Jeudi dernier 25 septembre, le professeur Zdenek Hrbata, membre de l'Académie des sciences tchèque, a donné une conférence à Saint-Malo, à la Maison internationale des poètes et des écrivains, où il a été accueilli par sa directrice et infatigable animatrice, Dodik Jégou.
Dans l'assistance, on notait la présence du professeur Bernard Hue, resté très lié à Milan Kundera qu'il avait accueilli à l'Université de Rennes quand celui-ci y était arrivé en 1975. (Né à Brno en 1929, Milan Kundera fut un des porte-parole des intellectuels tchèques en 1968, lors du Printemps de Prague, ce qui lui valut, après la brutale intervention des forces du Pacte de Varsovie, de voir son œuvre interdite. Il put alors se rendre en Bretagne et y enseigna jusqu'en 1979, avant de s'établir à Paris. Déchu de sa citoyenneté tchèque en 1979, il obtint la nationalité française en 1980).
Lors de sa conférence, le professeur Hrbata a évoqué les relations passées entre la République tchèque et la Bretagne. Il y a d'abord la grande richesse de l'archéologie celtique dans le pays. La vallée du Danube toute proche a été le berceau de la civilisation des anciens Celtes et on ne compte pas en Bohême les nombreux vestiges de forteresses celtes (oppida), ni les tombes dont le contenu (bijoux, armes, outils, etc.) se retrouve aujourd'hui dans divers musées du pays. Il y a eu aussi dans la seconde moitié du XIXe siècle plusieurs peintres paysagistes tchèques qui ont été attirés, comme bien des artistes d'autres pays, par la Bretagne. Dans l'entre-deux-guerres, des journalistes tchèques se sont intéressés au nationalisme breton, d'autres ont fait des reportages sur des grèves et d'autres mouvements sociaux en Bretagne. Le monde littéraire tchèque qui s'était intéressé à l'époque romantique, aux contes et légendes de Bretagne, a été sensible plus tard à l'œuvre de poètes comme Saint-Pol Roux, dont des poèmes ont été traduits et publiés en tchèque. Un beau livre intitulé (en tchèque) «La Bretagne, fille de l'océan» est paru avant guerre. Mais le Breton qui a sans doute eu le plus d'importance pour les Tchèques, est certainement François-René de Chateaubriand.
L'illustre écrivain dit lui-même deux séjours à Prague durant l'année 1833, attiré non pas par le pays, mais par la présence du roi de France déchu Charles X. Frère cadet de Louis XVI (guillotiné en 1793) et le Louis XVIII (devenu roi en 1814 et mort en 1824), le comte d'Artois avait succédé à ce dernier à sa mort sous le nom de Charles X, mais avait été renversé par la Révolution de juillet en 1830. D'abord réfugié en Angleterre, ce dernier fils de Marie-Antoinette était allé s'établir en 1832 dans l'Empire d'Autriche (dont faisait alors partie la Bohême). De 1832 à 1836, il avait vécu à Prague dans le Hradshin, l'ancien palais des rois de Bohême, puis il allait se rendre en mai 1836 en Vénétie, à Görz/Gorizia, où il devait mourir au mois de novembre... En 1820, le second fils du futur Charles X avait été assassiné et, en 1832, sa veuve avait débarqué clandestinement en Provence et gagné la Vendée pour tenter d'y organiser un soulèvement légitimiste contre Louis-Philippe. Arrêtée en juin 1832, elle avait été emprisonnée dans la citadelle de Blaye. Ses enfants vivaient auprès de leur grand-père, l'ex-roi Charles X, dont Henri, futur comte de Chambord, alors âgé de 12 ans (et que les légitimistes voulaient voir monter sur le trône plus tard sous le nom d'Henri V). La duchesse de Berry était brouillée avec son beau-père et Chateaubriand, qui était légitimiste, fut chargé par elle de se rendre auprès de l'ex-Charles X et de ses petits-enfants : «Je vous prie de partir le plus promptement possible pour Prague...». Il était âgé de 65 ans, ce qui était un âge déjà avancé à son époque et cette ultime mission diplomatique fut pour lui assez fatigante.
Il devait raconter dans les «Mémoires d'outre-tombe» son voyage de Paris (qu'il quitta le 14 mai 1833 à Prague où il parvient le 24 mai au soir : «Entré à Prague, le 24 mai, à sept heures du soir, je descendis à l'hôtel des Bains, dans la vieille ville bâtie sur la rive gauche de la Moldau». Il eut une première audience avec le roi déchu le soir même. Il allait en avoir plusieurs autres et voir aussi les enfants de la duchesse de Berry, avant de repartir de Prague à destination de Paris le 29 mai 1833. Il rendit compte du résultat de sa mission par une longue lettre à la duchesse de Berry, qui fut entre temps libérée et qui repartit pour Ferrare en Italie. Chateaubriand s'y rendit en passant par Venise et la duchesse lui demanda de retourner à Prague pour transmettre une nouvelle lettre à son beau-père et une autre à son fils... Après avoir refusé dans un premier temps, Chateaubriand se mit en chemin et parvint à Prague le 26 septembre. Après avoir revu l'ancien roi et également son petit-fils qui, venant d'avoir atteint l'âge de 14 ans, était désormais en âge de régner, l'ancien ministre des Affaires étrangères reprit la route de Paris... Il devait consacrer quelques pages à la Bohême et à Prague dans ses mémoires, mais elles n'apportent guère d'information sur les habitants du pays et ne sont que les impressions d'un visiteur de passage, relativement pressé.
À vrai dire, les visites de Chateaubriand à Prague passèrent tout à fait inaperçues des habitants de la ville et il n'y rencontra d'ailleurs pratiquement que des personnes faisant partie de l'entourage du roi déchu. Les journaux publiés en tchèque ne soufflèrent pas un mot de sa venue. Seule la «Prager Zeitung», journal en langue allemande mentionna sa présence.
L'influence réelle qu'exerça Chateaubriand sur les Tchèques fut d'une autre nature, assez inattendue.
La langue tchèque était devenue une véritable langue de culture à partir du XIVe siècle en pénétrant dans l'administration et en donnant lieu à des œuvres littéraires, dont les premiers livres imprimés dans la région, puis la Bible elle-même éditée en tchèque. En raison d'une forte immigration allemande dès la fin du Moyen Âge et du fait que la langue de la cour de Bohème était devenue l'allemand, les deux langues allaient longtemps cohabiter en Bohème. Après une période brillante au XVIe siècle, la langue tchèque allait être réduite au statut d'idiome populaire, l'allemand s'affirmant comme la langue des élites. La terrible guerre de Trente ans (1618-1648), conflit entre Catholiques et Réformés, aboutit à l'émigration forcée de nombreux intellectuels protestants. À partir du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle, comme ailleurs en Europe, on assista à une renaissance nationale fondée sur la culture, les traditions populaires et surtout la langue dans les pays tchèques. En entreprenant de traduire en tchèque des œuvres de Chateaubriand, les artisans de la renaissance tchèque se lancèrent à eux-mêmes un vrai défi. L'édition d'«Atala» en tchèque (en 1805) allait être la 'pierre angulaire' de la création d'un tchèque littéraire, contraignant à la création de nouveaux mots, souvent empruntés ou forgés à partir de mots d'autres langues slaves. De la même manière, une autre œuvre de l'écrivain breton, «Les Martyrs», fut aussi traduite de bonne heure en tchèque, exerçant une influence durable sur le style des écrivains tchèques du XIXe siècle. Le paradoxe fut que le traducteur d'«Atala», Josef Jakub Jungmann (1773-1847) qui traduisit également en tchèque «Le Paradis perdu» de John Milton, était un intellectuel voltairien et rationaliste, alors que le vicomte était monarchiste et affirmait son attachement au christianisme... (Des œuvres de Chateaubriand furent aussi traduites en hongrois à la même époque, pour les mêmes raisons).
Lors de sa conférence à Saint-Malo, le professeur Zdenek Hrbata évoqua aussi naturellement l'«Encyclopédie des littératures et cultures celtiques» à la préparation de laquelle il travaille depuis déjà trois ans avec une douzaine de spécialistes tchèques. La rédaction des textes en est pratiquement achevée, sauf pour le domaine irlandais, et la phase des relectures, des recalibrages, de la recherche iconographique et bientôt de la mise en pages, est maintenant engagée. Ce grand ouvrage de référence sur les pays celtiques devrait paraître en 2010.
Il évoqua aussi le drame que furent pour son pays les Accords de Munich les 29 et 30 septembre 1938 - il y a tout juste 70 ans - véritable trahison de la France et du Royaume-Uni envers les Tchèques, au mépris de leurs engagements internationaux. Un an plus tard éclatait la Seconde guerre mondiale...
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