Cette nouvelle crise agricole constitue-t-elle un nouveau soubresaut d'une chronique de la mort annoncée de l'agriculture bretonne, la première de France et donc une des premières d'Europe ? Mais bien sûr, et tous le savent. Le tout est de savoir comment on accompagne les défunts aux obsèques. Auront-ils droit à un service civil, à un service religieux, officié par un prêtre, à un service avec Requiem ? Auront-ils droit au caveau de famille ou à la fosse commune ? On cherche bien sûr les responsables du massacre, de la destruction de l'agriculture la plus moderne et la plus puissante du monde, celle qui a nourri les populations qui crevaient de faim après la Seconde guerre mondiale, celle qui a permis le babyboom, celle qui devrait et pourrait nourrir la planète. On ne peut – et c'est l'historien qui parle – imaginer le colossal effort qu'ont fourni les paysans devenus les agriculteurs, surtout en Bretagne : une modernisation à marche forcée, depuis la fin du XIXe siècle, au prix de voir ses fils et ses filles émigrer en masse vers les villes et vers Paris, et il faut bien le mentionner au prix de graves crises agricoles. Les paysans-agriculteurs bretons se sont adaptés, savent le faire et à une vitesse assez spectaculaire. Mais là, on leur demande beaucoup, vraiment beaucoup, peut-être, certainement trop. On leur demande tout simplement de réduire ou même de cesser leurs activités.
On cherche bien sûr les responsables : la mondialisation, la globalisation, l'Union européenne, les Etats-Unis, le libre-échange, la politique, les politiciens, les énarques, les eurocrates, les technocrates, la ploutocratie, la grande distribution, les industriels, les banquiers et autres financiers, les syndicats agricoles, les coopératives, les agriculteurs eux-mêmes et même les consommateurs qui ne consomment pas bien. En fait, tout le monde est responsable, mais certains plus que d'autres. Il est clair que le système agricole dit « agriculture intensive » mis en place après la Seconde guerre mondiale et favorisé par l'Union européenne naissante et en plein essor (avec sa fameuse, PAC = Politique agricole commune) a rempli bien des poches. Les plus faibles n'ont pas pu suivre. Il est clair que les paysans devenus des agriculteurs ont eu plus que leur mot à dire, et si on ne les écoutait pas, ils savaient se faire entendre. Et savent le faire encore.
Le problème est que très progressivement, ce ne sont plus eux qui décident, ni il faut bien l'avouer les acteurs directs du secteur agricole, banquiers, industriels, grande distribution, et cela surtout depuis quelques années. Ceux qui décident sont des techniciens qui ne voient que des chiffres, qui ont décidé d'une grande redistribution du travail en Europe : les côtes bretonnes et atlantiques doivent servir de villégiature ; les côtes méditerranéennes pour le tourisme des Européens du Nord urbains et péri-urbains assez aisés ; les campagnes et petites et moyennes villes « rurales » intérieures abandonnées au profit de grandes villes « métropoles » ; l'Europe rhénane pour les productions industrielles à forte valeur ajoutée ; l'Europe de l'Est doit être l'atelier de l'Europe : on produit automobile en Slovaquie, Roumanie, Tchéquie et pour l'agriculture, les usines (car il n'y a pas d'autres mots) d'élevage sont aujourd'hui en Allemagne de l'Est, Pologne, Roumanie, Bulgarie… et Ukraine et tant pis pour l'écologie de ces pays. Mais il est clair que l'on ne veut plus sentir les effluves provenant des stations d'élevage de porc bretons. Et puis, et cela peu de gens le savent ou en ont pris conscience, la disparition des systèmes totalitaires communistes en Europe de l'Est a provoqué une privatisation des grandes exploitations agricoles d'Etat (de plusieurs milliers d'hectares) renforcée par une vague de restitution à d'anciens propriétaires d'avant 1945, (Allemagne de l'Est, Tchéquie, récemment en Roumanie), très bien formés qui savent rentabiliser cette nouvelle manne. Et les techniciens constatent que ces grandes exploitations sont beaucoup moins coûteuses en subventions que les petites et moyennes. Et donc pour eux, ces dernières doivent disparaître. Il est vrai que la crise financière est là et qu'il faut faire des économies, du moins montrer qu'on en fait ou veut en faire. Et puis le budget européen n'est pas énorme, et c'est vrai… mais... on sait taper sur les boutons pour créer des euros lorsque l'on en a besoin...
Le problème est qu'en Bretagne, les exploitations sont toutes petites, même si elles ont fortement grandi en superficie et en chiffre d'affaires. Au début du XXe siècle, les exploitations d'un hectare étaient légion, la faute au système de succession égalitaire (issu de la Révolution et surtout de l'Empire napoléonien). L'effort a été surhumain. Aujourd'hui les techniciens exigent plus : la disparition pure et simple des petites et moyennes exploitations et aux politiques de se débrouiller pour le faire, qu'ils soient d'accord ou pas. Et s'ils ne sont pas contents, ils n'ont qu'à démissionner. Et si le peuple n'est pas content, on passe en force, puisque ce sont les techniciens qui disposent de l'argent… des contribuables.
Ce qui est incroyable tout de même c'est que les milliards d'hommes, de femmes et d'enfants manquent de lait, de viande, de nourriture. Le lait est une denrée rare en Chine. Il faut savoir qu'il n'est pas rare en Chine dans un supermarché que pour acheter du lait, vous ne deviez prendre un carton vide et après avoir payé à la caisse, un garde du corps vient vous donner votre lait. L'agriculture russe est dans un état lamentable… des décennies de stalinisme ont ruiné cette agriculture. Mais il y a la politique, les embargos. On fait pression sur des pays en tentant d'affamer les populations. On dit de l'autre côté, aux agriculteurs bretons : « ne vous inquiétez pas, les marchés extérieurs vous sont ouverts, l'Asie, l'Inde, la Chine… la Russie ont de tels besoins »… et quelques mois plus tard « désolés, on arrête tout pour des raisons politiques »… Et l'on donne quelques millions d'euros pour faire passer la pilule, sauf que quelques millions d'euros ne suffisent pas (lorsqu'ils sont donnés). Et oui il faut les diviser entre les dizaines de milliers d'agriculteurs concernés.
On leur dit : maintenant il faut (parce que souvent on leur dit « il faut, il faut, il faut») changer votre système de production : faire du bio, faire de l'agriculture de proximité, de la campagne à la ville, faire de l'écologie. Bien sûr, c'est bien, c'est meilleur pour la santé, du moins paraît-il jusqu'à ce que l'on dise « en fait le bio que vous mangez depuis des années vient d'Europe de l'Est où les critères « bio » ne sont pas les mêmes qu'en France… ils ont été allégés ». Et puis ce n'est pas donné, ce n'est pas à la portée de toutes les bourses, en fait d'une petit minorité seulement. L'écrasante majorité des gens achètent leur lait et leur viande et le reste en supermarché, et ce n'est pas bio… Et puis si vous n'avez pas d'argent, vous n'avez qu'à acheter de la viande brésilienne provenant des fermes gigantesques d'Amazonie.
Bref, les obsèques vont être difficiles, très difficiles, et longues, très longues. Le tout est de savoir si la période de deuil aura la même durée. Et surtout, surtout, comment vont se comporter une nouvelle fois les Bretons, il y a eu les Bonnets rouges, la crise légumière et maintenant ils participent activement à une nouvelle révolte agricole plus générale.
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