En 1488, Anne de Bretagne n’avait pas douze ans lorsqu’elle accéda au trône breton. Son père avait désigné avant de mourir les chefs du clan féodal pour « l’aider » à régner : comme tuteur le maréchal de Rieux et comme gouvernante Françoise de Dinan-Montafilant. Philippe de Montauban, issu de la noblesse bretonne, devint chancelier de Bretagne, c’est-à-dire chef de l’administration ducale. Pendant trois ans, ce ne fut autour d’elle que complots, rivalités et impuissances politiques. Le duché n’eut pas vraiment de dirigeant durant cette période ; le territoire breton était alors occupé par les troupes royales et quant aux féodaux, ils changeaient d’avis comme de chemise. Dans l’entourage d’Anne, on chercha un homme à poigne capable de remettre de l’ordre et on le trouva : Anne épousa ainsi par procuration le cousin de sa mère, Maximilien d’Autriche, grand rival du roi de France et surtout chef d’une famille qui commençait à régner sur l’Europe. La régente de France, Anne de Beaujeu, ne l’entendit pas ainsi et ordonna aux armées royales de marcher sur la Bretagne. Anne ne résista pas et même son fidèle chancelier fut d’avis d’accepter la solution du mariage avec Charles VIII de France, qui pour l’occasion quittait sa fiancée, fille de Maximilien.
Anne se maria le 6 décembre 1491 à Langeais avec le roi de France. Chacun des mariés faisait à l’autre donation de ses droits sur la Bretagne – Charles VIII en avait acquis de son père qui les avait achetés aux descendants de Jeanne de Penthièvre. Selon le premier traité de Guérande de 1365, si les ducs de Bretagne de la maison de Montfort n’avaient pas de descendants mâles, le trône breton devait revenir aux Blois-Bretagne, dit Penthièvre. Et à la mort du duc François II (de Montfort), ce fut le cas. Comme Louis XI avait acheté pour 50 000 écus les droits de Nicole de Penthièvre, aînée des Penthièvre, lui et son successeur se prétendaient ducs de Bretagne.
Mariée, Anne de Bretagne restait duchesse de Bretagne en titre. Pour la Couronne de France, elle était maintenant seulement reine de France avec pour unique devoir : donner naissance à un fils et donc à un héritier pour le trône royal de France. Quant à la Bretagne, les agents royaux y furent envoyés afin d’administrer le duché. Philippe de Montauban fut écarté. Mais si Anne remplit ses devoirs de reine, ses fils ne furent pas viables. Lorsque Charles VIII, sans enfant, mourut en 1498, Anne était alors la seule détentrice des droits sur la Bretagne. Le lendemain de la mort du roi, après avoir eu une crise de nerfs, bien officielle, elle se rendit dans son palais parisien où elle donna des ordres pour restaurer Philippe de Montauban dans ses fonctions. Elle se dirigea ensuite lentement vers la Bretagne car elle savait que les autorités royales étaient en train d’organiser le divorce de Louis XII, nouveau roi de France, cousin germain du père d’Anne. Elle accepta de se remarier à Louis XII, mais sous certaines conditions : elle serait la seule souveraine de la Bretagne ; elle conserverait son douaire de veuve de Charles VIII et obtenait d’énormes revenus royaux, dont la sénéchaussée de Beaucaire et La Rochelle. Louis XII balaya les réticences des chefs de l’administration de son royaume, qui surent s’en souvenir, et signa le contrat de son mariage avec Anne le 7 janvier 1499.
En fait, si on connaît assez bien Anne en tant que reine de France, on la connaît assez mal dans son rôle de duchesse de Bretagne. Et pour cause, ses actes n’ont pas été inventoriés, trop dispersés (les archives espagnoles et pontificales en détiennent un bon nombre), trop politiquement sulfureux car les propagandes tant bretonne que française se sont emparées jusqu’à nos jours de cette souveraine, sans doute la plus célèbre de l’histoire de la Bretagne, de la France et de l’Europe. Chacune de ces propagandes voudrait faire d’elle son héroïne et déforme selon ses intérêts son histoire. L’étude de ces actes permettrait sans doute de répondre à une question : quel est le degré d’implication d’Anne dans la direction de son duché ? Force est de constater qu’elle n’a pas été très présente sur le sol breton sauf lorsqu’elle y fit son grand tour.
Ce grand tour, qui fut selon la tradition triomphal, était en fait très politique. Il eut pour origine une dispute entre Louis XII et Anne de Bretagne sur l’avenir de la Bretagne et donc sur la succession au trône ducal. Il est vrai que tout le long de son règne, ce fut la première préoccupation de ce roi, mais aussi de son entourage, y compris de son épouse, et de toute l’Administration royale. Louis XII et Anne de Bretagne étaient très souvent malades : le roi à cause des conditions de sa détention après avoir été fait prisonnier à Saint-Aubin du Cormier en 1488 et Anne à cause de ses innombrables fausses couches et accouchements catastrophiques (on en a compté plus de 19 au cours de sa vie).
En fait, on peut se demander qui entre Louis et Anne voulut le plus réaliser le rêve européen, c’est-à-dire assembler les pays européens et même le monde qui commençait à être conquis par les Européens en s’appuyant sur une union dynastique et sur le titre impérial. Les historiens français ont longtemps dénigré l’importance de ce titre, pour bien sûr des raisons politiques car ce titre fut porté pendant plus d’un millier d’années par des princes allemands, les Hohenstauffen, les Wittelsbach, les Habsbourg, les Hohenzollern, sauf évidemment lorsque Napoléon s’en empara. Et pourtant, l’influence de l’empereur du Saint Empire Romain Germanique, héritier direct des empereurs romains et de Charlemagne, fut indéniable dans toute l’Europe.
En ce début du XVIe siècle, le moment était propice. Un proche cousin d’Anne, petit-fils de son première mari, Maximilien d’Autriche (qui rappelons-le fut le chef de sa famille au sens large), un jeune prince, Charles de Gand ou de Luxembourg, allait hériter par son père du Saint-Empire, mais aussi de l’Autriche, des richissimes Pays-Bas et du Nord de l’Italie, et de sa mère des royaumes espagnols et bien sûr de l’Amérique. Anne invita en décembre 1501 à Blois ses cousins, les parents du jeune prince, Philippe le Beau d’Autriche et Jeanne d’Espagne, souverains des Pays-Bas, qui se rendaient en Espagne où Jeanne allait être déclarée héritière des royaumes de ses parents, les rois catholiques. Tout se passa merveilleusement bien. Et on décida en 1501 que Charles allait épouser la fille unique de Louis et d’Anne, Claude, née en 1499. Plusieurs traités furent signés à Blois dont le plus important eut lieu en 1504 qui mettait un point final aux différentes tractations. Ils prévoyaient qu’Anne donnerait à Claude tout ce qu’elle avait, la Bretagne et divers comtés en France et de Louis XII, Claude recevrait en héritage tous les biens familiaux paternels, le duché d’Orléans et différents comtés, et, comme elle était princesse de France, elle aurait en plus la Bourgogne que réclamait la famille de Charles depuis la mort de la mère de Philippe le Beau, Marie de Bourgogne. En contrepartie, le roi de France renonçait à ses prétentions sur le royaume de Naples.
A la mort de ses parents (qui n’allait pas tarder tellement ils étaient toujours assez mal en point), Claude allait non seulement être la souveraine de la riche Bretagne, mais encore la plus riche du royaume de France, presque à égalité avec son cousin, François de Valois, qui serait le roi de France, et plus encore car après son mariage elle serait impératrice, reine, princesse et duchesses d’innombrables terres en Europe et dans le monde. Quant à la Bretagne, elle allait être intégrée dans cet empire dont une des caractéristiques principales était alors son ouverture au monde, ce qui l’arrangeait bien. Tout comme les Pays-Bas, le Nord de l’Italie, les royaumes de Naples, d’Aragon et de Castille, qui allaient appartenir à Charles, la Bretagne, qui allait être à Claude, épouse de Charles, était une puissance commerçante, tournée vers la mer. Cette alliance dynastique lui permettait ainsi d’entrer dans un réseau de pays parmi les plus puissants et les plus industrieux du monde, d’accomplir la politique rêvée et entreprise par Pierre Landais, principal ministre du duc François II de Bretagne, c’est-à-dire, tout en conservant sa souveraineté (autre caractéristique de l’empire de Charles, ses États ne lui étaient attachés que par des liens personnels), de participer à l’expansion économique liée à la Première colonisation européenne, à la découverte des côtes africaines et surtout à la découverte de l’Amérique. Il est clair qu’Anne de Bretagne le savait : elle entretenait une importante correspondance avec Isabelle de Castille, sa cousine, celle qui permit à Christophe Colomb de découvrir l’Amérique ; et de surcroît, elle n’avait pas oublié les Landais ; la preuve en est qu’ils bénéficièrent toute sa vie de ses faveurs.
Cependant, Louis XII fit marche arrière en 1505. Selon la tradition, après avoir été très gravement malade – il reçut même l’extrême onction -, il se réveilla brusquement et annonça à tous que les fiançailles de sa fille unique avec Charles ne se feraient plus et que Claude devait épouser son cousin François de Valois, alors héritier du trône de France. Il est clair que l’influente administration royale était entrée dans le jeu en mettant en avant le devoir du roi non seulement de conserver l’intégrité du royaume de France mais aussi de maintenir la richesse et la puissance des Capétiens. Le rêve impérial d’Anne s’évanouit devant la puissance de l’Administration garante depuis Suger (XIIe siècle) de la grandeur du royaume de France et qui, en prétendant défendre les intérêts de la dynastie capétienne, défendait en fait les siens. En effet, l’intégration de la France dans un grand ensemble européen ne pouvait que réduire son influence, la rétrograder à une seconde place et surtout la voir éloignée des vrais centres de décisions déplacés alors à la cour des Habsbourg, à Vienne, à Tolède ou à Bruxelles.
La fureur d’Anne, lorsque la duchesse-reine apprit la nouvelle, atteignit son comble et elle partit chez elle en Bretagne. La colère du roi monta crescendo car autour de lui on craignit que la reine ne lève ses troupes. Anne se calma sur les conseils de son amie Michèle de Saubonne (dont la famille fut à l’origine du protestantisme en France) et rejoignit son époux. Lors de la cérémonie des fiançailles en 1505 de Claude et de François, tous les chroniqueurs relatent qu’elle fit une tête d’enterrement. Mais elle eut sa revanche car elle réussit en 1510 à faire naître un autre enfant, une fille, Renée, qui, selon son contrat de mariage, devait hériter du duché de Bretagne. En effet, dans ce contrat, si Anne avait un second enfant, c’est lui qui allait avoir la Bretagne. Sur son lit de mort, en 1514, Anne fit promettre à son ennemie, Louise de Savoie, mère de François de Valois, de s’occuper correctement de ses enfants. Louis XII fut bien triste de la mort de sa femme et quatre mois plus tard il mariait, le 18 mai 1514, Claude à François de Valois. Le roi mit un peu de temps à accorder à son nouveau gendre, la Bretagne, car il le savait volage et très dépensier. Mais le roi avait d’autres préoccupations car il se remaria avec Marie d'Angleterre, soeur du roi Henri VIII, en octobre. Marie allait lui donner un fils, c’était certain et François n’allait pas être roi de France. Cependant Louis XII mourut trois mois plus tard sans avoir donné de fils au trône de France. Il est vrai que Claude avait eu pour mission de Louise de Savoie de faire en sorte que Marie voie le moins possible Louis XII, alors malade et François s’occupait bien de Marie. François et Claude devinrent roi et reine de France. Claude décida, par contrat, devant notaire, de donner tous ses biens à son si beau François qui la trompait publiquement. François Ier devint usufruitier de Bretagne. Quant à Renée, elle ne manqua de rien avant de connaître un mariage inégal et d’être spoliée de ses héritages. Le roi et sa mère Louise de Savoie commençaient ainsi leur politique de captation d’héritages.
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