1916, une date incontournable de l’histoire irlandaise et mondiale : rencontre avec Alain Monnier

Chronique publié le 1/10/16 8:51 dans Europe par Jacques-Yves Le Touze pour Jacques-Yves Le Touze
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Cent ans après, quel intérêt y a-t-il à célébrer le soulèvement irlandais de Pâques 1916 ? Alors que certains limitent aujourd’hui cet événement à un épisode sanglant de moindre importance, quelle valeur revêt-il pour l’histoire de l’Irlande et au-delà ? Rencontre avec l’auteur Alain Monnier.

Jacques-Yves Le Touze : Vous venez de publier un petit ouvrage présentant les événements de Pâques 1916 en Irlande. Que représente pour vous cette période de l’histoire irlandaise ?

Alain Monnier : Lorsque je suis allé pour la première fois dans le sud de l’Irlande, en 1968, le pays était encore marqué par les célébrations du cinquantenaire de Pâques 1916. Peu de temps après, la situation dans les six Comtés du Nord revenait de façon dramatique sur le devant de la scène, démontrant que ce qui s’était déroulé un demi-siècle auparavant n’avait rien perdu de sa dramatique actualité.

Cette année, les célébrations du centenaire de Pâques 1916 représentent une capitalisation de ce qui a été vécu auparavant par de très nombreuses générations, et ce qui s’est passé depuis. Il ne faut pas se cacher non plus qu’aujourd’hui, certaines voix discordantes se font entendre, bénéficiant d’un écho sans doute exagéré, pour vouloir éliminer le passé, en le noyant dans une somme d’événements annexes ou le réécrire de façon biaisée : certains média, certaines personnalités mais aussi des historiens, qualifiés de révisionnistes, sont allés jusqu’à remettre en cause le bien-fondé de ces célébrations. Il est par conséquent essentiel de veiller à ce que ce devoir de mémoire soit accompli.

Lorsque l’Institut culturel de Bretagne m’a proposé d’assurer une communication sur ce sujet, j’ai donc été honoré et enchanté de contribuer pour ma modeste part à cette célébration. C’est cette présentation de mars 2016 qui a servi de base à l’actuelle publication de l’ICB comme à la communication proposée lors du Festival Interceltique de Lorient, le jour même de l’inoubliable concert « Visionaries and their words ».

JYLT : Au-delà de l’Irlande, ce soulèvement a eu des répercussions dans l’ensemble de l’Empire britannique : pensez-vous que Pâques 1916 est une sorte de symbole pour l’ensemble des mouvements de libération nationale à travers le monde ?

AM : Oui, tout à fait. Si j’ai évoqué la singularité de 1916 qui mérite de ne pas être submergée dans un déluge d’événements contemporains, comme la Première Guerre mondiale, l’interaction entre ce qui s’est déroulé à Dublin et le contexte ne doit pas être réduite ni sous-estimée. Certains leaders de l’Insurrection incarnaient le lien entre cette génération et les précédentes, d’autres concrétisaient la relation étroite entre le sort de l’Irlande et celui d’autres peuples opprimés. Ainsi, en amont même de la Semaine de Pâques, Roger Casement voyait-il son engagement pour l’Irlande s’inscrire dans le droit fil des combats humanitaires qu’il avait menés auprès des populations autochtones du Congo et de l’Amazonie.

Après la Semaine de Pâques, lors de la répression, mais également pendant les années de guerre d’indépendance (1919-1921) comme au moment des débats de l’assemblée pour savoir s’il fallait ou non ratifier le Traité, les Irlandais savaient que beaucoup de regards étaient tournés vers eux.

Le constat général en 1918 est que, du côté des vaincus du premier conflit mondial, des empires se sont effondrés et que, si la victoire permet à d’autres de limiter les dégâts, ils ont été sérieusement ébranlés ; leur fondement même est mis à mal par les propos tenus au lendemain de l’armistice, notamment au cours des discussions qui s’ouvrent dans le cadre de la Conférence de Paris. De l’Egypte à la Chine et à la Corée, en passant par l’Inde et la Russie, on aspire à une ère nouvelle ; les Républicains irlandais entendent que leur lutte s’inscrive dans cette perspective… Les manœuvres britanniques les conduiront finalement à jouer un rôle quasi-nul dans le cours des discussions officielles. Mais ceux qui, au Moyen-Orient ou en Asie, ont vu dans le Soulèvement de Pâques un espoir, vont suivre avec le plus grand intérêt le résultat des élections de 1918 qui consacre par la voix populaire les principes de la Proclamation de 1916 et la Guerre d’indépendance que l’Irlande va devoir mener pour faire respecter ces choix. Des soulèvements auront lieu, en Inde notamment, qui feront expressément référence à l’exemple irlandais. Mais l’influence de la Révolution irlandaise ne se limite pas à l’empire britannique, puisqu’elle s’étend notamment à Marcus Garvey, l’un des premiers leaders de la cause des Noirs aux États-Unis et au-delà. Lénine, pour sa part, confiait qu’il était dommage que les Irlandais se soient soulevés si tôt, avant un embrasement plus général.

JYLT : D’après vous que signifient 1916 et les événements qui ont suivi pour l’Irlande d’aujourd’hui ?

AM : Les réactions, je l’ai dit, peuvent être très contrastées aujourd’hui. Sans doute parce que les gens ne distinguent pas la Semaine de Pâques des autres épreuves qui l’ont suivie, notamment la Guerre civile en 1922 et 1923 et les événements qui ont ensanglanté les six Comtés d’Irlande du Nord entre 1968 et 1998-2000. Des compromis ont été jugés nécessaires par certains, dénoncés par d’autres. Mais le président Ó Higgins a eu plusieurs fois l’occasion de redire combien 1916 était une date fondatrice incontournable et que c’était un non-sens – et même une honte – que de prétendre la dénigrer ou en minorer l’importance sous prétexte de ne pas souhaiter se souvenir d’événements ultérieurs ou de ne pas vouloir entrer dans une logique de justification de la violence.

L’histoire de ces cent dernières années est une histoire, certes douloureuse, faite de balbutiements, d’atermoiements, d’avancées et de reculs, dans un contexte mondial complexe. On ne bâtit pas un projet d’indépendance du jour au lendemain ni aisément lorsqu’il s’agit de rompre avec une politique menée pendant huit siècles par l’un des empires les plus puissants du globe. C’est d’ailleurs cette difficile question que l’ICB m’a proposé de présenter, lors d’une prochaine communication dans le cadre des Jeudis de l’Hermine, le 1er décembre prochain pour clore cette année 2016.

JYLT : S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir de ces événements mémorables de 1916, quelle serait-elle pour vous ?

AM : C’est très difficile car, encore une fois, ces événements forment un tout : 1916, c’est une conjonction de destins, une foule de détails vivants, de visages et de noms, une somme d’actes héroïques.

Mais je dirais sans doute la Proclamation de la République. Écrite et validée par les dirigeants de l’Irish Republican Brotherhood, signée par sept patriotes mandataires qui allaient faire le sacrifice de leur vie pour la faire exister, imprimée clandestinement et avec des moyens de fortune dans le quartier général syndical Liberty Hall qui allait être complètement détruit quelques jours plus tard, lue par P. Pearse au fronton de la Poste centrale devenue quartier général de l’insurrection, elle condense toutes les aspirations de la Révolution et servira de matrice à toutes les tentatives ultérieures se situant dans le prolongement de la Semaine de Pâques.

Il est cependant d’autres symboles importants, comme le quartier autour de Moore Street, où les insurgés se sont réfugiés lorsqu’ils ont dû abandonner la Poste quand le toit et les murs s’écroulaient sous les tirs de l’artillerie britannique ; ce quartier, où les ordres de cessez-le-feu ont finalement été rédigés et où les leaders ont vécu leurs derniers instants de liberté, risque aujourd’hui d’être en partie démoli pour laisser place à un nouveau centre commercial…

JYLT : L’Irlande a influencé durablement la Bretagne ces cent dernières années. D’après vous, dans quel domaine cette influence fut la plus importante ?

AM : C’est vrai que cette influence est réelle. On a d’abord surtout insisté sur l’aspect de lutte intransigeante, irréductible et donc implacable. Bien entendu, il y a des similitudes entre l’Irlande et la Bretagne, ne serait-ce que dans l’éradication progressive de la culture celtique, mise en œuvre depuis des centres de décision lointains et condescendants. Il y a encore le nombre de soldats que l’on a envoyés aux combats en 14-18, certaines terres étant considérées comme des réservoirs de chair à canon. Et puis, mutatis mutandis, il y a les délicates questions territoriales toujours non résolues en ce qui concerne les six Comtés du nord de l’Irlande et la disjonction de la Loire-Atlantique du territoire historique de la Bretagne.

Mais l’expérience, au bout de cent ans, prouve que la situation irlandaise et la situation bretonne ne sont pas exactement réductibles l’une à l’autre, ne serait-ce que parce que le rapport de forces n’est pas le même dans un contexte global, par exemple lorsque l’on envisage le rôle constant joué par la diaspora irlandaise dans le soutien apporté par les USA aux différentes péripéties de la lutte de l’Irlande.

Au reste, il ne faut pas sous-estimer non plus les liens historiques objectifs qu’entretient la tradition républicaine irlandaise avec la Révolution française…

Mais, premier pays celtique à affirmer des droits qui lui avaient longtemps été déniés et une identité propre qui bien entendu n’exclut pas de bonnes relations avec toutes les autres cultures du monde, l’Irlande pourrait jouer un rôle plus important par rapport aux différents questionnements que porte la Bretagne aujourd’hui. La proximité géographique y invite, bien entendu, mais également les expériences internationales qui ont vu Seán MacBride, lui-même fils de l’un des patriotes exécutés en 1916, puis dirigeant de l’IRA, ami de Tagore, d’Ho Chi Minh, de Nehru, créer Amnesty International en 1962, ou les anciennes présidentes irlandaises Mary Robinson ou Mary McAleese s’engager pour les Droits de l’Homme à des degrés et des titres divers, ou encore les forces armées irlandaises de ce pays neutre participer depuis 1958 aux opérations de maintien de la paix sous l’égide de l’ONU. Notre espace commun est bien plus étendu que l’Ouest européen, notre héritage est potentiellement bien plus riche : il faut savoir dépasser certains horizons pour mieux se conformer à soi-même.

Finalement, l’expérience de l’Irlande, à l’occasion de ce Centenaire, pourrait bien être de montrer la complexité de la question de la place de l’Irlande dans le monde et la multiplicité de ressources auxquelles il a fallu recourir pour formuler des débuts de réponses pertinentes non seulement pour les Irlandais mais pour tous ceux qui sont attachés à ce pays, sa culture, sa personnalité. La leçon ne saurait d’ailleurs se limiter à 1916, à la Guerre d’indépendance ou à la Guerre civile, mais doit, par exemple, s’inspirer de ce qui a permis aux accords du Vendredi-Saint d’être signés en 1998. Dans cette perspective, les échecs doivent bien entendu être également envisagés en toute sincérité et utilement médités. Mais ils rendent encore plus convaincante la ténacité manifestée par l’Irlande depuis un siècle et même plus.

Enseignant, promoteur des relations interceltiques, Alain Monnier est un grand familier de l’Irlande et passionné par la culture et l’histoire. L’ouvrage est disponible au prix de 6 euros auprès de l'Institut culturel de Bretagne, Ti ar Vro, 3 rue de la Loi, 56000 Vannes.

Propos recueillis par Jacques-Yves Le Touze.


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