La culture est souvent une affaire de traduction. Nous faisons référence dans notre précédent article au livre de David Chalmers : «L'Esprit conscient». Ce livre (en anglais «The Conscious Mind») a été publié en 1996 et il n'a été traduit en français qu'en 2010. Il en est de même pour Cora Diamond, dont l'ouvrage «The Realistic Spirit» (1991) n'a été traduit en français qu'en 2005 (sous le titre «L'Esprit réaliste»).
Autant dire qu'il faut environ une quinzaine d'années pour qu'un livre de philosophie conséquent écrit en anglais soit « reçu » (sinon « adapté ») sur le territoire français.
Parfois, la traduction est expéditive, mais c'est pour se débarrasser du livre en question. Par exemple, l'excellent ouvrage sur Descartes de l'Américain Russell Shorto : «Descartes' Bones, A Skeletal History of the Conflict between Faith and Reason» (2008) a été traduit en français en 2011 par : «Le squelette de Descartes» (sans sous-titre). Parfois, il suffit d'un titre pour changer un texte...
Ajoutons à cela, la (très) mauvaise volonté de certains traducteurs français. Dans l'autre excellent ouvrage sur Descartes de l'Américain Amir Aczel («Descartes'secret notebook»), publié en 2005 (et traduit en 2007 sous le titre : «Le carnet secret de Descartes»), le traducteur s'autorise, dans le premier chapitre, une note (inexistante dans le livre original) spécifiant « que le Parlement de Bretagne n'avait aucune autonomie, et qu'il était une annexe de celui de Paris ». A-t-on écrit à l'auteur pour lui demander une autorisation concernant cette note ?
Enfin, ne revenons pas sur le cas exemplaire des Canadiens Jean-Benoît Nadeau et Julie Barlow qui se sont vus traduire leur «Sixty Million Frenchmen can't be wrong» (« Soixante millions de Français ne peuvent avoir tort ») par : «Pas si fous ces Français !». Le sous-titre (« Why we love France and hate the French » : « pourquoi nous aimons la France, mais pas les Français ») n'a quant à lui pas été traduit.
Là-aussi, le changement de titre change le contenu de l'ouvrage : le texte d'origine traite avec humour de la prétendue « supériorité culturelle française » et de sa légendaire « arrogance » (quand la version française laisse entendre que les Français sont « des êtres subtils et raffinés » qui ne se prennent pas « au sérieux »).
Autre cas de traduction rapide : le livre du philosophe allemand Theodor Ebert publié en 2010, et dont nous parlons dans notre «Descartes et la Bretagne» (2011) : «Der rätselhafte Tod des René Descartes» (« La mort mystérieuse de René Descartes »). Ce livre a été traduit en français en 2011 sous le titre : «L'énigme de la mort de Descartes». Theodor Ebert y prouve que ce n'est pas le médecin protestant de la reine de Suède qui a empoisonné Descartes, mais le prêtre catholique de l'Ambassade de France à Stockholm. Le livre allemand a fait parler de lui dans la presse parisienne, mais pas sa traduction française.
Ajoutons à cela que le maître-ouvrage du philosophe allemand Martin Heidegger «Etre et Temps» (1927) n'a été complètement traduit en français qu'en 1985, c'est-à-dire à partir du moment où les Français ne l'ont plus lu (prenant quelque distance avec son engagement nazi). Jusqu'en 1985, il fallait, en France, lire Heidegger en allemand.
Rappelons également que depuis 5 ans, dans les livres d'histoire scolaires germaniques, Clovis n'est plus « franc », mais «allemand». La presse parisienne n'a pas cru bon de nous en avertir. L'Education Nationale non plus.
Simon Alain.
- Jean-Benoît Nadeau et Julie Barlow : «Sixty Million Frenchmen can't be wrong», Sourcebooks, 2003 (tr. fr. «Pas si fous ces français !», Le Seuil, 2005). Cf. également «The Story of French», St. Martin's Press, 2006. Ce livre explique en quoi « la France » s'est construite autour de « la langue française ». Il a été traduit en 2011 sous le titre : «Le français, quel histoire !» (avec cette fois un sous-titre qui n'existe pas dans la version originale : « Le français n'a pas dit son dernier mot ! »).
- Amir Aczel, «Descartes' Secret Notebook», Broadway Books, 2005 (tr. fr. «Le Carnet Secret de Descartes», J.-C. Lattès, 2007).
- Russell Shorto, «Descartes' Bones, A Skeletal History of the Conflict between Faith and Reason», Doubleday, 2008 (tr. fr. «Le squelette de Descartes», Editions Télémaque, 2011).
- Theodor Ebert, «Der rätselhafte Tod des René Descartes» (« La mort mystérieuse de René Descartes »), Alibri, 2010 (tr. fr. «L'énigme de la mort de Descartes», Hermann Philosophie, 2011).
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