On aimerait n'avoir qu'à se réjouir de la publication en Bretagne de plusieurs livres copieux examinant les apports philosophiques de Descartes, de Spinoza, de Locke, de Berkeley, de Hume ; et de l'annonce dans la foulée de la création à Vannes d'une « université populaire » sur le modèle de celle qu'anime depuis de longues années Michel Onfray à Caen. Mais le contenu de ces livres et de ces conférences me vaut un tel sentiment de malaise qu'il me paraît nécessaire de l'exprimer publiquement.
Aucune attaque personnelle, bien sûr, dans ce réquisitoire. Je ne connais pas Simon Alain. Son éditeur et plusieurs de ses amis sont mes amis. C'est un débat d'idées. On va peut-être m'opposer que décidément les Bretons préfèrent se disputer que s'unir. C'est un argument qui ne me touche pas. Seule la vérité m'importe. La discussion est une des modalités de la vie. Il sera sûrement facile à Simon Alain de m'opposer des contre-exemples extraits de ses milliers de pages. La consultation en est rendue particulièrement pénible par un procédé qui visait sans doute à l'origine à la rendre plus aisée : dans chaque phrase, des passages en italiques brident la liberté du lecteur en lui imposant d'avance les certitudes de l'auteur. Interdit de penser seul ! ce qui, comme on va le voir, est le contraire même de la philosophie qu'on prétend promouvoir. Je vais de mon côté tâcher de m'en tenir à l'essentiel, en ayant presque l'impression de rendre lisible ce savant galimatias qui fait irrésistiblement penser à celui du « maître de philosophie » du Bourgeois gentilhomme.
Première gêne, chacun des livres porte en couverture un slogan comminatoire qui me fait dresser les cheveux sur la tête : « Le point de vue breton ». Oh ! camarades ! « LE point de vue ? » vous êtes sûrs ? vous m'avez demandé mon avis ? Je ne crois pas être moins breton que vous et je ne me reconnais pas dans cette vision unitaire de l'exception bretonne qu'on pourrait dire « jacobine » à son tour.
La thèse de Simon Alain peut s'exprimer en une phrase : « Les plus brillants philosophes précurseurs des Lumières, à savoir Spinoza (juif hollandais), Locke (gallois), Berkeley (irlandais) et Hume (écossais) sont tous des disciples de Descartes, lequel est un Breton et non pas le Français que l'on croit. » La démonstration de ce dernier point essentiel va être d'une simplicité aussi expéditive : il suffira de montrer que la vie de Descartes est liée à la Bretagne, puis de lui faire dire que l'important c'est la vie et non pas les idées. Le tour sera joué.
Ah ! si le bonhomme avait pu naître et vivre effectivement en Bretagne ! Malheureusement il a vu le jour en Anjou, il a fait ses études à La Flèche et il a passé toute sa vie en Hollande, en Allemagne, en Suède. Aucune importance, martèle Simon Alain, puisque son père était parlementaire à Rennes et la deuxième femme de ce dernier (non pas la mère de René) originaire de Nantes ! (Il y a pire dans un autre livre. Spinoza n'a jamais mis les pieds en Bretagne, mais sa famille marrane serait passé par Nantes, avant sa naissance, entre le Portugal et la Hollande. Spinoza ne mérite-t-il donc pas d'être qualifié de breton ?)
Ah ! si l'auteur du Cogito avait pu parler de la Bretagne ! Il l'a fait, il l'a fait ! répète Simon Alain, à longueur de chapitres. Rendez-vous compte, il a cité la langue bretonne dans le fameux Discours de la Méthode ! Cet hommage n'est-t-il pas « imparable » (sic) ? En voici la formulation exacte : « Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligentes, peuvent toujours le mieux persuader de ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique. »
Un peu court peut-être ? Aucune autre allusion à la Bretagne dans l'œuvre entière du philosophe. Et aucun examen de la culture bretonne dans celle de Simon Alain. À peu près rien sur « la matière de Bretagne » (qui n'est pas qu'une littérature française). Rien sur Le Gonidec, sur le Barzaz Breiz et La Villemarqué, sur Donatien Laurent, sur Philippe Carrer. Rien, dans le livre consacré à Hume, sur cet Ossian écossais qui a pourtant enflammé toute l'Europe à la fin du XVIIe siècle et ouvert la voie aux romantiques. Nous n'avons pas les mêmes lectures.
Simon Alain n'a pas tort d'invoquer les mânes de Pélage et d'Abélard pour donner des précurseurs à Descartes pionnier de la liberté de pensée ; ni donc de se demander si les pays celtiques n'auraient pas entretenu au fil des siècles, sous l'étouffoir de Platon et d'Aristote, quelques tisons permettant un jour de rallumer ce feu. Mais comment peut-on se contenter de réclamer « le droit de penser par soi-même » sans examiner les modalités biologiques, psychologiques, linguistiques de cette genèse ? Parce que Descartes non plus n'en parle pas ? C'est bien le problème !
En disputant aux Français le « Descartes cartésien » qu'ils vénèrent, Simon Alain les rejoint et même les dépasse dans l'adoration d'une idole. Il n'examine jamais ce qu'il pourrait y avoir de daté, voire d'un peu dément, dans l'œuvre en question. Alors même, au demeurant, que Descartes n'a pas craint de publier de son vivant les objections qui lui ont été adressées ! Cette honnêteté l'honore à jamais, mais personnellement je suis souvent d'accord avec les critiques de Hobbes ou de Mersenne !
Descartes est l'homme du doute métaphysique, du « je pense donc je suis », le fondateur de la géométrie analytique. Mais il est aussi un formidable réactionnaire « pré-darwinien » qui n'a jamais eu le moindre pressentiment de l'évolution de la vie, de l'émergence du langage et de la conscience ; qui a réduit les animaux à de simples machines ; qui a en revanche soutenu la matérialité de l'âme humaine (« plus substantielle que le corps » !) ; et qui s'est donné pour but ultime de démontrer l'existence de Dieu. Il vaut la peine de relire les « preuves » qu'il avance sur ce dernier point dans ses Méditations métaphysiques. Par exemple : « s'il lui manquait l'existence, Dieu ne serait pas parfait ; or il est parfait ; donc il existe. » Ou bien : « si Dieu existe, je conçois qu'il soit parfait ; or, comme je suis moi-même imparfait, je suis incapable de concevoir la perfection ; donc, si cette idée de perfection existe en moi, c'est qu'un être parfait l'y a mise ; c'est Dieu, et donc Dieu existe. » De semblables tautologies dressent un mur infranchissable entre sa vision du monde et la nôtre. Par exemple : « Tout ce qui peut penser est esprit ou s'appelle esprit. Mais, puisque le corps et l'esprit sont réellement distincts, nul corps n'est esprit. Donc nul corps ne peut penser. »
Que peuvent retenir les scientifiques d'aujourd'hui de pareils ukases créationnistes ? Je ne vois pas l'intérêt de placer notre avenir sous un tel patronage.
Je propose à Simon Alain un plan de travail pour ses années futures : distinguer dans Descartes ce qui peut être retenu et ce qui doit être critiqué ; nous proposer ses analyses sans italiques ; et laisser la Bretagne hors de cette « dispute »…
Michel Treguer
■Je précise. Ma remarque sur Napoléon ne retire rien à l'excellente qualité que je trouve au livre d'Hervé Le Borgne sur ce qu'il narre : hors sujet du titre, qui est accrocheur et à côté de sa vraie étude de Napoléon. Cette anecdote ainsi mise en relief, c'est dommage.
Je vous trouve inutilement sévère concernant Descartes.
Certaines de ses pages sont encore actuelles.
Lisez par exemple dans «les passions de l'âme», l'humilité vertueuse, et sa conception de la générosité.