L’âme russe, un mythe qui cache l’insécurité et la pauvreté

Chronique publié le 6/03/23 7:32 dans Société par Anna Mouradova pour Anna Mouradova
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Anna Mouradova née à Moscou en 1972, a vécu en Russie jusqu’à 2014 avant de rejoindre sa famille en Géorgie où elle s’est installée définitivement en 2017. Élevée comme l’étaient à l’époque presque tous les enfants moscovites, elle a pu comparer la mentalité russe à celle des autres ethnies en retrouvant la langue et la culture assyriennes de son père, en faisant ses études à Rennes, en participant à des projets de recherches avec ses collègues bretons, irlandais, géorgiens, ukrainiens, etc.

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Le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine a causé une nouvelle vague d’émigration des Russes (la plus massive depuis le début des années 1990) car ceux qui sont contre la guerre se sentent en danger. Certains s’installent dans des pays de l’Europe Occidentale et les Occidentaux commencent à se demander en quoi les Russes sont-ils différents d’eux et en quoi consiste la spécificité de la mentalité russe ?

Pour répondre à cette question il faudrait d’abord préciser quelques détails et commencer par le fait que très souvent en Occident, on appelle « les Russes » ceux qui ne le sont pas. La confusion était explicable avant 1917 du temps de l’Empire russe qui a colonisé plusieurs états jadis indépendants mais plus tard, à l’époque de l’Union Soviétique, il était pour le moins bizarre d’appliquer ce terme aux habitants de toutes les républiques de l’URSS qui officiellement s’appelaient « les Soviétiques ».

Néanmoins, les habitants de l’Europe Occidentale et de l’Amérique du Nord souvent ne faisaient aucune différence entre les Russes (représentants d’une ethnie) et les Soviétiques (représentants de différentes ethnies et citoyens de l’URSS). Ce qui est encore moins correct est d’appeler maintenant « les Russes » les citoyens des pays indépendants qui depuis 1991 ne sont plus liés ni à la Russie ni à l’inexistante Union Soviétique. Comme disent mes collègues ukrainiens : «Il a fallu cette guerre atroce pour que les occidentaux comprennent enfin que nous ne sommes pas Russes et que nous sommes très différents d’eux». A la limite on peut comprendre cette confusion entre deux peuples slaves (bien qu’on ne confonde jamais les Français, les Italiens et les Espagnols dont les langues et les cultures sont aussi proches). L’absurde va jusqu’à dire aux Géorgiens qui parlent une langue toute différente, ont leur propre alphabet et du point de vue de leurs apparence physique n’ont rien à voir avec les Slaves, qu’ils sont Russes aussi ! D’où une blague locale : un Géorgien qui, fatigué des tentatives des collègues français de lui parler russe et de le persuader qu’il était Russe, s’est mis à leur répondre en allemand et leur dire qu’il les prenait pour des Allemands.

Qui peut s’appeler 'Russe' ?

Il serait donc préférable de parler des Russes quand il s’agit des citoyens d’un seul pays, la Fédération de Russie et/ou des gens qui ont des parents d’origine russe. Cela semble un peu compliqué ? Mais ce n’est pas tout, il y a encore des nuances. Par exemple en France où dans un autre pays occidental il est bien correct de dire « Anna Mouradova est Russe » mais - attention ! - en Russie tout le monde ne sera pas d’accord avec vous, même si je leur montre mon passeport russe. Les Bretons qui disent “nous ne sommes pas français” le comprendront facilement.

Dans la mentalité russe être citoyen ou citoyenne de la Fédération de Russie et être d’origine russe ne veut pas dire la même chose. L’origine ethnique est un facteur très important en Russie. A l’époque soviétique, l’origine ethnique était même marquée d’une manière obligatoire dans les papiers d’identité, ce qui menait bien sûr à une discrimination dont on ne parlait pas ouvertement. Bien entendu il était préférable d’être Russe et non pas Juif par exemple. Depuis 1991 ce n’est plus le cas, l’origine ethnique n’est plus marquée dans les papiers officiels mais paradoxalement la discrimination et devenue plus prononcée. L’auteure de cet article s’est faite plusieurs fois arrêtée dans les rues de Moscou par des policiers qui lui demandaient de présenter son passeport lui disant « Vous n’êtes pas Russe, d’où êtes-vous ? » Le fait de présenter le passeport ne faisait qu’aggraver la situation car mon nom de famille provient d’un prénom arabe Mourad. Finalement les policiers n’avaient rien à me reprocher mais ils me faisaient comprendre qu’avoir une tête de Russe est mieux.

Il y a plus de 160 ethnies dans la Fédération de Russie, donc il est très difficile de parler de la mentalité purement russe surtout quand il s’agit de groupes ethniques parmi lesquels il y a des Musulmans, des Bouddhistes, des Chamanistes, etc. Mais malgré toutes les différences évidentes du point de vue de la mentalité les habitants de la Fédération de Russie actuelle, on note beaucoup de choses en commun. Et ces choses-là n’ont rien avoir avec l’origine ethnique et le fait d’être citoyen de tel ou tel état. C’est surtout le résultat des problèmes sociaux auxquels les citoyens de la Fédération de Russie ont dû faire face lors des dernières décennies.

La société et la mentalité russes

On a un peu trop parlé de l’homo sovieticus dont l’image caricaturale a certainement reflété les traits des représentants des générations d’antan. Ceux qui ont actuellement moins de 50 ans n’ont pas connu ou très peu l’Union Soviétique. Les citoyens de la Fédération de Russie actuelle ne connaissent pas la stabilité sociale et n’ont donc pas l’habitude de faire des projets de long terme. Les crises, les guerres, l’inflation galopante, les règles du jeu qui changent tout le temps – tout cela fait que les gens ne voient pas leur futur et vivent selon le principe « On ne sait jamais ce qui va nous arriver ». Ceci est vrai d’ailleurs pour beaucoup d’autres états post-soviétiques.

Ce qui est propre à la Russie, c’est une grande différence de mode de vie et de mentalité entre les habitants des grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg et des petites villes et des campagnes. On dirait que ce sont deux mondes différents dont les habitants ont du mal à se comprendre. Les habitants des grandes villes ont connu une période d’une relative prospérité : après la misère des années 1990, ils ont pu atteindre un niveau de vie correct, donner une bonne éducation aux enfants et voyager à l'étranger. Ce sont eux qui maintenant quittent la Russie et émigrent vers des pays de l’Europe Occidentale afin ne pas être envoyés au front ou bien en prison. Ils ont assez d’argent, une bonne connaissance des langues et souvent télé-travaillent.

La sociologie est complètement différente pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’être nés dans des grandes villes : les petites villes construites près des usines ou des villages ont connu un déclin catastrophique après la chute de l’URSS et l’appauvrissement de la population ne fait qu’aggraver la situation. Très souvent le niveau de vie y est tel que les familles ont du mal à se nourrir correctement et à avoir des moyens de payer les factures d’électricité et de chauffage. Pour les milieux les plus pauvres, la guerre est un moyen de gagner enfin des sommes importantes en signant un contrat militaire. Ce sont eux qui en arrivant dans de riches quartiers résidentiels ukrainiens les pillent en emportant même des ustensiles de cuisine ! Ce ne sont pas eux que vous rencontrerez en France par exemple car ils ne voyagent jamais à l’étranger. Deux-tiers des citoyens de la Russie n’ont pas de passeport car tout simplement ils n’ont pas les moyens de voyager. Leur but est de survivre.

Il est à noter que même les habitants des grandes villes de la Fédération de Russie qui forment la classe moyenne n’ont pas - et n’ont jamais eu - les privilèges que les occidentaux considèrent comme leurs droits. La sécurité sociale existe en théorie mais en réalité il est impossible de vivre, c’est-à-dire rester vivant, avec les aides sociales : je me souviens de l’allocation destinée à m’aider en tant que « jeune parent » . La somme mensuelle qui était censée couvrir tous les frais de l’enfant me permettait d’acheter juste un ou deux jouets en caoutchouc pour ma fille.

Partir en retraite est souvent une catastrophe si la personne n’a pas d’enfants ou d’autres membres de famille qui sont prêts à l’aider matériellement car le plus souvent les sommes versées par l’État sont aussi ridicules. Heureusement que les liens de parenté et d’amitié sont toujours forts ! Si jamais on a des problèmes de santé assez graves, et si on doit se faire opérer, on doit faire une collecte de fonds parmi ses amis et ses connaissances, parfois à l’aide des réseaux sociaux. On achète des médicaments rares à étranger pour ses amis. Même les gens des milieux aisés ne peuvent pas souvent se permettre de faire des économies pour des cas d’urgence car ils ont vécu une succession de crises économiques qui ont détruit le peu qu’ils avaient. La guerre a montré que toute situation qui semblait stable (un travail bien payé, un logement) n’est qu’une illusion. Des centaines des milliers de gens ont quitté la Russie en abandonnant tout pour ne pas tuer et se faire tuer sur le champ de bataille ou aller en prison pour avoir dit non à la guerre.

Il n’est pas étonnant donc que ces Russes aient du mal à comprendre les problèmes qui préoccupent la société occidentale comme l’écologie, les retraites, les minorités de toutes sortes etc. Ce n’est pas qu’ils sont indifférents. Ils sont différents de vous, non pas à cause de leurs « mystérieuse âme slave », mais parce qu’ils ont acquis une certaine mentalité à force d’avoir lutté pour une vie plus au moins acceptable et qui souvent, une fois acquise, s’avéra n’être qu’un mirage.


Vos commentaires :
Jeudi 2 mai 2024
Bonjour, je vais essayer de répondre sans pour autant etre sure d'avoir toutes les informations necessaires concernant les cadres. J'ai travaillé en Ukraine en tant qu'enseignante et je n'ai pas remarqué trop de différence entre mes collègues russes et ukrainiens. Sauf peut-etre qu'en Ukraine les gens attachent un peu plus d'attention à leur confort au quotidien.
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