Depuis un moment, un flou quasi-total règne sur la question touarègue et l'Azawad, une situation qui inquiète de plus en plus celles et ceux qui se battent pour la libération, et au premier chef ceux qui sont sur le terrain, sur le front. Les forces étatiques qui ½uvrent unanimement à l'éradication de l'amazighité travaillent sans relâche pour faire échouer le projet de femmes et d'hommes décidés à se libérer du colonialisme et à accéder à leurs liberté et souveraineté. Et pour y arriver, ils s'appuient, bien évidemment, sur des relais locaux acquis à la corruption et autres opportunistes. Il faut dire que depuis les évènements récents, notamment l'opération Serval et l'installation des troupes françaises dans certaines régions de l'Azawad, la situation évolue dans une opacité exemplaire ; il n'est plus secret que ce sont les officiers français qui tirent les ficelles et qui gèrent la situation, ce qui explique, en partie, les choses, lorsqu'on, notamment, a compris que la France n'a qu'un seul projet en tête : «la nord-mali-sation de l'Azawad».
Heureusement que sur le terrain, aussi bien les populations civiles qu'une majorité de combattants, n'ont pas renoncé à l'idéal de liberté qui a animé le soulèvement de janvier 2012 contre l'Etat malien, et ils l'ont fait savoir. Le rôle des populations civiles de l'Azawad, et celui des femmes en particulier, est à saluer : il a certainement joué un rôle important dans les «marche-arrières» que la direction du MNLA a été amenée à faire après diverses dérives.
Et dans ce climat de flou, d'incompréhension et d'incertitude qui mine la question touarègue, il est important que des voix alternatives se fassent entendre. Hawad, cet infatigable maquisard de Timmujgha, en fait partie. Nous publions des extraits d'un de ses ouvrages, dont la parution est imminente, qui nous suggère une autre vision des choses ; une vision qui décortique implacablement certaines réalités difficiles à entendre, en les extirpant du brouillard de mensonges et de ruses qui dissimule sous de fumeux scénarios la situation même des Touaregs.
Avec l'autorisation des auteurs, que nous remercions vivement, nous reproduisons ci-après la présentation de l'ouvrage, une présentation d'Hélène Claudot-Hawad, ainsi que quelques extraits de l'ouvrage.
Masin Ferkal.
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HAWAD
Dans la nasse
Traduit du touareg (tamajaght) par l'auteur et Hélène Claudot-Hawad.
Ouvrage à paraître.
Présentation de l'ouvrage.
Dès la première ligne de ce nouvel ouvrage au titre évocateur, Hawad campe trois lettres énigmatiques : « Z, T, alpha » car, dit-il, « les lettres sont pour nous des piliers plus solides que les montagnes. Alpha, la voyelle, incarne la capacité de passer d'un état à l'autre, de dynamiser les choses, tandis que les consonnes sont fixes ». C'est pour entamer le travail de transformation de la douleur touarègue et pour desserrer les mailles du filet que Hawad a recours à nouveau à l'alchimie des lettres et aux autres procédés de la « furigraphie » qui font s'entrechoquer les sons, les mots, les images, afin de recréer un mouvement, un « fourmillement », un élan, dans une situation immobile et sans issue.
Le texte, achevé en mars 2013, a été écrit dans la tension du soulèvement de l'« Azawad » qui commence au début de l'année 2012, jusqu'à l'intervention militaire française en janvier 2013, aboutissant finalement à remettre sur pied l'Etat et l'armée du Mali en pleine déliquescence et à les réinstaller en force au Sahara, confirmant « l'oubli » du peuple touareg.
Face à l'amnésie, comment exister ? Comment faire entendre ce qui a du sens pour les habitants de ces terres arides dotées de leurs propres noms et de leur propre histoire ? Comment faire émerger une autre voix derrière la cacophonie médiatique des scénarios terroristes, de l'activation des peurs, du déploiement des avions rafales, de l'installation des drones, des tueries de civils, des appellations contrôlées, et des mots impérieux qui classent sans partage l'axe du « mal » et l'axe du « bien » ?
Pour Hawad, la fabrication de l'Azawad a enterré l'essentiel d'une lutte centenaire, celle d'un peuple qui cherche à se libérer du joug colonial et néocolonial. S'il s'adresse à l'Azawad dans ce texte, c'est en tant que partie de lui-même – c'est-à-dire du Touareg qu'il est –, une partie qui a atteint une telle étape de souffrance, de misère, d'oppression, qu'elle accepte l'effacement derrière les étiquettes qu'on lui accole. A travers ce personnage évanescent, au bord du gouffre, privé de parole, d'espace, de droit à l'existence, Hawad tente de raccommoder une silhouette qui, même si elle n'a plus de bras ni de jambes ni de langue, peut se redresser en se projetant ailleurs, vers un horizon acceptable. Il cherche à replacer dans sa trajectoire originale le brûlé attiré par l'incendie qui le détruit et à métamorphoser sa souffrance en terreau de résistance, une résistance d'un autre type, qui nécessite de revenir à soi-même, à son imaginaire, à sa manière de penser le monde autrement, et non à travers les lunettes de ceux-là mêmes qui lui refusent le droit d'exister.
Le chemin est long. Hawad se sert de la poésie, «cartouches de vieux mots, /mille et mille fois faussés, bricolés, rechargés », comme outil de résistance. Il nomme les degrés de décomposition du corps touareg et les intérêts miniers internationaux qui poussent à sa destruction et à son démembrement : « Le crâne est à In Amenas / mais le cerveau ancêtre Des-Chameaux / transformé en combustible essence gaz mazout / coule dans les sillons ruisseaux/gorges de nos défaites/au-delà du désert et de la mer. / Et il sert d'engrais aux collines de lard/amoncellements de graisse/Etats aux armes et articulations obèses, / désastre ! » Il échancre les blessures de la défaite et les fait saigner pour provoquer à nouveau une réaction, pour ranimer le corps tétanisé, pour ramener le regard à la lucidité :
« Quand on est chair/embrochée au cercle de feu/ il faut savoir fixer les flammes ». L'objectif est de pouvoir évaluer la situation clairement et d'adopter la posture distanciée qui convient :
« Dégoût, Azawad, crache de haut comme un chameau/mais vise bien, crache sur le bon ½il !/Un guérillero doit savoir choisir sa cible/et économiser ses tirs ! ». Tout ce qui fait mal est explicitement énoncé, comme la solitude – « Tu es seul, Azawad,/sans munitions ni bras/ni compagnons ni alliés à l'horizon » –, ou le déni – « Qui sont les auteurs des manuscrits ?/Qui sont les fondateurs des murs de Tombouctou ? / N'est-ce pas les tribus Imessoufa, Imaqesharen, Igdalen, /Ilemtayen et les Igelad, / Touaregs qui aujourd'hui/[…] sont brûlés » –, ou la destruction – « Visages miroirs brisés,/portraits de femmes enfants vieillards,/ terre et hommes jetés dans l'incendie,/à genoux dans la boue/du feu en activité », ou la répétition du désastre colonial – « privation pénurie/peste liturgie des agonies sous le chaos/épilepsie tellurique tremblements de terre/litanies et chapelets d'expropriations /exclusions exterminations / défilé d'avalanches violences / destructions et leurs cortèges/ricochets des débris de soi / qui s'écrasent /sur d'autres sifflements du néant » –, ou les illusions – « Ne crois pas que sous la roue/du char, tu trouveras un nid de poule,/salut, oubli, où te blottir » –, ou les vaines compromissions – « Ne quémande pas le souffle/de ton existence,/bouscule le destin./L'exterminateur des tiens/n'a pas besoin de tes services », ou l'invasion technologique – « Aujourd'hui dans les cieux du Sahara et du Sahel,/il n'y a plus de corbeau ni de vautour,/seulement des drones et des rafales ».
Face à l'adversité et à l'inégalité des forces, face à l'indifférence du monde qui « D'un seul tir de dynamite […] raye du registre de l'existence/l'autre accent de l'humanité/pour laisser place à la précipitation/meute ruée vers les affaires carrières/mines d'uranium or pétrole gaz/autoroutes galeries abîmes/villes casernes fourmilières/champignons toxiques/expropriation négation annihilation/de notre existence », Hawad installe les piliers qui servent à bâtir le seul toit qui peut durablement abriter les Touaregs, c'est-à-dire eux-mêmes se reconnaissant en eux-mêmes : « Hors toi, il n'y a aucun autre Touareg de substitution/derrière lequel tu pourrais te reposer ».
Pour traverser l'incendie, il déploie les hallucinations poétiques, « expiration maladroite, aile, souffle, papillon de l'embrasement/des émotions, halètements épileptiques/qui enjambent tempêtes vagues flammes/chaos anomie destructions ». Il épelle les mots de passe qui permettent de retrouver le chemin : « La balise, c'est toi,/toi témoin solitaire » et d'affronter « La remontée des déserts et des mirages/… ton héritage à toi seul ». Il « dilue le carcan » en dépassant l'horizon « dans le regard rêve engouement/paysage à perpète/absolu lointain horizon bleu/pays d'outre-pays/emmiragé, rêve ».
Voir plus loin que les limites du regard immédiat est l'un des thèmes récurrents des écrits de Hawad, où seuls les aveugles et les fous apparaissent doués de clairvoyance. L'objectif est de penser au-delà du cadre étriqué de l'ordre établi, de renoncer aux seuls rôles auxquels ce dernier cantonne les Touaregs et de détricoter la grammaire dominante pour se voir par ses propres yeux : « Azawad, mordicus/cramponnetoi- cramponnetoi,/ mord les fibres de ton imaginaire./Et lâche les chimères folkloriques/des zoos humains ».
Car, comme l'auteur le rappelle inlassablement au fil de ses ouvrages : « Être vaincu est un
art/qui se travaille dans la solitude/de la pénombre. »
Bruit et percussions de mots, débordements, déchaînement, fureur, dérision, caractérisent l'écriture de ces pages dont le souffle rapide, haletant, précipité, ironique, mordant finit par abolir le rythme régulé par la ponctuation devenue inutile et par ébranler le bien-fondé de la normalisation oppressive des mondes condamnés à disparaître, mais condamnés par qui ? La crue d'images redouble de vigueur, déferle et engloutit les catégories imposées pour esquisser d'autres passages, d'autres paysages, d'autres horizons à inventer, à l'issue d'une marche difficile. Hawad poursuit son objectif : mettre en vue l'invisible et l'inimaginable d'aujourd'hui en tentant d'atteindre le col qui offrira une vision large, enfin libérée des entraves.
Hélène Claudot-Hawad
Septembre 2013
Extraits
Azawad,
mâche le bandeau,
ronge les ténèbres
et heurte tes yeux à l'évidence.
Visages miroirs brisés,
portraits de femmes enfants vieillards,
terre et hommes jetés dans l'incendie,
à genoux dans la boue
du feu en activité.
Faim soif dans les entrailles
bourrées de balles silex,
provisions de voyage pour l'au-delà
de la pierre tombale.
Dans le désert des Touaregs,
il y a de l'or, du pétrole, du charbon, du gaz
et l'épouvantable uranium,
et la solitude
face au non droit et aux sévices.
Mouche du coche,
ton regard désarmé.
Eclipse.
Il faut qu'il s'éteigne
ton regard Azawad.
Ton existence dérange.
Les juges n'ont pas besoin
de ton témoignage.
L'ordre, c'est l'ordre,
et la vérité, quelque-chose à part.
Nul besoin des Touaregs
pour veiller sur le Sahara.
Chasse gardée battue ruée,
la traque aux « rouges » est ouverte.
Tombouctou Gao Kidal
Tchin Tabaraden Agadez In Gall
Tamanrasset Ghat Ghadamès,
sable air sous sol,
Sahara épave,
la tente horizon
des Touaregs s'effondre
sous un nikab d'obus et de bombes.
Silence !
Et le silence aussi se tait.
Et on écrase survivants et défunts,
troupeaux vallées montagnes et plaines,
sous un toit de chars autocanons
mitraillettes lance-flammes à grenades
et soldats assistés des forces auxiliaires,
couverture de balles et de canons,
nuées d'hélicoptères,
mirages drones rafales
gringos frankaouis.
Aujourd'hui dans les cieux
du Sahara et du Sahel,
il n'y a plus de corbeau ni de vautour,
seulement des drones et des rafales.
Saison de tornades youyouteuses,
galets de feu orages sirènes enfers,
fêtes des noces de Mars et de Vénus,
immaculée conception de Tombouctou.
Et pendant ce temps, les dragues creusent
la poussière saharienne
et courent en toutes directions.
Galop, boulimie.
Elles concassent
tout ce qui n'a pas d'intérêt.
Aucune sirène d'alarme Madeleine
ni police des droits de l'Homme
protection du patrimoine mondial,
personne ne s'inquiète
des cris d'anéantissement
des musées bibliothèques art
et écritures tifinagh mille fois millénaires.
Quelqu'un a-t-il été peiné
par la destruction des écritures, art
et cosmovisions touaregs ?
Aucun chien n'a jappé. La douane
de l'émotion et de l'imaginaire passe
sans rien voir ni entendre,
hormis Tombouctou et ses manuscrits d'hygiène
de la charia et de l'imam Malek.
Et pourtant Azawad,
dans le Sahara touareg,
même le silence crie à perte de vide.
Les tatouages huent
sur toutes les fresques lithiques
de Tanger jusqu'au fleuve Niger,
de l'oasis de Siwa jusqu'aux îles Canaries.
Points bien campés,
traits droits, zigzags gravés,
cercles et courbes,
figures et énigmes
d'une géométrie des horizons
et des temps infinis,
visions défiant l'inconnu,
vide passé ou à venir
avec la face de l'innommable.
[…]
D'un seul tir de dynamite,
on raye du registre de l'existence
l'autre accent de l'humanité
pour laisser place à la précipitation
meute ruée vers les affaires carrières
mines d'uranium or pétrole gaz
autoroutes galeries abîmes
villes casernes fourmilières
champignons toxiques
expropriation négation annihilation
de notre existence, et jusqu'au droit
de nous imaginer nous-mêmes
autrement.
Taourirt Amguid Taqourmayes
Ineker Reggan
Merveille de progrès !
Voici Azawad le foyer souche de ta ruine,
destruction édentée,
désolation des années 1966,
avec au commencement
l'expérience des tirs atomiques,
gerboises clouées sur la nuque
des vrais faux Touaregs empaillés,
épouvantails divaguant dans l'océan
des ondes radio-actives gaz radon,
morts errants avec les survivants exilés
sur leurs propres terres occupées.
Démons d'âmes pierres touaregs,
jusqu'à quand le souffle rampera
et mordra le crin mité de la vie
qui fuit son propre visage
pour celui de la mort ?
Mais comme si de rien n'était,
hors du corps, le souffle s'aventure,
déambule par habitude,
esquissant une silhouette
qui se redresserait au-dessus
de son ombre mutilée.
Une silhouette seulement sonore
ou le halo d'une aurore dressée
qui jamais ne courberaient le dos
sous le plomb de la terreur.
La terreur,
il faut la défier !
La terreur Arlit,
poumon terreur
de la quincaillerie atomique française,
la terreur chaos
que les artisans et les enfants
jouent à défier en lançant
anathème et bras d'honneur
à la gueule du réacteur,
déféqueur de désastre,
et en fondant et martelant
les scories et les douilles
des bombes atomiques
pour les bijoux et grelots
de la fiancée prophétesse,
la fiancée d'Anzar,
dieu fainéant de la pluie
châtré par le rôt d'un obus atomique
qui a raté sa trajectoire d'essai
pour frapper sans doute
la vraie cible.
Défaite !
Azawad, ne crains pas
qu'on te fasse cracher tes poumons.
Cela fait longtemps,
cent dix-neuf ans, Azawad,
que les destructeurs de ton pays
te veulent mort,
définitivement mort.
Mais jusqu'ici te voici,
mort gigotant,
mort vivant,
Et là-bas, loin,
tu veux toi aussi un jour
te dresser sur un pic,
comme nos pères mouflons.
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