L'entrée de Jacques Lacarrière dans la Collection Bouquins aux Éditions Robert Laffont consacre l'oeuvre de celui que Claude Levi-Strauss tenait pour « l'un des meilleurs écrivains et penseurs de notre temps ». Si l'auteur s'est définitivement envolé pour l'Olympe en septembre 2005, son ½uvre, intemporelle suscite et suscitera toujours un intérêt grandissant. Pleine d'émotion et d'espoir, elle parvient à abolir la frontière entre le monde antique et le monde contemporain.
Récipiendaire du « Bâton d'Euclide », c'est en 2004 que Jacques Lacarrière avait reçu, à Rennes, ce prix hautement symbolique, décerné par l'Association Hellénique de Bretagne (AHB) et récompensant des personnalités pour la qualité de l'ensemble de leur ½uvre ainsi que pour leur contribution à la diffusion et la meilleure connaissance de la culture grecque.
Fidèle au Festival malouin « Etonnants Voyageurs », cet humaniste pédagogue doublé d'un poète, semblait rencontrer des affinités électives avec les bretons, comme en témoigne Michel-Edouard Leclerc à qui il avait fait forte impression:« Si je veux lui offrir un hommage, c'est pour lui rendre la paternité de toutes ces notes et observations que je consigne sagement, tous les jours, dans des carnets ou sur mon blog… Et ce, depuis 1976, date à laquelle j'ai découvert 'L'Été grec' ».
Annick L'Antoëne de l'AHB évoque parfaitement cet homme-Protée : auteur de nombreux ouvrages, photographe, traducteur, homme de théâtre et passionné par la Grèce : « Mais peut-être par dessus tout il aimait les grecs parmi lesquels il avait choisi de vivre pendant de nombreuses années. Lui qui connaissait des grands écrivains, qui avait lu 'Prière sur l'Acropole' d'Ernest Renan ainsi que l' Itinéraire de Paris à Jérusalem' de Chateaubriand, aimait avant tout le petit peuple qu'il rencontrait dans les cafés, sur les marchés, dans les fêtes populaires ».
L'écrivain voyageur, infatigable, pérégrine d'île en île. Après Patmos, Sérifos, Alonissos et Psara, son journal de bord nous révèle une halte à Chios, île du Nord-Est de la Mer Egée où serait né Homère : « Chaque soir je me retrouve sur la place au café avec l'instituteur, le pope, un professeur de Chios qui est ici pour quelques jours avec sa femme et le ou les paysans qui se joignent à nous » écrit-il. Dans un petit village côtier, Jacques Laccarière fait la connaissance de pêcheurs venus de Kalymnos et se questionne « D'où viennent-ils, tous ces visages... ? Quels gênes les ont façonnés du ponant au levant de l'Egée...pour en faire ces êtres bosselés, craquelés, ces masques lumineux et ravagés où os et chairs se combattent comme les frontières changeantes de la Grèce, où la mer et la terre se découpent en calanques de bouches, en promontoires de nez, en falaises de front, où les barbes bouclées sont bouquets d'algues incrustés dans la chair ? Andréas ne sent pas l'homme....C'est lui le Vieux de la mer, Protée l'insaisissable, tour à tour vague et dauphin et nautile, calmar, alcyon, écume, le Vieux qui prend toutes les formes, toutes les senteurs, toutes les couleurs de l'océan ».
Une telle évocation n'est pas sans rappeler les pêcheurs bretons qu'Anatole Le Braz rencontrait lors de ses Tro-Breiz, quand, après l'Argoat il rejoignait l'Armor.
L'auteur apparaît confiant dans la pérennité de la langue grecque et du pays lui même, malgré les vents et marées qui la traversent et la bousculent : « Le miracle...c'est qu'à travers les flux et des reflux de son histoire, les aléas de sa culture, les continuels va-et-vient d'une population d'Argonautes éternels, la Grèce ait continué d'exister et de rester la Grèce. C'est là le vrai miracle grec à mes yeux... ». Il découvre l'éparpillement millénaire et le reflux tout aussi millénaire de la grécité: « A travers sa culture, son histoire et son économie la Grèce a toujours présenté deux tendances essentielles : une tendance à la diaspora, à la dispersion, aussi puissante, aussi vivante aujourd'hui qu'il y a trois mille ans ; une tendance contraire à la synthèse, à l'unité, à la conscience de plus en plus nette d'une grécité irréductible à toute autre culture. » Quel Breton ne se reconnaîtrait pas dans une telle description en la transposant à son propre pays? Quel Breton n'a pas ressenti comme l'écho de ces deux grands appels : l'Ailleurs et l'Espace intérieur ?
Si Ernest Renan disait qu'il y avait quelque chose de chinois dans l'âme bretonne comme le soulignait François Pierre Nizery, il y a sans nul doute quelque chose de grec dans l'âme bretonne... à moins que ce ne soit quelque chose de breton dans l'âme grecque ?
Sylvie LE MOËL
Jacques Lacarrière « Méditerranée »
Collection Bouquins
Éditions Robert Laffont
www.bouquins.tm.fr
1088 pages, 30¤
Cet ouvrage contient:En cheminant avec Hérodote, Les plus anciens voyages du Monde, Promenade dans la Grèce antique, l'Été grec, Le Buveur d'horizon.
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