La question culturelle en Bretagne est d'ordre «philosophique» : elle dépend d'une « réflexion », c'est-à-dire d'une « mise en perspective ». A moins de vouloir continuer à buter sur l'impasse de la « réduction folklorique ».
La « culture » n'est pas « l'érudition », « le loisir » ou « le divertissement ». Elle est « rapport au monde », c'est-à-dire «perception». Dans cette perception se manifeste «un esprit», c'est-à-dire «une manière de considérer le monde». Il y a une « culture bretonne », parce qu'il y a un « esprit breton ».
C'est à ce niveau qu'il y a « philosophie », c'est-à-dire lorsqu'est pris en compte « l'esprit » ou « la manière de faire les choses ».
On ne s'invente pas « philosophe ». Il faut avoir lu sur la question de « l'esprit » les philosophes du 20ème siècle que sont Quine, Davidson et Dummett. Il faut connaître l'oeuvre de David Chalmers, de Daniel Dennett et de Saul Kripke.
Ces philosophes sont britanniques, américains ou australiens. Ils ont contribué à l'avancement de la recherche philosophique quand les Français en demeuraient à leurs obscurs « Descartes » « Bergson » ou « Sartre » servant davantage de « garde-fous » que de « maîtres à penser ».
De Descartes, nous ne parlerons pas ici, car nous en parlons ailleurs. Notons simplement que si l'on ne s'invente pas « philosophe », cela ne s'improvise pas non plus. Il faut être informé, concernant la question de « l'esprit », des débats des vingt dernières années concernant « le réalisme » et « l'anti-réalisme », le « mentalisme » et le « physicalisme », l'« internalisme » et l'« externalisme ».
Rappelons qu'il y a un monde philosophique en-dehors de « l'hexagone » (au sein duquel la Bretagne passe trop de temps à se penser elle-même ou qu'elle prend trop comme « référent »). Hexagone qui se targue d'avoir réduit l'exercice philosophique à « une discipline » (qui plus est : « obligatoire »).
Mentionnons, à titre d'exemple, le sujet du Bac Philo cette année en série Economique et Sociale : « Que doit-on à l'Etat ? ». Est-ce là encore de la « philosophie » ? Les intellectuels britanniques ou allemands plaisantent volontiers sur « l'indigence culturelle française ».
Il existe donc un consternant problème culturel français, «mais également breton». Car il faut encore se poser la question de savoir pourquoi aucun Breton n'a jamais entendu parler des philosophes Charles-Hercule de Keranflec'h (1711-1787) et Jules lequier (1814-1862) qui, comme «par hasard», on souhaité inscrire leur oeuvre dans le sillage de celle de Descartes.
Le premier en publiant à Rennes en 1765 (année de « l'Affaire de Bretagne ») un «Essai sur la raison» et en 1774 (deux avant la révolution américaine) des «Observations sur le cartésianisme». Le second en se donnant la mort un 11 février (date de décès de Descartes à Stockholm : on ne peut imaginer plus tragique hommage).
Et quelle consternation de se rendre à l'école Catherine Descartes (1637-1706) à Elven, au nord de Vannes, et de constater que peu savent dire « qui est cette femme de lettres » (et encore moins « qu'elle fut la nièce du célèbre philosophe »).
La culture commence par « la réflexion », c'est-à-dire « le retour sur ce que l'on croit savoir » (comme disait Socrate) «et que l'on ne sait pas en fait».
Encore une fois, on ne s'improvise pas « philosophe ». Il faut être nourri des débats contemporains, mais aussi de la tradition. Celle qui va de « l'antiquité » (Socrate-Aristote), à « l'époque contemporaine » (Kierkegaard-Wittgenstein) en passant par « la modernité » (Descartes-Hegel).
Notons que nous sommes sortis de « l'époque contemporaine » et que nous sommes aujourd'hui témoins d'un «changement d'époque». En témoigne l'impressionnant bouleversement culturel qui a lieu actuellement dans le monde universitaire français. Avec notamment la nomination au Collège de France de la Bretonne Claude Tiercelin, les travaux du jeune Thibaut Gress sur la pensée de Descartes et le retour de « la métaphysique » et de « la philosophie de l'esprit » (Wittgenstein, Putnam, Sellars).
La Bretagne n'a pas à rougir de son « manque de philosophes ». Comme l'a laissé entendre Tocqueville au 19e siècle, c'est chaque Breton qui, en Bretagne, est « philosophe », c'est-à-dire à même de « penser par lui-même ».
Ainsi que l'a formulé Jean Pierre Le Mat en 2011 dans ses «Prophéties de Merlin» : « quel est le héros qui saura expliquer aux Bretons «la signification de la Bretagne» ? ». Car il semble bien que la question culturelle se pose à «ce niveau de la signification» (il ne suffit pas d'« être Breton », il faut encore se demander ce qu'en est « le sens »). Et «le sens», c'est ce qui occupe les philosophes !
Ce « héros » dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est peut-être le philosophe Descartes (ainsi que l'a écrit Hegel), mais c'est aussi chaque Breton à sa suite. Les premiers révolutionnaires du Club Breton souhaitaient lui rendre hommage «en ce sens» (avant que Napoléon ne vienne y mettre « son grain de sel »).
Que la relecture de Descartes puisse aujourd'hui contribuer au renouveau de la réflexion et de la culture en Bretagne, cela serait déjà une chose. Car, en fin de compte, il s'agit moins d'y « revenir » que d'en « partir ». Les Français l'ont lu (c'est entendu), et ils l'ont «mal lu». Quant à nous, tout reste à faire...
Son père ne lui réservait-il pas son siège au Parlement de Bretagne ? Qu'aurait été son attitude en 1675, lors de la révolte des Bonnets Rouges ? Comme Ulysse, qui a su « revenir » d'où il était « parti », il était à parier que Descartes, un jour ou l'autre, revienne en Bretagne...
La Bretagne a, certes, besoin d'une culture forte, mais elle a aussi besoin d'esprit. Elle a besoin de philosophie.
Simon Alain.
Jules Lequier, «La Recherche d'une première Vérité» (1865), PUF, Paris, 1993.
Charles-Hercule de Keranflec'h, «Observations sur le cartésianisme», Editions Vatar, Rennes, 1774.
René Descartes, «Discours de la Méthode» (1637), Leyde (Hollande), GF, 2009.
■