Jusqu’au XIXe siècle, la ville était le lieu des échanges de marchandises et, par là même, des échanges culturels. En revanche, la production se faisait essentiellement dans les campagnes. Pas seulement la production agricole. Les tissages et les ateliers métallurgiques s'éparpillaient sur le territoire.
La révolution industrielle a cassé cet équilibre traditionnel. La production de marchandises s'est concentrée, provoquant une concentration des populations. En un siècle, le nombre de villes de plus de 100 000 habitants est passé de 2 à 50 en Grande-Bretagne, de 2 à 47 en Allemagne, de 3 à 15 en France. La révolution industrielle a accentué l'hégémonie de la ville. Lieu du commerce, des échanges culturels, du pouvoir politique, elle est devenue aussi le lieu de la production matérielle.
Jusqu’au XIXe siècle, la productivité était faible. Le peuple, lorsqu’il n’était pas confronté à la misère, se devait d’être frugal et parcimonieux. La révolution industrielle a initié la production de masse. Productivité multipliée. Production centralisée. Elle a modifié les relations humaines, les cultures et les modes de vie. Le communisme a été la réaction socio-politique à cette transformation. Il n'a pas remis en cause le machinisme, ni la mutation industrielle, ni l'État-nation. Il a identifié et exploité les nouvelles divisions sociales pour en faire un levier révolutionnaire, planté dans la nouvelle réalité. Les communistes ont montré que la plus-value créée par la production industrielle massive ne profitait qu’à une classe de capitalistes. Ils ont demandé la redistribution des richesses.
Nous vivons aujourd'hui une autre révolution. Elle bouleverse un monde qui s’était organisé sur un accès limité au savoir. Le savoir de masse, comme la production de masse, entraîne partout des changements profonds. L’aliénation décrite par Marx était la perte de la relation entre le travailleur et le fruit de son travail. Dans une société du savoir de masse, l’aliénation est la perte des liens avec sa communauté de savoir. Communauté historique. Communauté de langue bretonne. Solidarités culturelles. L’individualisme est souvent décrit comme un choix de l’homme moderne. C’est plutôt sa détresse.
La société du savoir qui succède à la société industrielle voit émerger de nouvelles classes dirigeantes. Le XIXe siècle est le siècle d’or du capitaliste industriel. Au XXe siècle, il a cédé la place au capitaliste financier. Au XXIe siècle, celui qui détient un capital de savoir a des prétentions politiques. Le savoir c’est le pouvoir. Les passions se déchaînent entre possesseurs de savoirs -savoirs réels ou imaginaires- : technocrates, leaders populistes, hommes de médias, nouveaux philosophes, scientifiques ambitieux, créateurs de start-ups.
Le communisme avait accompagné la révolution industrielle et la production de masse. Le communautarisme accompagne la révolution numérique et le savoir de masse. Il ne s'oppose pas aux nouvelles technologies, loin s'en faut. Il répond à leurs dévoiements par la constitution de tribus électives. Les communautés défient la propriété intellectuelle comme les communistes s'attaquaient à la propriété industrielle. Des communautés d'informaticiens créent et diffusent des logiciels libres. Des communautés de victimes du SIDA contestent les brevets des laboratoires pharmaceutiques ; bientôt, elles fabriqueront des médicaments génériques. Des communautés éphémères de touristes lancent des appels d'offres auprès des voyagistes. Les adolescents se moquent de la propriété intellectuelle des artistes de variétés. La richesse se dématérialise ; la notion d’ami et d’ennemi se déplace d'autant.
Les armes utilisées par les francs-tireurs de la révolution numérique ne sont plus les mêmes que celles qu'utilisaient les avant-gardes ouvrières de la révolution industrielle. Les pouvoirs, industriel, financier, intellectuel, ne se conquièrent pas par les mêmes, ni de la même façon.
Les observateurs de la révolution numérique confirment les intuitions de MacLuhan et de bien d’autres, concernant la fin de la tyrannie des organisations administratives et industrielles. La révolution numérique affaiblit l’État-nation. La production et l’échange, activités de base de la société, se moquent désormais des frontières politiques ou administratives. La légitimité étatique se perd lorsqu’il est possible de choisir entre diverses législations. Ceux qui décident ne représentent plus ceux qui subissent. L’État ne régule plus grand-chose. Les guerres de partisans sont des guerres entre communautés. Elles ne sont plus des guerres entre États.
L’avenir du nationalisme breton est-il encore dans la revendication d'un État-nation breton ? Cette revendication correspond au monde né à la Renaissance, confirmé par la Révolution française puis par la révolution industrielle. C’était la revendication de nos aînés. L’Europe est là, qui reprend les prérogatives des bureaucraties étatiques. L'avenir réside dans la revendication, non plus d’un État-nation, mais d’une «communauté-nation». Et qu’importe le politiquement correct des arriérés qui glosent sur le «communautarisme».
Construire la communauté-nation bretonne… Perspective tribale ? Peut-être. La Bretagne a des atouts pour exister dans le monde qui vient. Ni sa culture ni son histoire n'alourdissent l'esprit. Elles lui apportent néanmoins leurs vitamines. Le cadre breton est trop petit pour entretenir l'illusion d'un isolement possible ; la tribu bretonne ne peut se replier sur elle-même. En revanche, l'héritage est suffisamment ancien et riche pour que s'épanouissent des imaginaires colorés et des projets collectifs. Nul besoin de demander l’autorisation. A qui, d’ailleurs ?
L'avenir se redessine tous les jours. Contrairement à ce que disaient les avant-gardes d'hier, il n'existe pas d'horizon indépassable. La révolution numérique ouvre de nouvelles voies à l’épanouissement communautaire. Nous n'avons nul besoin de critiquer nos anciens militants, tourmentés par l’espoir d’un État-nation breton, ou par l’idéal d’une autonomie politique. Nul besoin non plus de jouer et surjouer au citoyen «responsable», préoccupé par la situation à Gaza, le niveau de vie, les inégalités, les incivilités, et que sais-je encore. Juger de tout pour se prétendre ouvert sur le monde. Non. Pour agir local, pas besoin de penser global. Pas besoin d'entretenir le pouvoir des maîtres-penseurs.
La Bretagne est un bouquet d’aventures communautaires à renouveler sans cesse. Pas une triste utopie morale ou administrative.
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