L’intelligence artificielle va bouleverser les rapports que les humains, avec leur petite intelligence humaine, ont avec le savoir, avec la culture, et donc avec leurs identités collectives. L’identité bretonne sera concernée.
La traduction automatique par des logiciels d’intelligence artificielle est un de ces bouleversements qui pourrait délégitimer en profondeur les arguments du «droit à la différence» ou du «droit des minorités». Quand tout peut être traduit immédiatement en breton, que demander de mieux à la République française ? La revendication de «droits» a été jusqu’à présent le camouflage moralisateur d’une arrière-pensée moins avouable et bien plus redoutable, qui est la volonté séparatiste, issue d’une longue tradition historique.
Une technologie révolutionnaire
Le logiciel qui pourrait devenir à la fois symbolique et leader mondial de la traduction automatique est le projet NLLB-200. Drôle de nom, me direz-vous. NLLB veut dire «No Language Left Behind», «aucune langue laissée de côté». Le chiffre 200, c’est pour dire que, pour l'instant, 200 langues sont concernées. J’ai vérifié : la langue bretonne en fait partie. Cette intégration est due à la forte présence de la langue bretonne sur internet. Merci à tous les bretonnants bénévoles qui écrivent sur des sites en ligne, et en particulier à ceux qui écrivent des articles sur Wikipedia.
NLLB-200 pourrait devenir le leader mondial de la traduction instantanée car le porteur du projet n’est pas un marginal. C’est Meta, autrement dit Facebook, Whatsapp, Instagram.
Pourquoi est-ce une révolution ? Les anciens logiciels de traduction étaient assez pauvres techniquement. NLLB-200 travaille sur 54 milliards de paramètres, ce qui en fait un vrai outil d’intelligence artificielle. La traduction serait très proche du langage naturel (mais attendons de voir). La grande différence entre NLLB-200 et les précédents logiciels de traduction est son intégration des «petites langues». La traduction instantanée, qui était un privilège réservé aux langues les plus parlées, se démocratise. Les traductions sur Facebook, Whatsapp et Instagram, mais aussi de tous les articles de Wikipedia, est prévue dans un premier temps.
L’atout du multilinguisme
La traduction automatique ne doit pas être un appel à la paresse. Être capable de comprendre et de parler plusieurs langues reste un atout. Le polyglotte saisit le sens de ce qui est dit ou écrit, bien mieux que la meilleure traduction. En anglais, «home» désigne un lieu, mais le mot est coloré par un sentiment de chaleur et d’appartenance. La traduction par «maison» serait insuffisante, car c’est d’abord un «chez moi». En breton, «glaz» signifie une couleur, et en plus le mot établit un lien avec la nature environnante et non avec le dessin. C’est la couleur de la mer et aussi celle de l’herbe.
La syntaxe, l’accent parlé, la mimique, tout un contexte contribue à la compréhension entre interlocuteurs. Le multilingue est -et sera toujours- à la fois plus cultivé et plus compréhensif, plus tolérant que le monolingue, même si celui-ci bénéficie d’un traducteur intelligent.
Une stratégie bretonne ?
Cela dit, les Bretons, même s’ils sont multilingues, ne peuvent pas se permettre de se replier sur leur patrimoine linguistique et négliger les nouvelles technologies. Les logiciels de traduction donnent une visibilité mondiale à la langue bretonne, sans passer par le filtre de l’administration française. Obtenir des droits dans le cadre de la législation française est une chose. Mais nous ne vivons plus seulement dans cet univers étroit et cadenassé. Nous vivons aussi dans celui de Google, d’Amazon, de Facebook, des GAFAM, de l’internet mondial. Refuser NLLB-200 ou Google Translate par antiaméricanisme, en invoquant je ne sais quelle règle morale ou quel impératif de pureté idéologique, serait une erreur stratégique.
Aujourd’hui, la nation bretonne déborde les frontières des cinq départements. Une communauté humaine ne se définit plus seulement par des autochtones, mais aussi par une diaspora plus ou moins consciente d’appartenir à cette communauté, plus ou moins solidaire, plus ou moins puissante. Le XXe siècle est derrière nous, avec ses rêves de repli sur l’État national ou sur l’État-providence. Les Bretons forment une communauté nationale qui a des ramifications dans le monde entier. Parfois, je me demande si je ne suis pas trop tard pour me dire «nationaliste» et trop tôt pour me dire «communautariste». Quoi qu’il en soit, il faut inventer la revendication bretonne d’aujourd’hui, sans renier celle d’hier et sans mettre en péril celle de demain.
La Bretagne n’est pas assez riche pour vivre de ses rentes et se passer des nouvelles technologies d’origine étrangère. Ces technologies sont même nécessaires pour contourner la stratégie française d’unification. N’ayons aucun scrupule à les utiliser. Mais, pour assurer notre intelligence non artificielle, restons néanmoins multilingues.
Jean Pierre Le Mat
■Sa présence est extrêmement parcellaire, des projets souvent morts-nés. 25 ans après les débuts d'internet au grand public, il n'y a même pas un vrai traducteur automatique en ligne...l'ofis ar brezhoneg avait cet objectif, on en a même pas vu la couleur.
La production, en volume et qualité sur les médias modernes reste beaucoup trop lacunaire et peu accessible alors qu'à la base le potentiel du breton est bien plus important que pour d'autres langues minoritaires.
Je doute fortement qu'une langue bretonne «normale» capable de s'exprimer sur tous sujets soit réellement présente avec l'IA. La vraie question au vu des risques majeurs que peut faire peser l'IA en terme de liberté d'expression notamment c'est : chance ou pas chance pour le breton de ne pas en faire réellement partie à l'avenir ?
Autant je pense que l'Internet aurait du/devrait être une chance pour le breton, autant ne pas être une langue centrale pour l'IA est peut-être une chance, car le breton pourrait rester dans une certaine mesure une forme de refuge, de non-asservissement.
Vous pourrez le vérifier dans l'article du projet à cette adresse (la liste des langues prises en charge sont listées à partir de la page 12) :
Voir le site
Vous pouvez toutefois conserver votre optimisme : au moins deux équipes travaillent parallèlement à la traduction automatique du Breton : Loïc Grobol et Mélanie Jouitteau (Univ. d'Orléans, CNRS) ainsi que Alan Entem et Bredan-Budok Durand-Le Dudec (OPLB).
Pourvu que cette numérisation se fasse le plus tard possible, et dans l'idéal, jamais.