L'autre intelligence artificielle

Chronique publié le 27/02/23 19:16 dans Libre propos par Jean-Pierre Le Mat pour Jean-Pierre Le Mat
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Nuage de mots

Dans un article de décembre 2022 , j’explorais ChatGPT et en particulier les pistes qui s’ouvrent aux Bretons.

Je m’aperçois que quasiment tous les articles sur le sujet réduisent l’intelligence artificielle à sa capacité à DÉVELOPPER UN THÈME. Le développement se fait à partir d’une question ou d’un sujet proposé. ChatGPT va picorer sur l’internet les informations et il les met en forme.

Il existe une autre forme d’intelligence artificielle, inverse de la première, moins aboutie mais sans doute plus redoutable : c’est la capacité à EXTRAIRE LES THÈMES OU LES INTENTIONS à partir d’un texte. Le nuage de mots est une première approche. Dans le référencement sur internet, il y a les technologies de SEO, qui permettent de trouver un bon positionnement sur les moteurs de recherche. Mais ce ne sont là que des arbres qui cachent la forêt…

Une première expérience

Nous avons utilisé une telle intelligence artificielle lors du soulèvement des Bonnets rouges de 2013-2014 pour synthétiser les 15000 doléances que nous avions collectées. Elle nous a permis de dégager des communautés sémantiques. Nous avons ainsi pu présenter les raisons de la révolte, qui paraissait hétéroclite aux observateurs extérieurs, en 11 revendications précises.

Nous nous sommes aperçus que cette synthèse faisait apparaître des traits culturels originaux.

Ainsi, pour les Bretons, le verbe «vivre» est d’abord en lien avec «travailler». «Vivre» c’est aussi «décider» et «donner». Dans la communauté sémantique qui contient «travailler», on trouve aussi d’autres verbes comme «revenir» (au pays ?), «partir» , mais aussi «demander». «Créer» n’est pas lié à «travailler», mais à «développer» et à «permettre». «Assemblée» et «citoyenneté» appartiennent à une communauté sémantique autonome par rapport à celle du mot «politique».

Chez les Bretons qui ont envoyé leurs doléances en 2013-2014, «emploi» et «agriculture» font partie de la même communauté sémantique. Le lien entre «emploi» et «entreprise» est fort, tout comme le lien entre «entreprise» et «région». En revanche, «politique» et «emploi» ne sont pas liés. L’éducation («langue», «culture», «enseignement») est liée au «pays» d’une part, au «développement» de l’autre.

Ce chantier d’analyse, dans le cadre d’un mouvement populaire, était particulièrement novateur. Pour en savoir plus, voir le pdf ci-joint.

Analyser «La Marseillaise»

Les logiciels d’analyse sémantique permettent d’analyser le thème et le sens d’un texte, c’est-à-dire de trouver ce qu’il veut dire. Ici, j’utilise le logiciel d’analyse sémantique TROPES .

J’ai téléchargé les paroles de la Marseillaise sur le site de l’Assemblée nationale.

Résultats pour la Marseillaise :

- Univers de référence 1 : armée / corps / politique / comportement / famille / sentiment / droit / conflit

- Univers de référence 2 : dictature / famille / militaire / armée

- Références utilisées : dictateur

(Explications données par Tropes : «Les Références représentent le contexte. Elles regroupent, dans des classes d'équivalents, les principaux substantifs du texte que vous analysez. Le logiciel détecte les Références en utilisant trois niveaux de représentation. L'affichage des Références et de leurs Relations vous conduit au cœur du discours»)

Le logiciel propose d’autres résultats (scénarios, style, relations, catégories…). Je laisse à chacun le loisir d’approfondir le sujet à sa guise en téléchargeant TROPES ou un autre logiciel d’analyse sémantique.

En comparaison, si je fais entrer la traduction du Bro Gozh dans le logiciel, j’obtiens les résultats suivants :

- Univers de référence 1 : France / nation / corps

- Univers de référence 2 : Bretagne / nation / cœur

- Références utilisées : Nation / Bretagne / Breton / cœur

Je vous laisse réfléchir sur la différence entre les Références utilisées pour les deux hymnes, représentatifs de deux nations.

Analyser la Constitution française

J’ai soumis au logiciel Tropes le texte de la Constitution française, téléchargée à partir du site du Conseil constitutionnel. Les références étaient trop nombreuses. Le logiciel n’a pas pu saisir l’idée profonde des rédacteurs, idée qu’ils ont développé dans ce qui est devenu un texte de 89 articles. Cette autre intelligence artificielle a donc encore des progrès à faire. Mais patience !... D’autres logiciels y parviendront sans doute un jour ou l’autre. Les historiens nous ont appris que, autour du Général de Gaulle, les rédacteurs de 1958 avaient une perspective très précise de ce qu’ils voulaient. Il devrait donc être possible de retrouver cette intention dans le texte.

Analyser les discours

L’analyse des discours politiques donne des résultats intéressants. Il est à parier que les chroniqueurs médiatiques et les bavards de Facebook vont se faire valoir par leurs analyses des discours d’Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon ou Sandrine Rousseau. Avec les logiciels d’analyse sémantique, ils seront pertinents… Tout comme les étudiants qui demandent à ChatGPT de développer un exposé à leur place. C’est là le monde qui vient, avec ses paresseux et ses tricheurs.

Une arme redoutable

Revenons à la différence entre les deux hymnes nationaux, français et breton. Il ne faudrait pas en déduire une hiérarchie morale, mais une différence culturelle. Les Francs, à l’origine de la France, étaient organisés autour d’une caste militaire. Cette organisation s’est perpétuée par le système féodal, la monarchie absolue, puis par les dynasties de la haute administration jusqu’à l’époque moderne. La Bretagne n’a pas une telle culture organisationnelle. Il n’est pas étonnant que les hymnes nationaux reflètent ces différences culturelles.

Mais attention ! Cette intelligence artificielle, qui permet d’extraire la moelle d’un texte, son intention cachée, pourrait donner au politiquement correct et aux maîtres-penseurs une puissance redoutable.

Les hiérarchies morales et le goût pour l’universalité sont sensibles chez les héritiers d’empires mondiaux, même lorsqu’ils sont animés de bons sentiments. Ils sont «citoyens du monde», mais c'est de leur monde à eux qu'il s'agit. Les héritiers des peuples autochtones et des petites nations sont, eux, plus enclins aux équilibres, au respect des distances et au relativisme culturel.

Il est à craindre que la pensée impérialiste, en particulier française, se perpétue sous de nouvelles formes. Elle voudra toujours, hélas, sauver le monde, lui apporter le bonheur, la laïcité ou le progrès, en chasser le diable. L’analyse sémantique des textes accessibles au public pourrait donner lieu à une censure d’un nouveau type, basée non pas sur des arguments d’autorité comme jusqu’à présent, mais sur des processus technologiques. La preuve «scientifique» d’une intention peut bouleverser notre manière d’apprécier une idéologie, une religion, un grand texte. Imaginons le Coran, les Évangiles, le manifeste communiste, ou n’importe quel ouvrage de référence, analysés par une intelligence artificielle… Imaginons toutes ces analyses diffusées et interprétées par ceux qui possèdent les grands médias, selon leurs intérêts…

Nous sommes Bretons. Utilisons donc cette intelligence artificielle d’extraction pour identifier les différences culturelles et valoriser la tolérance. Parallèlement, méfions-nous de son utilisation dans un cadre qui se voudrait à la fois éthique et missionnaire, à prétention universelle.

Jean Pierre Le Mat


Vos commentaires :
Jean-Paul Touzalin
Samedi 28 décembre 2024
Si j'ai bien compris votre article, l'intelligence artificielle peut donc devenir une «arme par destination» ... donc DANGER !
Question: le «bon sens» est-il le seul garde-fou en notre possession ?

Jean Pierre LE MAT
Samedi 28 décembre 2024
Eh oui, plusieurs dizaines d'ouvrages ont été écrits sur le rôle des technologies (occidentales) dans la destruction des sociétés traditionnelles. Avec l'intelligence artificielle, nous sommes sur un autre niveau de la mondialisation (que d'aucuns voient comme une occidentalisation du monde, d'autres comme une américanisation).
Que devient la Bretagne, et plus généralement la diversité culturelle, dans un tel monde ? Je ne suis pas sûr que le «bon sens» sera le garde-fou le plus efficace.
La différence entre l'intelligence humaine et l'intelligence artificielle est la capacité de la première à concevoir des «propositions indécidables». Les lecteurs mathématiciens se reporteront au théorème de Gödel. Cela suppose une nouvelle catégorie de défenseurs de la Bretagne (et de la diversité), avec des stratégies complètement originales.

Naon-e-dad
Samedi 28 décembre 2024
« TROPES : Les Références représentent le contexte. Elles regroupent, dans des classes d'équivalents, les principaux substantifs du texte que vous analysez ».
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Equivalence entre substantifs (mots signifiants) : nous sommes là au cœur du sujet, qui est le sens des mots. Pour moi, et jusqu’à présent, je ne vois pas en quoi un système informatique percevrait le sens des mots – sens parfois flexible, tâtonnant, incertain ; discutable, etc… - . De surcroit, les mots sont un outillage pour appréhender le réel (ou tenter de le faire, le mieux possible).
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En revanche, qu’un ordinateur, s’appuyant sur la stabilité du langage (les mots à l’intérieur d’un texte) en relation avec un ensemble de données de référence (corpus divers, dictionnaires, séries de textes), parvienne à faire apparaître un éclairage – l’exemple des revendications des Bonedoù Ruz est remarquable et convainquant - qui aurait échappé au lecteur, ou à conforter le lecteur dans ce qu’il retient du texte, c’est bien le service attendu par ce type de logiciel. Le tout avec une rapidité et une efficacité inégalables. Voilà qui en fait des outils précieux ou redoutables, selon l’usage que l’on en fait.
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Mais l’intelligence humaine n’a pas à s’inquiéter pour autant. Au passage, je serais curieux de voir ce que le logiciel raconte sur les paraboles évangéliques, lesquelles sous l’apparence d’histoires simplettes cachent une réalité profonde, qui ne fut pas toujours évidente. Même pour les apôtres contemporains et donc connaisseurs de la culture de l’époque. Voir par exemple la parabole du semeur / parabolenn an hader dans Mz 13,3, et Mz 13,10 et suivants pour une explicitation, un commentaire sur la difficulté à saisir le sens des mots, commentaire direct par Jésus lui-même. Cette parabole se retrouve en Mk 4 et Lk 8, preuve de son importance et surtout de l’importance du sujet. Incontournable, pour alimenter une réflexion sur l’intelligence…
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Penaos e c’hellfe un urzhiater bezañ lemm e spered pa n’eus spered ebet dezhañ ? Chom a ra-eñ, avat, un ostilh pe un ardivink talvoudus-kenañ hag efedus-kenañ.

Emilie Le Berre
Samedi 28 décembre 2024
Je me demande ce que donnerait une analyse par une IA du comportement des «bretons» ces dernières années. Je fais référence aux 66% pour Macroñ aux dernières présidentielles, aux dernières régionales, à l'épidémie d'injection où la fierté de tirer la bourre avec d'autres régions pour voir qui aurait le meileurs taux de participation et enfin la guerre en Ukraine et le gobage de la propagande quelque soit le camp.

kris braz
Samedi 28 décembre 2024
«Question: le »bon sens« est-il le seul garde-fou en notre possession ?»
Non, le bon sens ne suffit pas sans la «common decency» chère à Orwell et Camus.

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