'obligent doit être libre. Quiconque agit sous l'effet de la contrainte (par force), de la peur (par trop grande paour), par dol (tricherie) ne s'engage pas : les conventions conclues dans ces conditions sont nulles (convenance qui est fete par force ou par paour n'est pas à tenir).

- Dans un contrat, il doit y avoir réciprocité et équilibre des obligations : celui qui échange un bien contre un autre doit recevoir un juste prix ou un bien de valeur équivalente ; n'a droit à rien celui qui n'a rien donné en échange de ce qu'il prétend recevoir.

- Les mineurs (sous âgés), les pauvres d'esprit, fous, sourds, muets, bénéficient d'une protection renforcée ; en général, ils ne peuvent contracter ni s'obliger. La femme mariée est juridiquement protégée contre les abus susceptibles d'être commis par son mari. Elle ne peut faire « convenance » qui soit contre elle. Elle n'est engagée que par des conventions qui lui sont « profitables et non dommageables ».

- Non seulement les actes conclus ou passés par dol, violence ou tricherie sont nuls, mais encore le responsable doit être condamné à des dommages et intérêts et à des peines d'amende.

- Le fait de s'emparer du bien d'autrui, ou larcin (vol) doit être puni proportionnellement à son importance.

La « donation » du 22 avril 1515 : Claude est dépouillée de tous ses revenus.

On ne connaît pas la genèse de cet acte singulier. François Ier y a t-il pensé seul ? A-t-il été incité par sa mère ? C'est probablement Antoine Duprat, ancien président du Parlement de Paris, nommé chancelier dès le mois de janvier 1515, qui y songea, car tel était son rôle.

L'acte fut passé par devant Jehan du Pré et Jehan Dain, notaires du roi au Châtelet de Paris, en présence du chancelier Duprat et d'autres seigneurs français : Arthur Gouffier, Grand Maître de France, Fleurimont Robertet, trésorier de France.

Contrairement à ce qu'on a dit, l'acte ne se présente pas comme un don, mais comme une cession comportant une contre-prestation : il est stipulé que Claude « cède, quitte, transporte » à son mari « les Duchés de Bretaigne et Comtés de Nantes, de Bloys, d'Estampes et de Montfort », ainsi que « les Seigneuries de Montfort » sans rien y réserver. Il ne s'agit pas d'un don à perpétuité, mais de ce que nous appelons un « usufruit » (c'est à dire un droit de jouissance de la chose d'autrui). Le roi n'acquiert pas la propriété de ces terres et seigneuries, il est admis à « en jouir sa vie durant » et, s'agissant de la Bretagne « à être réputé et tenu vrai Duc de Bretaigne et Comte de Nantes ».

Ce contrat comportant une réciprocité, les notaires royaux, afin d'éviter les difficultés, imaginent non pas une contre-prestation, mais deux contreparties. La cession est faite en rémunération

« du don qu'il a plu (au roi) de faire (à sa femme Claude) des Duchés d'Anjou, Angoumois, comté du Maine » ; d'autre part, en raison de la peine que le roi prend « de se charger du mariage de sa sœur Madame Renée de France et l'en décharger ».

Cette « transaction » ne semble avoir à ce jour attiré l'attention d'aucun juriste. Or, il s'agissait d'un détournement des revenus de Claude et, qui plus est, de tous ses revenus.

Quant au fond, le contrat était nul de plein droit pour deux raisons au moins. D'une part, il ne comportait aucune réciprocité vraie. Claude n'obtint jamais la propriété du duché d'Anjou, attendu que celui-ci fut donné par ailleurs … à la mère du roi, Louise de Savoie, qui en porta le titre et en perçut les revenus jusqu'à sa mort. C'était une imposture grossière. Le roi, d'autre part, en sa triple qualité de souverain, de beau-frère et de tuteur de sa belle-sœur Renée, avait l'obligation, selon les coutumes, le droit et la morale, de gérer son patrimoine en bon père de famille, de le lui restituer à sa majorité, sauf à se rembourser des frais légitimes exposés par lui. Or, non seulement, il ne s'acquitta pas de cette tâche, mais il dépouilla la princesse Renée de ses biens, comme nous le démontrerons plus tard.

L'objet du contrat était illicite, immoral, contraire aux bonnes mœurs. Il ne s'agissait pas de procéder à un échange de biens entre les époux, mais de dépouiller Claude de tous les revenus des terres et seigneuries faisant partie de son héritage et de celui de sa sœur, sans rien lui donner en contrepartie ; l'échange n'était qu'apparent, c'était une supercherie juridique.

Le consentement était vicié : Claude n'était manifestement pas en mesure de comprendre ce à quoi elle s'engageait, en tout cas de s'opposer aux volontés de son mari.

Quoique le problème d'une telle « cession » ne se soit jamais produit au cours de l'histoire de Bretagne, il est hors de doute que le droit public breton ne permettait pas qu'une duchesse en titre, par une convention privée de surcroît, se dépouillât de la totalité des revenus de la Principauté, en en faisant cadeau à un prince étranger fût-elle mariée avec lui ; le mari de la souveraine, pièce rapportée dans l'édifice institutionnel de Bretagne, y remplissait tout juste le rôle de géniteur des héritiers légitimes à venir. Les coutumes du duché exigeaient que tout acte important fût soumis à l'approbation des États. S'ils avaient été admis à délibérer sur cet acte absurde, ils auraient évidemment opposé un refus indigné.

Le pseudo motif inséré dans l'acte selon lequel « les Reynes peuvent donner à leurs maris durant leur mariage, elles ne sont [pas] subjettes aux coutumes, loix, ni constitutions » était évidemment sans effet. A supposer qu'une telle dérogation s'appliquât aux reines de France, elle ne pouvait valoir pour une duchesse de Bretagne : plus que quiconque, le souverain breton était soumis à loi de son pays, puisqu'il l'incarnait, et qu'il en était une des sources principales.

L'affaire n'était, en tout, rien d'autre que ce que Philippe de BEAUMANOIR dénomme « larrecin » (ou larcin), c'est à dire l'appropriation du bien d'autrui. En langage moderne : un vol.

Si l'on sait que les revenus du duché atteignent à cette époque un demi million de livres – soit un quart environ du budget de la France – on mesure l'ampleur de la « soustraction » opérée par le roi de France à son bénéfice.

L'élimination de Claude de la propriété de ses duchés de Milan et de Bretagne .

« Donations » du 26 juin 1515.

Plus surprenant encore sont les actes que François Ier fit signer à sa femme le 28 juin 1515. Tout d'abord, Claude lui céda son duché de Milan. Claude était propriétaire de ce duché, sur lequel son père avait régné peu de temps. François avait pu, à un moment ou il sentait que les choses lui échappaient, invoquer ses prétendus droits personnels sur le Milanais, comme descendant de Valentine de Milan . Mais les choses avaient tourné autrement, et il avait épousé Claude.

Le même jour, Claude signe un deuxième acte au bénéfice de son mari . Quant à l'objet, il s'agit cette fois, étant rappelé que le 22 avril précédent, une donation a été faite « seulement à vie », de céder, transporter, donner « par donation faite entre-vifs irrévocable … nosdits duché de Bretagne, comtés de Nantes, de Bloys et de Montfort, et seigneurie de Coucy, sans rien y réserver ni retenir, pour jouir d'icelles perpétuellement ». Cette donation ne prend pas effet immédiatement, mais seulement au cas qu'il n'y aurait pas « d'enfans descendus de notre mariage » ou, en cas de descendants, si le roi survit à leur décès. On fait dire à Claude que le précédent acte du 22 avril n'a « pas du tout satisfait son vouloir ».

S'agissant de la cause, la donation est justifiée par la nécessité de compenser les « frais, mises et dépenses » que le roi doit exposer pour la conquête du duché de Milan, « les peines et travaux qu'il prend continuellement pour icelui recouvrer …le grand et quasi infini argent qui est sorti du Royaume de France, tant pour le conquérir que pour le garder ».

L'acte est passé dans la même forme que précédemment, devant notaire, en présence du roi, acceptant, du chancelier Duprat, de Florimont Robertet, de Robert Gedoin. Aucun seigneur breton n'est témoin à l'acte.

Pour les mêmes raisons – plus encore que ci-dessus – cet acte était nul, d'une nullité que nous qualifions aujourd'hui d'absolue, voire même inexistant, tant il était entaché d'irrégularités.

Il était illicite et immoral. Il ne s'agissait pas d'un don, mais d'un « larcin » déguisé. D'autant que l'acte n'avait pas seulement pour effet de dépouiller la duchesse en titre, mais ses héritiers légitimes. Si Claude fût morte sans enfant, Renée lui aurait succédé : le roi spoliait donc les deux sœurs, et pas seulement l'aînée. Si Renée était morte à son tour sans enfant, les héritiers légitimes du trône étaient le vicomte Jean de Rohan. La Bretagne toute entière était spoliée par cette combinaison, les Bretons n'ayant jamais cessé de vouloir un souverain particulier.

La clause de précaution insérée une nouvelle fois dans le contrat, savoir que « les Reynes ne sont pas subgettes aux constitutions et coutumes par lesquelles les donations faictes par les femmes à leurs maris durant leur mariage pourraient être invalides », était sans effet, pour les mêmes raisons que ci-dessus : les lois françaises n'avaient aucune application en Bretagne.

Enfin, le contrat était illicite parce que le droit public breton n'autorisait aucune transaction sur la propriété du duché, à plus forte raison au bénéfice d'un souverain étranger.

Ce prétendu contrat, d'autre part, n'avait pas de « cause ». Non seulement les avantages consentis par Claude étaient unilatéraux, mais de plus l'acte la spoliait gravement : le même jour, elle se trouvait délestée de ses deux duchés, les plus belles de toute la « Chrestienté », représentant l'un avec l'autre plus d'un million de livres de revenus par an, soit la moitié environ du budget de la France !

Comment croire, malgré la précaution prise par les rédacteurs de préciser qu'elle avait agi de sa « pure et franche volonté… bien conseillée et advisée » qu'elle était consciente du dépouillement dont elle était victime ? A l'évidence, on ne peut admettre qu'elle fut consentante au sens juridique du terme. Les actes qu'on lui fit signer le même jour démontrent indirectement qu'elle n'était pas seulement « peu entendue », mais d'une inconscience qui frisait la débilité.

Le plus étonnant est qu'on lui fit accepter une clause aux termes de laquelle, si ladite donation venait à n'avoir pas son « plein et entier effet » elle serait condamnée à verser des dommages et intérêts à « mondit Seigneur le Roi », et ce « soubz l'hypotèque et obligation de tous et chascun de nos biens et mesmement desdits Duché, Comté et Seigneurie de Coussy » !

Enfin, dans la forme, l'acte était inopérant : la Bretagne, l'une des puissances de l'Europe, ne pouvait évidemment être cédée en toute propriété par un acte bourgeoisement passé devant un notaire.

La lecture de ce document provoque le malaise. A-t-on osé le rendre public ? Ce qui donne à le penser, c'est que Dom Morice a pu le recopier dans les archives de la chambre des comptes de Nantes : il s'y trouvait donc. S'agissait-il, au contraire, d'un de ces actes rédigés « à toutes fins utiles », pour valoir dans le futur, et se créer un titre en cas de besoin ? Le compte rendu de la séance des États réunis en 1532 à Vannes ayant disparu, on ne le saura jamais.

4°) Le testament de Claude de Bretagne.

Le 26 juillet 1524, Claude mourut comme elle avait vécu : sans ennuyer personne. On ne connaît pas la cause de sa mort. Brantôme écrit : « Le Roy, son mary, lui donna la vérole, qui lui advança ses jours ». Louise n'eut apparemment aucun regret, ni de la perdre, ni de l'avoir « fort rudoyée durant sa vie ». Elle note dans son journal : « Madame Claude, Reyne de France, et femme de mon fils, laquelle j'ai honorablement et amiablement conduite : chacun le sçait, vérité le cognoist, expérience le démonstre, aussi fait publique renommée ». On fit les éloges d'usage et de belles funérailles. On prétendit qu'à sa mort « son corps fit miracles ». Une grande dame des siennes, étant un jour tourmentée de fièvre chaude, recouvra soudain la santé. Clément Marot a laissé une épitaphe, d'une grande platitude : son modèle ne l'a pas inspiré.

On ignore les conditions dans lesquelles Claude a testé. Etant donné ce que l'on sait de son manque de volonté, on peut présumer qu'elle rédigea son testament de la même manière qu'elle le fit pour les dons ci-dessus. La bibliothèque Mazarine a conservé une copie de l'acte :

« Le nom de Dieu préalablement appelé savoir faisons à tous, présents et avenir, que tres haute, tres puissante et tres excellente dame Claude, par la grâce de Dieu, Royne de France, Duchesse de Bretaigne, comtesse de Bloys, de Montfort, d'Estampes, de Soissons et de Vertu, dame de Coucy, saine d'entendement, malade en son lit, a faict et ordonné son testament ou ordonnance de dernière volonté en la forme quy s'ensuit.

Premièrement, elle a recommandé son ame à Dieu, notre Créateur, père et rédempteur, à la glorieuse et Sacrée Marie et à toute la Cour céleste de Paradis, a voulu son corps mettre en sépulture ou il plaise au roy son tres cher, tres aimé seigneur et espoux et ses obseques et funérailles estre faites au plaisir, discrétion et volonté dudit seigneur, et a institué et institue le seul héritier universel en tous et chacun ses biens, meubles et immeubles en quelques part ou lieux qu'il soit situé ou assis, son cher et tres aimé fils aîné François, Daulphin deViennois, et Duc de Valentinois, et après son décès, ses hoirs malles procréés de legal mariage perpétuellement tant que sa lignée droite durera avec le droit d'ainesse et primogéniture de l'un à l'autre successivement gardé…

Si la lignée masculine de sondit fils aisné ledit Seigneur, daulphin venoit à faillir (que Dieu ne veuille) sans héritiers malles, veult ladite Dame iceulz biens parvenir à notre tres cher tres amé fils Henry duc d'Orléans son second fils si lors est en vie et, en deffault de luy, ses enfants malles survivants … ledit droit d'ainesse et primogéniture gardé.

Et si la ligne masculine de sondit fils Henri, duc d'Orléans venoit à faillir, que Dieu ne veult, ladite dame ses biens parvenir à son tres cher et tres amé fils Charles d'Angoulesme, son troisième fils. »

La reine, par ailleurs, disposait que ses enfants, Henry, Charles, Charlotte, Marguerite et Madeleine disposent « de telles parts et portions qui leur doivent appartenir par les coutumes des lieux ou ces dits biens sont situés et assis, et desquels elle n'aurait pas disposé en faveur de son fils ainé ».

Le testament fut fait au château de Blois le 26 juillet 1524, environ deux heures après minuit. En dehors des notaires et de son confesseur, assistaient à la signature de l'acte l'évêque et duc de Langres, son grand aumônier, Raoul Huvanet, son général des finances et quelques autres témoins. Il n'est fait état de la présence d'aucun seigneur breton. La reine ordonnait que le roi fût son seul exécuteur testamentaire, le suppliant « très humblement » vouloir commettre tel personnage qui lui plairait pour l'exécution et accomplissement dudit testament.

Fait important, on lui fit approuver que le roi fût usufruitier et qu'il eût la jouissance de tous les biens de Claude sa vie durant.

La lecture du texte ci-dessus montre que Claude, contrairement à ce qui a été écrit à peu près partout, n'a nullement institué le dauphin François, héritier du duché de Bretagne. Le légataire universel est celui à qui on lègue la totalité ce que l'on possède, dans la limite, bien entendu, de ce que la loi autorise à léguer. Or, on ne pouvait évidemment acquérir la couronne de Bretagne par legs, dons ou héritage ; on devenait duc de Bretagne parce que la coutume bretonne en décidait ainsi, non parce que le duc défunt avait décidé de privilégier tel ou tel de ses héritiers à cette fin. La loi du royaume de France était la même. Lorsque le roi prétendit en 1539 donner à son fils Henri, devenu dauphin, le duché de Bretagne, en avancement d'hoirie, le parlement s'y opposa. Il rappela la loi fondamentale du royaume, aux termes de laquelle, les biens de la couronne sont indivisibles, n'appartiennent qu'au roi, et ne peuvent être ni cédés ni légués :

« Bailler part et portion des biens, terres et seigneuries du Royaume et de la Couronne, importeroit déclaration qu'ils fussent divisibles…La Couronne, les terres et seigneuries quelconques d'icelle ne [peuvent] souffrir aucune scission, division, séparation ou diminution…Par cette maxime du droict, des gens du droict et lois naturelles françoises, il a toujours esté soustenu que les terres et Seigneuries de la Couronne ou qui sont du domaine d'Icelle, n'ont jamais peu estre baillées pour part et portion, ni héréditairement aux enfans de France, qui n'en peuvent rien avoir et tenir que pour leur appanage, et entretenement. ».

Pour les mêmes raisons, les biens de la couronne de Bretagne ne pouvaient être ni divisés ni légués. Claude ne pouvait ni bailler, ni donner, ni léguer à l'un quelconque de ses fils la couronne de Bretagne, pour la même raison que les rois de France pour leur propre couronne :

« Ladite concession ne peut être hereditaire, laquelle qualité ne peut avoir lieu ez terres et biens de la Couronne …… Des biens de la Couronne, l'on ne peut bailler part et portion à ses enfans … Les terres et Seigneuries de la Couronne de France ne sont hereditaires, ni déférés par succession en qualité hereditaire, mais sont déférés par la loy du Royaume avec l'intégrité, au seul successeur de la Couronne. »

Pour que la couronne de Bretagne fut transférée à François, fils aîné du roi, alors que selon le traité conclu entre Louis XII et Anne de Bretagne en 1499, c'est le deuxième enfant du couple royal qui était l'héritier légitime, la monarchie française dut manigancer d'autres opérations ; il en sera parlé plus tard.


Louis Melennec


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