Dans son édition datée du 26 juillet 2013, le «Figaro Magazine» consacre un dossier au philosophe René Descartes et à « l'avènement de la philosophie moderne ». Le professeur Vincent Carraud (qui vient de publier en mai 2013, aux Presses Universitaires de France, les premiers textes de jeunesse du philosophe) y explique que Descartes est « essentiellement Français ».
Autrement dit : cela n'est plus à mettre en doute, ni en question. Mieux encore : il y aurait « une essence française » (dont Descartes serait « l'incarnation parfaite »). Nous sommes toujours là dans «l'atmosphère intellectuelle du 19e siècle» (qui reprenait déjà la tradition du 17e siècle : Descartes était d'autant plus «Français» qu'il était... mort).
Notons trois éléments frappants dans ce dossier du «Figaro Magazine». Tout d'abord, le professeur Vincent Carraud (actuellement enseignant à la Sorbonne et auparavant à l'Université de Caen) rappelle qu'au moment de son décès en 1650 à Stockholm, il a été proposé à René Descartes « une saignée ». Le philosophe aurait répondu à ses médecins : « messieurs, épargnez le sang français ».
Propos rapporté en 1691 par le biographe Adrien Baillet (qui rappelle également dans sa biographie que le père de Descartes siégeait au Parlement de Bretagne à Rennes, et qu'il souhaitait léguer son siège à son fils, ainsi que le fait que Descartes était connu en Hollande comme « Breton »).
Il faut replacer le propos de Descartes en 1650 «dans son contexte» : le philosophe est un ressortissant français en Suède, il est conseiller de la Reine et celle-ci lui a proposé la nationalité suédoise. Autrement dit, si Descartes qualifie son sang de « français », c'est pour se faire comprendre rapidement de ses médecins suédois, ainsi que des diplomates qui les entourent.
Notons en outre que Descartes loge à l'époque à l'Ambassade de France à Stockholm. Etant, de plus, souffrant (il vient d'être empoisonné), il n'a pas le temps de discuter « de la nature de son sang » (et encore moins d'expliquer « en quoi il peut éventuellement aussi se considérer comme Breton »).
En définitive, on retrouve le même argument : ce n'est pas parce que Descartes a vécu «en France» (qu'il quitte tôt pour la Hollande), qu'il s'exprime «en français» (il écrit aussi en latin) et qu'il qualifie son sang de «français» (dans un contexte étranger) qu'il se considérait pour autant comme « essentiellement français ».
Les raccourcis français sont toujours saisissants sur l'existence du philosophe : on élude complètement certains aspects (le Parlement de Bretagne) pour insister de manière inconséquente sur d'autres (ce qu'a pu dire Descartes au moment de sa mort, par ailleurs toujours expliquée par «une pneumonie» en France et par «un assassinat» dans le monde entier).
Notons également, une fois de plus, les raccourcis «sur le travail intellectuel du philosophe». Il est écrit dans ce dossier du «Figaro Magazine» que, selon Descartes, « si l'Homme est libre, alors Dieu ne l'est pas ». Quelle étrange lecture et surtout quelle étrange interprétation des écrits de Descartes. Premièrement, le philosophe ne s'exprime pas ainsi (il ne «déduit» pas la «non-liberté» de «Dieu» de la liberté de «l'Homme»). Deuxièmement, ce genre de propos ne s'inscrit pas dans le cadre de sa réflexion (Descartes ne parle pas de «rapport» entre «l'Homme» et «Dieu»).
Enfin, notons cette manie française de publier continuellement « les textes de jeunesse de Descartes » (toujours «non-encore publiés», ou pas «tout-à-fait», ou pas «comme il faut»). Autrement dit, ces «premiers écrits» sont autant d'occasions de « franciser Descartes ». Pourquoi de «nouvelles éditions» quand d'autres projets (prometteurs) sont tout simplement abandonnés ? Comme la réédition, en 2005, aux mêmes Presses Universitaires de France, des «Méditations» de Descartes par l'universitaire Denis Kambouchner. C'est dire l'urgence à rappeler combien Descartes est « essentiellement Français ».
Rappelons, pour terminer ici, que le professeur Vincent Carraud est depuis peu de temps président du « Centre d'études cartésiennes » qui veille sur «l'actualité des publications concernant René Descartes». Notre «Descartes, Breton ?» (2009) est référencé par exemple dans le journal de l'institution. Voir le «Bulletin cartésien» de 2009 :
Remarquons également que la publication en mai 2013 des «écrits de jeunesse de Descartes» est exactement contemporaine de celle de l'ouvrage du jeune philosophe
Thibaut Gress : «Descartes, Admiration et sensibilité». Cet ouvrage ruine définitivement le cartésianisme des quatre derniers siècles. Comme si, après «la fin du cartésianisme», il fallait encore essayer de prouver que Descartes est «essentiellement français». Et non sur des bases philosophiques, mais sur de simples considérations.
Simon Alain
«Descartes. Étude du bon sens, La recherche de la vérité et autres écrits de jeunesse (1616-1631)», Epiméthée, PUF, Mai 2013.
A propos des auteurs :
Vincent Carraud est professeur à l'université de Paris-Sorbonne, dont il dirige le « Centre d'Études Cartésiennes ». Il a reçu en 2010 le grand prix de philosophie de l'Académie française. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont «Pascal et la philosophie» (1992), et «L'invention du moi» (2010). Gilles Olivo est maître de conférences à l'université de Caen Basse-Normandie. Il est l'auteur de «Descartes et l'essence de la vérité» (2005).
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