Kerviel. 2e semaine d'audience : le doute s'installe

Communiqué de presse publié le 17/06/12 21:15 dans Justice et injustices par Reun Coupa pour Reun Coupa

De notre envoyée spéciale Monique Guélin.

Un tournant s'est amorcé dès mercredi (13 juin) avec l'audition des témoins concernés par les opérations de débouclage des positions prises par Jérôme Kerviel (JK) à partir de début janvier 2008.

Luc François (LF), le n+5 de JK, est un témoin important : il a vécu en direct la « crise » déclenchée les 18, 19 et 20 janvier à la suite de la découverte d'opérations fictives de grande envergure sur le compte de JK, et c'est lui qui a piloté les opérations de débouclage. On attend donc de cet homme qui se trouvait au cœur du dispositif, des réponses à des questions cruciales. Il s'agit notamment, pour la défense, de l'interroger à propos du montant des pertes de 4,9 milliards d'euros prétendument générées par les opérations de débouclage, puisqu'elles représentent le montant des dommages et intérêts réclamés à JK.

Le témoignage de Luc François pour la banque

Luc François affirme que seules les positions de JK ont été débouclées ; que, s'il a été décidé de maintenir le secret le plus strict pendant la durée du débouclage (vis-à-vis de l'extérieur, vis-à-vis des traders de la Société Générale (SG), y compris de celui qui a exécuté les opérations – Maxime Kahn), c'était parce que la banque redoutait, si la situation avait été rendue publique, une grave crise de liquidités, et aussi afin d'empêcher tout délit d'initiés ; il reconnaît que, dans cette perspective, des deals fictifs ont été passés (selon la méthode utilisée par JK !), afin de dissimuler les opérations de débouclage ; il assure, enfin, que la hiérarchie de JK a découvert les positions risquées de ce dernier brutalement, au cours de la crise.

Tout ce discours bien rodé est débité avec une calme assurance, qui ne devrait laisser place à aucun doute.

Interrogation de LF par la défense

Mais voici que le témoin est interrogé par Me Koubbi, et que soudain l'ambiance change. L'atmosphère s'épaissit, les 3 avocats de la SG, debout non loin de leur témoin, les regards rivés à lui, sont visiblement sous tension. Luc François perd de sa superbe. Ses réponses aux questions claires de l'avocat de la défense peinent à sortir, précédées de silences de plus en plus longs, son embarras devient palpable. Sous serment, l'homme soupèse manifestement ses réponses lorsque Me Koubbi lui demande si Maxime Kahn a effectué seul le débouclage : « …. oui » ; « seul ? » insiste Me Koubbi ? « …oui » ; « vous en êtes certain ? » ; « ...oui » ; « personne d'autre que Maxime Kahn n'a participé au débouclage ? », le presse encore l'avocat. Le « non » est long à venir.

De sorte que, voyant le témoin, sa prestation terminée, se diriger vers la sortie, on se demandait : pourquoi Luc François a-t-il été tout à coup si mal à l'aise ? Et quelque chose nous disait que nous allons bientôt le savoir.

La déposition de Maxime Kahn (MK)

Elle ne viendra pas, jeudi matin,contredire les déclarations de LF. Ancien trader, actuellement responsable d'une équipe de trading à la SG, Maxime Kahn est l'homme qui a exécuté le débouclage, pendant 3 jours, pour le compte d'un « mystérieux client ».

L'élément intéressant de son témoignage est la découverte, au cours de l'interrogatoire mené par David Koubbi, d'un épisode particulier dans la vie professionnelle de MK. En 1997, un de ses traders avait pris des positions directionnelles, hors limite, et les avait dissimulées par des positions fictives. C'est MK qui, déjà à l'époque, avait effectué le débouclage. Le trader avait été licencié.

Cet épisode est instructif : il nous indique que le système des opérations fictives n'a pas été inventé par JK : il était déjà connu à la SG. De plus, Me Koubbi fait remarquer qu'il est surprenant que les systèmes de contrôle de la SG de l'époque (de niveau 30) aient pu détecter une fraude modeste, alors que, 15 ans plus tard, lesdits systèmes, améliorés (niveau 100), n'aient pas réagi aux positions astronomiques de JK !

Le témoin suivant est très attendu

C'est le témoin-clé de la défense, tenu secret jusqu'au jeudi 7. Philippe Houbé (PH), c'est son nom, 56 ans, est salarié depuis 1993 au sein d'une filiale de la SG, la Fimat, société de courtage, rebaptisée aujourd'hui Newedge, où il est actuellement chargé de clientèle. A la Fimat, il était en charge du Back office. On a conscience que son témoignage, dont l'objectif a été annoncé dans une interview à Challenges deux jours plus tôt, pourrait faire basculer le procès (voir le site) de Challenges du 12-13 juin et (voir notre article)

Philippe Houbé a en effet la conviction que la SG était au courant des agissements de JK depuis 2007, et qu'elle l'a laissé faire avec le projet de l'utiliser, le moment venu, comme un fusible, afin de masquer ses propres pertes liées à la crise des subprimes. Il assure que son « intuition » d'une machination conçue par la banque est basée sur des éléments concrets.

Tout le monde se pose donc la question : le témoin sera-t-il crédible ?

L'homme qui s'avance vers la Cour d'un pas assuré et tranquille est d'apparence modeste, un peu éteinte, mais lorsqu'il prend la parole, d'une voix claire et posée, une lueur s'allume ; on la reconnaît : c'est la passion.

Passion pour son entreprise. Qu'il estime abîmée, salie par ses propres dirigeants qui « veulent sauver leur poste, ainsi que les avantages qui vont avec » – de même que la hiérarchie de JK, qui épouse les thèses de la direction pour les mêmes raisons. Il déplore l'image qui est donnée de la SG, « une banque où on gagne de l'argent, on ne sait pas comment ni combien » ?! Il évoque les milliers de salariés de la banque, dont la compétence est injustement attaquée depuis des mois, indigné que ces employés, hautement qualifiés et performants, « peut-être les meilleurs au monde », dévoués à l'entreprise, soient traités comme des amateurs, incapables d'un travail rigoureux.

Passion, également, pour la vérité : PH est venu là, spontanément (il s'était fait connaître de la défense en prenant contact avec le site du comité de soutien), parce qu'il croit que la SG ment, que JK n'est pas seul responsable des pertes affichées, et qu'il veut que justice soit faite.

Dès les premières déclarations du témoin, la Présidente, qui avait laissé les témoins précédents s'exprimer en continu, se livre à une tentative de déstabilisation caractérisée, en l'interrompant en saccades, le pressant de questions au détour d'un mot chopé au passage. Démarche inutile : pendant les 3 heures qu'a durée sa prestation, PH ne se laissera impressionner ni par la Cour, ni par l'avocat général, ni par les avocats de la SG ou par la représentante de la banque, Claire Dumas, avec laquelle il aura quelques échanges musclés. Cet homme a sa conscience pour lui, et rien ni personne ne peut altérer sa détermination.

De par sa position au sein de la Newedge-ex Fimat, PH a eu accès aux comptes de la SG, un des clients importants de la filiale, et son attention s'est concentrée sur l'année 2007. Il y repère un gros compte, avec énormément d'opérations d'un volume extraordinaire : c'est le compte de JK. Celui-ci masque ses positions considérables par des opérations fictives, qualifiées par PH de « petites bidouilles d'amateur » qui, selon lui, ne pouvaient abuser personne. Il affirme qu'il est techniquement impossible de dissimuler une position au-delà de 24 heures, et sûrement pas pendant une année ! Que la SG a été avisée des opérations de JK quotidiennement (ce que JK n'a jamais cessé de répéter), par des avis d'opéré, par des relevés de compte – justificatifs fiscaux -, des fichiers mentionnant toutes les opérations passées sur le compte-JK, résumant, donc, la situation de ce compte, tous documents envoyés directement à la SG, chaque jour.

Reprenant une assertion de Claire Dumas, la Présidente fait remarquer au témoin que les appels de marge sont payés de façon globale. PH acquiesce. Et que donc, ceux qui correspondent à JK sont noyés dans la masse. « Faux ! » rétorque PH. « Il existe des rapports synthétiques, très lisibles, pour chaque compte, qui sont envoyés aux différents services de la SG concernés – notamment à la hiérarchie de JK ». La Présidente ne dit mot, réalisant peut-être, enfin, que les propos de Claire Dumas ne sont pas à prendre pour argent comptant ? Néanmoins, celle-ci ne sera pas inquiétée pour son… approximation…

Mais ces rapports, ont-ils été consultés ? Où se trouvent-ils actuellement ? On cherche des preuves, en voilà ! Pourquoi ne pas les publier ??! Pourquoi la justice continue-t-elle à les ignorer délibérément ?

PH estime donc que les interprétations fournies par la SG à propos de l' « affaire Kerviel », sont incohérentes. Pour étayer ses déclarations, il a fourni la veille à la Cour des avis d'opéré, et autres documents bancaires, justificatifs fiscaux infalsifiables.

Mais pourquoi la SG aurait-t-elle menti ?

PH fait part à la Cour de ses motifs de suspicion :

– 1) il n'est pas d'accord avec certains chiffres affichés par la banque concernant les résultats du débouclage. Un débat technique s'engage entre le témoin et Claire Dumas. Comme à son habitude, celle-ci va fournir des explications résolument absconses, donnant à PH l'occasion « d'admirer ses contorsions pour rendre compliquées des choses qui sont en fait très simples ». On n'obtiendra pas de conclusion décisive à ce débat : la Cour tranchera.

– 2) il remarque que l' « affaire Kerviel » éclate au moment précis où les pertes latentes générées par les prises de position-JK en janvier 2008, sont exactement égales (1,4 milliard d'euros) aux gains du trader engrangés à la fin de l'exercice 2007 : coïncidence ?

– 3) il constate qu'au printemps 2007, lorsque l'on commence à parler de la crise des subprimes, la SG déclare 200 à 300 millions de pertes, une somme relativement modeste. Mais quand éclate l'« affaire Kerviel », 6 mois plus tard, la banque corrige ce chiffre et mentionne 2 milliards de pertes. La Présidente va-t-elle gober cette deuxième coïncidence ??

Il est regrettable que la Présidente ait renoncé « faute de temps » au débat contradictoire entre PH et MK, qu'elle avait pourtant annoncé quelques jours plus tôt - mais c'était, il est vrai, avant de connaître Monsieur Houbé, et sa farouche détermination. On aurait pourtant aimé entendre les réponses de MK au témoin, qui dénonce une détérioration du compte de JK au cours du débouclage. Madame la Présidente n'est pas curieuse.

Excellent Philippe Houbé, droit, simple, honnête. Et courageux : par ce témoignage il risque de perdre son emploi. Son passage aura été comme une bouffée d'air pur. Oui, le témoin est crédible.

Audition de l'expert judiciaire en informatique

La journée s'achève avec l'audition de Monsieur David Znaty (DZ), expert judiciaire en informatique, cité comme témoin par la SG.

DZ a examiné les bandes sur lesquelles ont été enregistrés, à son insu, les interrogatoires de JK, les 19 et 20 janvier 2008. Une première expertise, privée, effectuée à l'initiative de la défense, avait conclu que les bandes avaient été trafiquées, certains passages – environ 4 heures d'enregistrement ! – ayant été effacés. Une plainte pour faux et usage de faux avait alors été déposée par la défense.

DZ a cherché à donner à son expertise toutes les apparences d'un travail scientifique - schémas distribués à la Cour et aux avocats, explications techniques fouillées -, et ses conclusions sont fermes : les coupures observées sont liées aux caractéristiques de l'appareil d'enregistrement utilisé (système Nice), et les bandes n'ont fait l'objet d'aucune manipulation.

Me Koubbi a réagi avec vigueur à de telles affirmations, pressant l'expert de questions précises, d'ordre technique. Peu satisfait des réponses, l'avocat a annoncé qu'il allait demander une expertise judiciaire contradictoire car ses experts avait pris en compte ce système Nice.

Tout le monde pliait ses affaires et s'apprêtait à sortir, mais la Présidente avait encore un mot à dire. Tout sourire, elle s'adresse à l'expert : « J'ai été contente de vous revoir, Monsieur Znaty, vous qui êtes régulièrement désigné par nous comme expert, en raison de votre compétence ». Une déclaration qui a au moins le mérite d'être claire.

Conclusion jeudi soir

En quittant le palais de justice, jeudi soir, à la fin de cette deuxième semaine du procès, on se disait que la SG pouvait dormir tranquille : les preuves, tout le monde a compris qu'elles existent, mais il semble n'y avoir aucun risque que la justice aille les déterrer. Cependant, on avait le sentiment que la défense pourrait bien tenir encore en réserve quelques cartouches, et que celles-ci n'allaient pas tarder à exploser. Simple intuition ?


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