Descartes et Simon Alain

Lettre ouverte publié le 18/10/12 18:02 dans Cultures par Michel Treguer pour Michel Treguer
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On aimerait n'avoir qu'à se réjouir de la publication en Bretagne de plusieurs livres copieux examinant les apports philosophiques de Descartes, de Spinoza, de Locke, de Berkeley, de Hume ; et de l'annonce dans la foulée de la création à Vannes d'une « université populaire » sur le modèle de celle qu'anime depuis de longues années Michel Onfray à Caen. Mais le contenu de ces livres et de ces conférences me vaut un tel sentiment de malaise qu'il me paraît nécessaire de l'exprimer publiquement.

Aucune attaque personnelle, bien sûr, dans ce réquisitoire. Je ne connais pas Simon Alain. Son éditeur et plusieurs de ses amis sont mes amis. C'est un débat d'idées. On va peut-être m'opposer que décidément les Bretons préfèrent se disputer que s'unir. C'est un argument qui ne me touche pas. Seule la vérité m'importe. La discussion est une des modalités de la vie. Il sera sûrement facile à Simon Alain de m'opposer des contre-exemples extraits de ses milliers de pages. La consultation en est rendue particulièrement pénible par un procédé qui visait sans doute à l'origine à la rendre plus aisée : dans chaque phrase, des passages en italiques brident la liberté du lecteur en lui imposant d'avance les certitudes de l'auteur. Interdit de penser seul ! ce qui, comme on va le voir, est le contraire même de la philosophie qu'on prétend promouvoir. Je vais de mon côté tâcher de m'en tenir à l'essentiel, en ayant presque l'impression de rendre lisible ce savant galimatias qui fait irrésistiblement penser à celui du « maître de philosophie » du Bourgeois gentilhomme.

Première gêne, chacun des livres porte en couverture un slogan comminatoire qui me fait dresser les cheveux sur la tête : « Le point de vue breton ». Oh ! camarades ! « LE point de vue ? » vous êtes sûrs ? vous m'avez demandé mon avis ? Je ne crois pas être moins breton que vous et je ne me reconnais pas dans cette vision unitaire de l'exception bretonne qu'on pourrait dire « jacobine » à son tour.

La thèse de Simon Alain peut s'exprimer en une phrase : « Les plus brillants philosophes précurseurs des Lumières, à savoir Spinoza (juif hollandais), Locke (gallois), Berkeley (irlandais) et Hume (écossais) sont tous des disciples de Descartes, lequel est un Breton et non pas le Français que l'on croit. » La démonstration de ce dernier point essentiel va être d'une simplicité aussi expéditive : il suffira de montrer que la vie de Descartes est liée à la Bretagne, puis de lui faire dire que l'important c'est la vie et non pas les idées. Le tour sera joué.

Ah ! si le bonhomme avait pu naître et vivre effectivement en Bretagne ! Malheureusement il a vu le jour en Anjou, il a fait ses études à La Flèche et il a passé toute sa vie en Hollande, en Allemagne, en Suède. Aucune importance, martèle Simon Alain, puisque son père était parlementaire à Rennes et la deuxième femme de ce dernier (non pas la mère de René) originaire de Nantes ! (Il y a pire dans un autre livre. Spinoza n'a jamais mis les pieds en Bretagne, mais sa famille marrane serait passé par Nantes, avant sa naissance, entre le Portugal et la Hollande. Spinoza ne mérite-t-il donc pas d'être qualifié de breton ?)

Ah ! si l'auteur du Cogito avait pu parler de la Bretagne ! Il l'a fait, il l'a fait ! répète Simon Alain, à longueur de chapitres. Rendez-vous compte, il a cité la langue bretonne dans le fameux Discours de la Méthode ! Cet hommage n'est-t-il pas « imparable » (sic) ? En voici la formulation exacte : « Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligentes, peuvent toujours le mieux persuader de ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique. »

Un peu court peut-être ? Aucune autre allusion à la Bretagne dans l'œuvre entière du philosophe. Et aucun examen de la culture bretonne dans celle de Simon Alain. À peu près rien sur « la matière de Bretagne » (qui n'est pas qu'une littérature française). Rien sur Le Gonidec, sur le Barzaz Breiz et La Villemarqué, sur Donatien Laurent, sur Philippe Carrer. Rien, dans le livre consacré à Hume, sur cet Ossian écossais qui a pourtant enflammé toute l'Europe à la fin du XVIIe siècle et ouvert la voie aux romantiques. Nous n'avons pas les mêmes lectures.

Simon Alain n'a pas tort d'invoquer les mânes de Pélage et d'Abélard pour donner des précurseurs à Descartes pionnier de la liberté de pensée ; ni donc de se demander si les pays celtiques n'auraient pas entretenu au fil des siècles, sous l'étouffoir de Platon et d'Aristote, quelques tisons permettant un jour de rallumer ce feu. Mais comment peut-on se contenter de réclamer « le droit de penser par soi-même » sans examiner les modalités biologiques, psychologiques, linguistiques de cette genèse ? Parce que Descartes non plus n'en parle pas ? C'est bien le problème !

En disputant aux Français le « Descartes cartésien » qu'ils vénèrent, Simon Alain les rejoint et même les dépasse dans l'adoration d'une idole. Il n'examine jamais ce qu'il pourrait y avoir de daté, voire d'un peu dément, dans l'œuvre en question. Alors même, au demeurant, que Descartes n'a pas craint de publier de son vivant les objections qui lui ont été adressées ! Cette honnêteté l'honore à jamais, mais personnellement je suis souvent d'accord avec les critiques de Hobbes ou de Mersenne !

Descartes est l'homme du doute métaphysique, du « je pense donc je suis », le fondateur de la géométrie analytique. Mais il est aussi un formidable réactionnaire « pré-darwinien » qui n'a jamais eu le moindre pressentiment de l'évolution de la vie, de l'émergence du langage et de la conscience ; qui a réduit les animaux à de simples machines ; qui a en revanche soutenu la matérialité de l'âme humaine (« plus substantielle que le corps » !) ; et qui s'est donné pour but ultime de démontrer l'existence de Dieu. Il vaut la peine de relire les « preuves » qu'il avance sur ce dernier point dans ses Méditations métaphysiques. Par exemple : « s'il lui manquait l'existence, Dieu ne serait pas parfait ; or il est parfait ; donc il existe. » Ou bien : « si Dieu existe, je conçois qu'il soit parfait ; or, comme je suis moi-même imparfait, je suis incapable de concevoir la perfection ; donc, si cette idée de perfection existe en moi, c'est qu'un être parfait l'y a mise ; c'est Dieu, et donc Dieu existe. » De semblables tautologies dressent un mur infranchissable entre sa vision du monde et la nôtre. Par exemple : « Tout ce qui peut penser est esprit ou s'appelle esprit. Mais, puisque le corps et l'esprit sont réellement distincts, nul corps n'est esprit. Donc nul corps ne peut penser. »

Que peuvent retenir les scientifiques d'aujourd'hui de pareils ukases créationnistes ? Je ne vois pas l'intérêt de placer notre avenir sous un tel patronage.

Je propose à Simon Alain un plan de travail pour ses années futures : distinguer dans Descartes ce qui peut être retenu et ce qui doit être critiqué ; nous proposer ses analyses sans italiques ; et laisser la Bretagne hors de cette « dispute »…

Michel Treguer


Vos commentaires :
Caroline Le Douarin
Vendredi 15 novembre 2024
Descartes breton ? Après un Napoléon breton ? (dont le père supposé aurait été un Breton, nuance), maintenant Descartes... Breton par le lieu où travaillait son père... et le lieu de naissance de la seconde femme de celui-ci... Un peu maigre non ?
Il est à croire que les Bretons vont bientôt se rameuter la Terre entière comme étant des «Bretons», même si cela ne devait tenir qu'à un cheveu ou à un spermatozoïde... ou à un atome d'oxygène respiré en Bretagne (dans le cas de Spinoza, évoqué par Michel Treguer !)
Où va-t-on ? Et quel intérêt pour notre présent et notre futur ?

Je précise. Ma remarque sur Napoléon ne retire rien à l'excellente qualité que je trouve au livre d'Hervé Le Borgne sur ce qu'il narre : hors sujet du titre, qui est accrocheur et à côté de sa vraie étude de Napoléon. Cette anecdote ainsi mise en relief, c'est dommage.


Jean-Loup LE CUFF
Vendredi 15 novembre 2024
Descartes: «Je pense donc je suis!» (Indirectement père du productivisme et du matérialisme...)
La pensée Druidique antique et spiritualiste, reprise par Pythagore: «Je suis donc je pense, l'arbre pense, la pierre pense, l'Univers entier est sensible et pense...»

Pascal
Vendredi 15 novembre 2024
Monsieur Treguer,

Je vous trouve inutilement sévère concernant Descartes.
Certaines de ses pages sont encore actuelles.

Lisez par exemple dans «les passions de l'âme», l'humilité vertueuse, et sa conception de la générosité.


Jean Cévaër
Vendredi 15 novembre 2024
J'ai rencontré Simon Alain et entendu ses idées sur Descartes, pour moi c'est un homme honorable et honnête, je lis les commentaires de Michel Tréguer et je pense que la présentation et la confrontation sont toujours utiles à la clarification des idées.
Quant à Descartes, c'était un homme à la fois de son temps et, par certains points en avance sur son temps mais, comme tous les philosophes à côté de choses qui se sont trouvées justes jusqu'à nos jours, il a écrit des choses qui ne nous semblent plus acceptables aujourd'hui, mais que ceux qui sont (vraiment) sans faute lui jettent des pierres.

Jean Pierre LE MAT
Vendredi 15 novembre 2024
Michel,
Je t'accorde que «un point de vue breton» serait plus correct que «le». Mais ce serait aussi botter en touche sur une question qui nous turlupine : qu'est-ce qui unit ceux qui se veulent bretons ? C'est quoi une communauté, un peuple, une nation ? Faut-il limiter la bretonnitude à une volonté politique (régionaliste, autonomiste ou séparatiste), faute de lui trouver une signification plus profonde ?

Michel Treguer
Vendredi 15 novembre 2024
D'accord Jean-Pierre avec tes questions. Mais précisément, dans cette quête, il est impossible de revendiquer globalement Descartes, de chercher à le prendre aux Français sans plus de nuances. Il y a de bonnes choses chez Descartes, et il y a de vieilles stupidités. Quant à sa «bretonnitude»...

Yves Mervin
Vendredi 15 novembre 2024
Jean-Pierre,
Michel pourra directement répondre à la question qui te (ou vous, ou nous...) turlupine, puisqu'il propose à Simon Alain de laisser «la» Bretagne, et non pas «une» (sa ?) Bretagne en dehors de la dispute.
J'ai lu «Descartes, Breton ?» de Simon Alain sans avoir remarqué les italiques. Simon Alain présente l'évolution des idées en philosophie en les resituant dans leur contexte historique avec les personnages qui les ont fait progressé. De quoi réconcilier plus d’un avec cette matière qui peut-être particulièrement aride.
Et si, au travers cette lecture de Descartes s'esquisse une pensée philosophique qui aurait un caractère breton, on imagine qu'elle n'enthousiasme pas des (les ?) jacobins. Mais l'hypothèse de Simon Alain n'a pas pour but de leur plaire ou leur déplaire.

Jean Pierre LE MAT
Vendredi 15 novembre 2024
Les indices de bretonnitude concernant Descartes, tout comme Spinoza sont à mon sens moins importants que le droit que l'on se donne d'avoir un point de vue sur eux qui ne soit pas le point de vue officiel des commémorations, de l'intelligentsia et de l'école de la république. Le cas de Descartes a ceci de provocateur qu'il est considéré comme le père de l'esprit français, souvent décrit comme «cartésien» en opposition avec un esprit breton rêveur ou mystique. Avoir un point de vue breton sur tout, sur l'histoire de Bretagne comme sur l'histoire de France, c'est introduire une relativité qui est le point de départ de l'autonomie.

Michel Treguer
Vendredi 15 novembre 2024
(A Jean-Pierre Le Mat). Absolument d'accord sur le droit d'avoir des points de vue différents. C'est ce droit que j'exerce vis-à-vis de Simon Alain ! Mais tout ce qui est différent n'est pas fondé pour autant.
Je suis d'accord avec Simon Alain sur l'escroquerie du «Descartes cartésien français». Mais mon malaise vient du fait que son «Descartes breton» me paraît aussi faux. Prétendre démontrer une erreur en en revendiquant une autre confine au ridicule. Et j'ai craint qu'en présentant ce point de vue erroné comme collectivement breton ce ridicule n'atteigne la Bretagne.

eugène Le Tollec
Vendredi 15 novembre 2024
Mais qu'est ce qu'on s'en fout !
Voir de dignes penseurs «bretons» s'égarer dans l'ADN de Descartes ou de Spinoza ,laisse rêveur!
Sainte Anne s'égarant en Bretagne doit aussi être bretonne.... et toute la descendance de Du Guesclin sont aussi Breton quelque part!Mais qui n'est pas breton?
exemple le nom Colin est breton depuis le XVII siècle!
Gilles de Retz était-il Breton ou ligérien?
Peut-on continuer?

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