"la petite de Ferruch" ou le conte de la "déshumanisation ordinaire"

Chronique publié le 3/09/23 15:44 dans Littérature par Yvon Ollivier pour Yvon Ollivier
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Ce début septembre paraît « la petite de Ferruch » aux éditions Complicités. Avec ce roman, je poursuis mes études sur la « déshumanisation ordinaire », ou si l’on préfère, la déshumanisation que l’on ne voit plus en ce qu’elle est conforme au système de pensée en vigueur ou à la « civilisation ».

Parler du viol commis par les soldats français en Algérie n’est toujours pas chose facile, même sous l’angle romanesque. Ce viol commis par nos pères ou nos oncles, rien que des braves gens, demeure tabou.

L’armée française n’est pas plus ni moins concernée que les autres armées par cette dérive que l’on nomme le viol de guerre. Mais ici, il est terriblement difficile d’en parler. Comment le pays qui apporte les lumières a-t-il pu se conduire de la sorte ?

Il faut pourtant mettre les mots sur ces horreurs, reconnaître que le viol était largement pratiqué dans les mechtas, car c’est la dure loi de la guerre lorsqu’on laisse le pouvoir aux militaires.

Comment la France, si diverse, peut-elle envisager l’avenir alors qu’elle est incapable de présenter des excuses, ou de reconnaître de manière officielle que la colonisation qu’elle a menée relève du crime contre l’humanité ?

Même le rapport Stora, commandé par le chef de l’Etat, n’évoque la colonisation que sous l’angle d’un match de football au score nul. Le viol n’y est aucunement mentionné. Il faudrait réconcilier les mémoires, nous dit-on. Oui mais comment y parvenir dans le « non-dit » et au mépris des principes élémentaires de la justice universelle ?

Le non-dit résulte d’un rapport à l’Autre vicié d’une France qui se croit toujours lumière du monde et s’est construite sur la nécessité de civiliser. Toujours il lui faut rayonner au service de sa capitale. Le viol largement pratiqué en Algérie nous rappelle que ce rapport à l’Autre n’est jamais qu’une forme de domination classique, la colonisation d’autrui. Aussi est-il préférable de se taire.

Aujourd’hui, en Afrique et un peu partout, le voile se lève sur cette forme de domination redoutable qui emprunte le masque des lumières pour imposer la loi de ses intérêts. Allez donc parler de la France au Niger, au Mali, Au Burkina, au Gabon !

Si on a violé avec autant de facilité, c’est parce que les Algériennes n’étaient plus des femmes, mais rien que des « bougnoules ». La déshumanisation précède toujours le crime. Enlevez sa qualité humaine à un homme ou à une femme et vous pourrez les réduire à merci, les traiter comme de simples objets. La déshumanisation n’est jamais qu’une tournure d’esprit.

Depuis que j’écris, je veux mettre les mots sur la déshumanisation ordinaire et je crois pouvoir dire aujourd’hui que, si je suis militant breton, c’est avant tout pour cette raison. Dites qu’un peuple n’en est pas un, juste une « région » et vous pourrez le détruire. Dites qu’une langue est « régionale »- et donc inférieure- et vous pourrez la détruire. Dites qu’une culture n’est qu’une expression « régionale » ou folklorique et vous pourrez la cantonner à usage touristique pour le bonheur du dominant historique. Dites que notre département de Loire-Atlantique n’est pas en Bretagne et vous pourrez évacuer l’identité bretonne de ce territoire, ce qui se produit sous nos yeux. Dites qu’un menhir, trace d’une civilisation millénaire, mais un vulgaire caillou et vous pourrez le détruire, ce qui se fait à Carnac.

Malgré tous les beaux discours destinés à donner le change, la Bretagne est une terre de « déshumanisation ordinaire ».

Le racisme civilisationnel de la République sévit toujours. Jamais pensé, il est intériorisé par nos propres élus qui ne s’en rendent même pas compte et débretonnisent à tout va, ou couvrent la mort programmée de nos langues du voile pudique d’une « politique linguistique » dérisoire.

Ce qui se passe en Afrique aujourd’hui, se produira avec nos vieux peuples périphériques demain, car les formes de domination se font chaque jour plus intenses : mise à mort de nos langues, évacuation des autochtones au profit d’une classe aisée venue de Paris, qui elle, vote bien, c’est-à-dire socialiste.

Plus que jamais aujourd’hui, la France doit évoluer dans son rapport à l’Autre sauf à prendre le risque de disparaître un jour.

Lorsqu’un homme issu d’un viol retrouve enfin son géniteur, quarante ans plus tard au fond d’une campagne bretonne, que peuvent-ils se dire ? J’ai essayé de répondre à cette question saugrenue.

Ce roman est le moyen pour moi de souligner l’importance de mettre les mots sur ce qui ne se dit pas. Le traumatisme intériorisé est transgénérationnel. C’est une des principales leçons tirées de mon expérience professionnelle.

Pour interrompre la chaîne de la violence, il faut dire les mots. C’est le préalable à toute résilience. Dans ce roman, jamais le mot viol n’est prononcé. Ni Aïcha, ni son fils issu du viol n’en sont capables. La violence intériorisée se transmet toujours aux générations d’après. Mais n’est-ce pas la même chose pour les langues que l’on a tuées dans la bouche des enfants de Bretagne et d’ailleurs ?

Mohamed est martyrisé par sa mère depuis l’enfance et il l’aime d’un amour infini. L’homme est un animal étonnant. Les rapports humains déterminent tout. Il en est qui sont chargés de violences, d’autres de don et l’amour. Et si l’humanité ne reposait que sur l’amour de nos enfants ?

Lorsque les mots sont absents, toutes les dérives deviennent possibles.

Yvon OLLIVIER

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