Cinq siècles de rois bretons

Chronique publié le 2/02/24 18:19 dans Histoire de Bretagne par Mickael Gendry pour Mickael Gendry
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Hommage de saint Judicaël à Dagobert I, Guillaume Crétin, Chroniques françaises, XVIe siècle (Paris, BnF, Français 2819 f.74v)

Les généalogies royales des Bretons, qu'elles soient insulaires ou continentales, suivent un processus similaire aux récits de fondation empruntés aux civilisations grecque et romaine. Ces généalogies construisent un récit sur les origines en utilisant des mythes réarrangés, servant principalement à établir la mémoire des dynasties tout en les fondant. La filiation de Troie par la légende de Romulus et Rémus est un moyen de s'attacher au monde romain et de fonder par antériorité des dynasties et des royaumes. En Bretagne continentale, les généalogies royales insulaires sont réinterprétées, reflétant une mémoire du passé insulaire, qu'il soit réel, supposé ou imaginé. Les sources historiques révèlent une remarquable continuité dans la titulature royale en Bretagne armoricaine au premier Moyen Âge, des premiers rois de Bretagne au VIe siècle jusqu’au XIe siècle. Les chefs bretons sont des rois sans discontinuer pendant un demi-millénaire.

Les chefs bretons arrivés en Armorique ont adopté le titre de rois, une tradition héritée de la Bretagne insulaire. Contrairement à cette titulature, Grégoire de Tours mentionne que les Bretons étaient désignés comme des comtes sous la domination des Francs, une double appellation reflétant leur intégration récente dans l'administration franque, les obligeant à porter le titre de comte. Il mentionne également les «regna», les territoires contrôlés par ces comtes, en tant que «monarchies territoriales» avec une indépendance relativement limitée, et «Britannia» qui désigne l'ensemble des habitants, les «Britanni». Les rois francs y exercent « la potestas, la plénitude de la puissance publique ». Les noms de ces «regna» et leurs localisations ne sont pas précisés. La translation des noms des royaumes de Domnonée («Damnonia», VIe siècle) et de Cornouailles («Cornwall») insulaires vers ceux de la Bretagne continentale, - à savoir la Domnonée et le Cornouaille dans les sources continentales-, suggère que cette désignation est ancienne. Selon Grégoire de Tours, Waroc membre de la dynastie royale de Cornouaille fait sécession vers 577, s'emparant de la cité des Vénètes, contrôlée auparavant par les Francs et de son chef lieu, Vannes, ce qui conduit à la formation d'un autre «regnum» en Bretagne sud : le Broërec (« pays de Waroc ») qui étend la frontière orientale des Bretons jusqu'à la basse Vilaine.

Bien que les Bretons aient conservé le titre de roi, les Francs ne les reconnaissaient plus en tant que tels. Au VIe siècle, les Bretons étaient exemptés du paiement de tributs en échange de services militaires. Les royaumes bretons jouissaient d'une autonomie relative, échappant à l'autorité formelle des Francs. Au milieu du VIIe siècle, Judicaël est le premier roi sanctifié.

Nominoë, «missus» de l’Empereur Louis le Pieux, est également un roi breton. D’après la Translation de Magloire, Nominoë était initialement un roi sanguinaire, mais grâce à une transformation spirituelle qu'il attribue à la grâce divine, il devient un souverain désireux de paix. Selon la chronique de Réginon de Prüm au IXe siècle, Nominoë est reconnu comme roi des Bretons et meurt en 851. La Chronique de Nantes, du XIe siècle, ajoute que Nominoë aurait demandé au Pape Léon IV l'autorisation de porter le titre de roi, mais que cela lui a été refusé. Ce sont aussi ces chroniques qui déclarent que Nominoë aurait été sacré roi par l'archevêque de Dol.

À partir du IXe siècle, les Carolingiens définissent une nouvelle conception de la monarchie d'essence divine. La cérémonie du sacre de l’empereur Louis le Pieux en 816 (1) établit la tradition rémoise en 816 (2). Cette «mystique royale» conduit les souverains carolingiens à se réserver l'exclusivité de la titulature royale, en reconnaissant les chefs bretons comme des rois subordonnés dans l'empire franc. Ainsi en va-t-il des chefs bretons reconnus par la Chancellerie franque à partir de 851 avec le couronnement d’Erispoë et Salomon en 868. La reconnaissance du titre de roi, comme prédicat d’honneur dans l’ordre des Francs s’accompagne de largesses, des concessions («honores») : le Rennais, le Nantais et le pays de Retz à Erispoë (traité d’Angers, 851), le pays entre deux Eaux entre la Mayenne et la Sarthe (traité d’Entrammes, 863), l’Avranchin (traité de Compiègne 867) pour Salomon. De leur côté, les Bretons continentaux conservent l’usage romain hérité de l’Antiquité tardive, tardivement jusqu’au XIe siècle. Ainsi, Alain III, dit Rebrit ou Ruibriz (1008-1040) est peut-être le dernier chef breton à être appelé roi par ses sujets. C’est ainsi que le Pape appelle Eudon de Penthièvre « à maintenir la paix dans le royaume («regnum») qui lui est confié en 1050. Dans le Cartulaire de Redon, l’expression «regnum Britanniae» est utilisée en 1089 sous Alain Fergent. Alain de Lille fait encore allusion à un « royaume d’Armorique » dans la Prophétie de Merlin au XIIe siècle.

Cependant, malgré les tentatives de domination des Francs, les Bretons résistent dès la fin du VIe siècle, transformant la volonté de domination en un rapport de force. Les campagnes militaires carolingiennes témoignent d'une indépendance de fait ou d'une large autonomie des Bretons. La propagande ducale ultérieure réinterprète les sources pour souligner l'antériorité de la dynastie bretonne et du duché sur le royaume de France, contribuant à la construction du roman national de la Bretagne continentale à la fin du Moyen Âge. L'examen des titulatures des rois bretons au Premier Moyen Age permet de comprendre la décalage avec la vision de la royauté sacrée développée à Reims depuis le IXe siècle par les Francs.

(1) Louis le Pieux est le premier membre de sa dynastie à porter le même nom que Clovis («Hludouuicus») et à ce titre il se rend en pèlerinage à Reims pour y être sacré. Reims ne prétend pas à l’exclusivité du sacré avant la fin du IXe siècle avec l’archevêque Hincmar qui invente la légende de la sainte ampoule. L’objet sur lequel se greffe la légende, attesté à l’époque carolingienne était peut-être à l’origine une ampoule d’aromate, retrouvée fortuitement dans le tombeau de saint Rémi (Cf. DESPORTES Pierre, « Reims » dans GAUVARD Claude, LIBERA Alain, ZINK, Michel, Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p.1191).

(2) Au IXe siècle, le désaccord sur la fonction royale entre les Bretons et les Carolingiens résulte de la refonte significative opérée par ces derniers dans la «mystique royale», introduisant la cérémonie de sacre inconnue des Bretons. Après Charlemagne, l’empereur Louis le Pieux se définit comme « Louis par ordre de la divine providence empereur auguste ». Selon Magali Coumert et Florian Mazel, la cohérence de l’empire fit alors « l’objet d’une réflexion approfondie, qui considérait que la Providence avait empêché le morcellement prévu par Charlemagne, que Dieu avait choisi les Francs pour construire l’empire et que le maintien de son unité relevait d’une mission divine » (COUMERT, Magali, MAZEL, Florian, « Résurgences impériales (IXe-milieu du XIe siècle) », MAZEL, Florian (dir.), Nouvelle Histoire du Moyen Âge, Paris, éd. Le Seuil, 2021, p.158.).

En complément :

- GENDRY, Mickaël, « Sur le passé romain des anciens rois de Bretagne », «Bulletin de la Société archéologique du Finistère», tome CL, 2022, p.185-217.

- GENDRY, Mickaël, « Identité, peuple et nation dans la Bretagne médiévale : évolution de l’historiographie », «Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest», 129-1 | 2022, 11-45.


Vos commentaires :
Naon-e-dad
Vendredi 15 novembre 2024
Merci pour cet article précis et neutre.
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En vous lisant, on comprend ou devine que le politique et le religieux ne sont pas loin l'un de l'autre, dans cette période particulière qui voit émerger les Francs au détriment d’autres peuples voisins (dont les Bretons).
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Si les Francs ont bénéficié des faveurs de Rome, c'est parait-il parce que Clovis (sous l'influence de Clothilde) parvint à adhérer à la foi trinitaire (ou disons pleinement trinitaire), telle qu'elle est présentée actuellement dans le monde chrétien), et non pas à l'Arianisme (une Hérésie qui présentait Jésus comme un simple homme créé, excluant sa nature divine donc) qui émergeât ailleurs en Europe..
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Là où j'ai du mal à comprendre, c'est l'impact politique réel ou supposé (et craint) qu'inférait potentiellement cette hérésie pour la suite de l'Histoire de l'Europe. D'où l'attitude de Rome.
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Peut-être est-ce aussi la crainte (non fondée) d'une forme d'hérésie quelconque qui expliquerait l'attitude de Rome à l'égard des Bretons continentaux (ex-insulaire) déjà christianisés, mais obéissant à une autre forme d’organisation territoriale (les fameux plou) que celle préconisée par Rome? Peut-on alors penser que l'ignorance (de Rome) générant de la méfiance, Rome organise un entre-soi avec Clovis comme chef de file?
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Pourtant, aujourd'hui et depuis longtemps les saints bretons des premiers siècles (migrations armoricaines des V-VI° siècles) sont officiellement reconnus par Rome. Mais à l'époque, qu'en était-il?
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Cet aspect de la connivence Rome/Clovis pour des raisons politico-religieuses mériterait d'être étudié de près par des historiens bretons, de façon à proposer un contre-discours, en décalage éventuel, avec ce que racontent nombre d’historiens se situant dans la mouvance franque…
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La clé du problème étant, sans surprise et comme toujours, la légitimation du pouvoir par la conquête. J’ai raison parce que je suis le plus fort, et en plus Dieu l’a voulu ainsi (sic !!). Ce mélange du religieux et du politique est décidément bien arrangeant pour celui qui se projette déjà en vainqueur.
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On notera que ce n’est pas par hasard que Nominoë voulut doter la Bretagne naissante d’une structure complète (archidiocèse), sauf erreur de ma part en instituant Dol comme évêché complémentaire. Lui aussi avait très certainement compris l’importance de la synergie des structures politique et religieuse.
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Ne vern. Mersi braz deoc’h evit ho pennad. Merci à vous pour votre article.

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