Dans ce livre, parlant de la France, les deux auteurs parlent donc aussi de la Bretagne. Hervé Le Braz et Emmanuel Todd tentent d'expliquer les singularités statistiques de la France d'aujourd'hui par un fond culturel ancien qui continuerait à œuvrer en silence au sein des individus. Ce «fond anthropologique» serait constitué essentiellement des reliquats de pratiques religieuses, du type familial, nucléaire/égalitaire, souche ou complexe, et de l'habitat regroupé ou dispersé, générant une intégration sociale plus ou moins forte. En combinant les facteurs famille, religion et habitat, les auteurs obtiennent un facteur d'intégration allant de fort : Bretagne, Occitanie (note 2) et Alsace, à faible : région parisienne élargie et pourtour méditerranéen.
L'idée est originale mais pas tout à fait convaincante. On a du mal à admettre qu'étant il y a peu catholiques pratiquants, Bretons et Occitans votent à gauche aujourd'hui ! Les statistiques montrent en effet, que les catholiques pratiquants votent à droite dans une très grande majorité. Ce faisant, en usant et abusant de ces trois facteurs explicatifs, on ignore aussi l'identité régionale forte de régions comme l'Alsace, la Bretagne et l'Occitanie, le rôle historique de l'industrie et l'impact de l'émigration à l'est d'un axe le Havre-Perpignan ainsi que sur un axe Perpignan-Bordeaux.
L'identité régionale est à peine évoquée dans ce livre, et l'émigration, non consolidée dans ses flux (première et deuxième génération), est à l'évidence, sous-estimée comme facteur explicatif de comportements (électoraux) ou de résultats (éducatifs); notamment pour l'Alsace dont, alors, on ne comprend plus la divergence sur de nombreux plans statistiques, par rapport aux autres régions à forte identité. En réalité le fonds religieux a cédé facilement du terrain devant la cité, l'industrie, ou l'émigration (changement religieux).
Examinons quelques-unes des cartes proposées en regard de la thèse «du fond anthropologique».
1. Le comportement religieux : en 1960, la carte religieuse de la France (1-5) montre que les populations de la Bretagne, de l'Alsace, et d'une partie de l'Occitanie (note 2) se rendaient majoritairement à la messe hebdomadaire. Preuve de continuité, cette carte correspond d'assez près à celle des prêtres réfractaires qui avaient refusé en 1791 de prêter serment à la constitution civile du clergé.
Nous verrons ultérieurement que le sentiment religieux (ancien) peine, tout de même, à expliquer certains comportements statistiques. Les auteurs notent que les régions à forte identité, périphériques, correspondent à une forte pratique religieuse en 1960, forme de résistance culturelle à la centralité, ce qui est bien vu, sauf que l'arbre religieux cache la forêt identitaire.
2. L'éducation : en 1901, lorsqu'il s'agit de lire et d'écrire, (carte 2-1), la Bretagne est en retard sur le Nord et l'Est de la France. A l'inverse, en 2008, la carte des personnes sans diplômes 2-5 (en %) montre que la Bretagne et l'Occitanie s'en sortent mieux ! Car dans ces régions il y peu de non diplômés. Dans les deux cas, les auteurs invoquent le fond anthropologique, aux effets inverses suivant les époques !
Disons tout de suite qu'ils ne font sans doute pas assez cas de l'identité régionale forte de la Bretagne, de l'Occitanie et de l'Alsace. D'autre part, le facteur «émigration», s'il est évoqué à différents endroits avec beaucoup de prudence, n'en intègre pas les différentes composantes (y compris des jeunes français de la deuxième génération). Des lors, on s'interdit de comprendre pourquoi, sur le plan éducatif, l'Alsace serait en retard aujourd'hui, alors que toutes les régions de l'est industriel, étaient en avance, en 1901.
Le rapport à l'éducation est complexe en Bretagne et ne peut se réduire à un ou deux facteurs. Avant la grande guerre mondiale, les Bretons vivaient une lente acculturation inconsciente, dont ils ne souffraient donc pas particulièrement, dans une région déprimée culturellement, économiquement et politiquement, pour des raisons souvent externes.
Après la grande guerre, les Bretons, mis en contact du monde environnant, constatant leur retard dans maints domaines; saignés par le guerre, meurtris par la négation de leur langue et de leur culture, émergent du cocon familial et des traditions figées mais rassurantes et se lancent dans la compétition et la modernité. L'église catholique, très satisfaite de cette immobilité séculaire, desserre néanmoins le frein et accompagne le mouvement quitte à ce que le troupeau s'égaille. Tout cela est source d'angoisses, de complexes et de souffrances. Mais les Bretons montrent une forte résilience et finissent par s'en sortir tout en gardant au fond d'eux-mêmes une rancune contre cette nation dominatrice et castratrice (vote à gauche) et en éprouvant un vif désir de réussite (scolaire entre autres). L'opposition (constructive) à l'état central français en Bretagne et en Occitanie, découle d'une culture forte, qui fut opprimée.
L'église catholique n'a pas historiquement daigné éduquer le peuple mais plutôt une élite restreinte, d'où les résultats médiocres des Bretons en 1901, mais elle a toujours fourni de bons enseignants, et on le voit dans les résultats bretons d'aujourd'hui ! Le catholicisme, dans ces effets secondaires, est moins une cause qu'un moyen de réussite, pour les Bretons.
3. Le chômage : Le taux de chômage en 2008 (carte 7-5) est, en Bretagne, inférieur à la moyenne nationale, surtout par rapport au nord de Paris et au pourtour méditerranéen. On voit que les régions anciennement catholiques, ne connaissent pas de forts taux de chômage ; c'est l'occasion de dire que cela tient sans doute davantage aux mutations de l'industrie de 1968 à 2008 (cartes 5-1 et 5-2). En 1968, la Bretagne était l'une des régions les moins industrielles de France, avec l'Occitanie ; c'est un avantage relatif aujourd'hui ! Le chômage des jeunes est de même, plus modéré en Bretagne et en Occitanie.
4. En politique, la Bretagne est désormais résolument ancrée à gauche, on le voit nettement sur la cartes 9-2a. De Mitterrand à Hollande, des gains de 10% sont enregistrés tout particulièrement en Bretagne élargie et dans l'arc occitan décrit en note 2. Disons encore ici, que le fond anthropologique, cher aux auteurs, paraît peu convaincant pour expliquer ce comportement politique. Lors du référendum sur la reforme régionale du Général de Gaulle, du 27 avril 1969, la Bretagne acquiesça à 56%, contre 47% pour le reste de la France. Néanmoins, la gauche, bien que jacobine souvent, accorde plus d'attention au fait minoritaire et au régionalisme (lois Gaston Defferre de 1982). La Bretagne a plus de chance de s'émanciper par la gauche que par la droite ; elle est aussi largement en faveur de l'Europe, ce que montre la carte 9-9 où l'on voit que les régions à forte identité (Bretagne, Occitanie, Alsace) votent pour l'Europe à chaque échéance : 1969, 1972, 1992.
Sur la carte 9-2b, les votes FN et la pratique religieuse s'excluent. C'est accorder beaucoup d'importance à la pratique religieuse, moribonde pourtant, et pas assez à l'immigration. Les auteurs, constatant la similitude des cartes de l'émigration, de l'insécurité et du vote FN, cartes 11-3, n'admettent pas que les premiers facteurs puissent influer outre mesure sur le dernier, car sinon, «le FN aurait pu apparaitre depuis la préhistoire», argument fumeux s'il en est ! Ils invoquent (page 279) plutôt un bouleversement dans les pays d'habitat groupé (du à la modernité) qui favoriserait le vote FN. Anthropologie quand tu nous tiens !
Il est faux de croire que la Bretagne est fermée par essence au lepénisme. Marine Le Pen a gagné des voix en Bretagne en 2012.
Sur la carte 9-6b, les gains de Bayrou entre 2002 et 2007, le facteur religion paraît au contraire tout à fait pertinent et l'on découvre que Bayrou plaît en Bretagne et dans l'arc occitan, car c'est un démocrate-chrétien. A ma connaissance, les catholiques pratiquants votent à droite. l'IFOP le confirme : 74% (note 3) des catholiques pratiquants ont voté à droite en 2012 ; par conséquent si les Bretons votent à gauche, ce n'est pas en raison d'un ancien tropisme catholique, mais pour les raisons évoquées ci-dessus et justement parce qu'ils sont peu ou plus pratiquants …
5. Le vote communiste : la carte 1-8 montre que le vote communiste et la pratique religieuse s'excluent. En Bretagne, le vote communiste est donc faible sauf dans les Côtes d'Armor, là où la pratique religieuse l'a été aussi en 1960.
Autres cartes intéressantes pour la Bretagne
6. Croissance de la population française : entre 1982 et 2008, les cartes (0-4 à 0-6) montrent, avant 1990, une forte croissance dans la région parisienne, au sud-est et en Languedoc-Roussillon tandis qu'en Bretagne, une croissance plus faible se dessine le long des côtes. Une vaste région interdépartementale, autour de Carhaix est en décroissance. Entre 1999 et 2008, bonne nouvelle, la croissance de la population est désormais relativement faible dans la région parisienne, tandis qu'en Bretagne elle se maintient partout, même dans le centre Bretagne où il ne reste plus qu'une petite poche déprimée. Autour de Rennes et de Nantes, les croissances sont très positives
7. Inégalités : Le rapport inter-décile, revenus des 10 % les plus riches sur celui des 10 % les plus pauvres, est en Bretagne, l'un de plus bas de France, 4,4 à 6, ce qui indique une forte homogénéité de la population, et c'est de plus un gage du «bien vivre ensemble». Ce rapport monte à dix dans le nord et la région Paca.
Notes :
1. Aux éditions Seuil
2. Au vu des cartes statistiques, l'Occitanie n'est pas homogène ; un axe Bordeaux, Agen, Toulouse, Montpellier s'en détache nettement de même que le pourtour méditerranéen français. Un sous-ensemble occitan partage des caractères communs avec la Bretagne, et va des Pyrénées-Atlantiques à la Savoie en évitant les zones précédentes. On remarque que cette Occitanie originelle (sans villes importantes, ni industrie, ni émigration) se comporte comme la Bretagne en beaucoup d'occurrences.
3. Voir le site www.libertepolitique.com, article du 23/4/2012, de Jérôme Fourquet, directeur adjoint du département opinion publique à l'IFOP : «74 % des catholiques pratiquants votent à droite quand on additionne les suffrages en faveur de Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen, François Bayrou et Nicolas Dupont-Aignan». L'article du Monde : «Qui sont les catholiques de France ?» du 24.01.2014 va dans le même sens.
■avec des contre vérité statistique puisque ce sont les catholiques non pratiquants qui votent majoritairement à droite alors que c'est beaucoup plus équilibré chez les catholique pratiquants (voie le récent article du monde)
Le livre de Le Bars et Todd est à lire de préférence bien qu'il ne soit pas toujours parfait