Un nouveau livre de l'historien Joël Cornette sur l'identité bretonne comme elle a été perçue via l'histoire, les historiens, les écrivains, voire les auteurs de BD. Si les Phéniciens, les Romains, les Francs, les Français ont décrit les Armoricains, puis les Bretons selon leurs termes à eux, les Bretons ont fini par se réapproprier leur identité. Ce livre est l'histoire de cette réappropriation.
L'identité et l'Histoire, comme on le voit en Ukraine aujourd'hui, sont des armes défensives. Nous ne somme pas comme vous, désolé, nous avons des langues, une culture propre, donc des droits à la différence. Comme le fait remarquer Joël Cornette à propos de l'histoire de Bretagne : «Le fait que cette histoire ne soit aujourd’hui, en 2023, nullement enseignée - ni en primaire, ni en secondaire - n’est-ce pas un révélateur de son caractère précisément identitaire et considéré, par certains, comme 'subversif' ? »
Joël Cornette est spécialisite de l'Ancien Régime, notamment du XVIIe siècle. Ce n'est que récemment qu'il s'est intéressé à l'histoire de sa Bretagne natale avec une série d'histoires de Bretagne dont son Histoire de Bretagne pour les nuls (2022) de plus de 700 pages qui suivait son Histoire de Bretagne et des Bretons (2006). Son Anne de Bretagne (2021, prix Provins-Moyen-Age 2022) est aussi magistrale et remet certaines choses en place. Il a aussi sorti en 2022 un livre critique de Louis XIV Le Roi absolu. Une obsession française.
[Joël Cornette] : L’être humain est avant tout un « animal social », comme le définit Aristote dans son ouvrage Les Politiques. Social, et j'ajouterai sociable : il me semble en effet qu’une identité ne peut se définir que dans le cadre d’un rapport à l’autre, d’un rapport aux autres. Le collectif est donc ici essentiel : c’est bien une communauté qui permet à chacun d’éprouver le sentiment de son identité, une identité partagée, par une langue commune - le breton ! -, dans un même territoire - celui de la Bretagne est resté inchangé plus de mille ans -, par une manière d’être et de vivre ensemble, dans la façon aussi de s’opposer à ce qui peut être considéré comme une injustice ou une intrusion « extérieure » : la révolte des Bonnets rouges en 1675, comme celle de 2013, ont pour point commun un fort sentiment « identitaire » face à ce qui est perçu comme une injustice et une agression, fiscale en l’occurrence (le papier timbré en 1675, l’écotaxe en 2013).
[JC] Assurément, une identité ne peut se définir que par un multiple et dans ce multiple « identitaire », l’histoire me semble être un élément essentiel, le coeur de l’oignon, pour reprendre votre image : la spécificité de l’histoire bretonne donne sens à cette identité partagée. La meilleure preuve ? Anne de Bretagne ! Elle a compris, en subventionnant l’écriture de deux histoires de la Bretagne - celle de Pierre le Baud, celle d’Alain Bouchart -, à quel point la mémoire - l’identité mémorielle de la péninsule - pouvait être une arme politique pour justifier cette souveraineté qu’elle a tenté de défendre jusqu’à son dernier souffle, et l’antériorité de l’ histoire bretonne par rapport à celle du royaume de France. Et d’ailleurs, le fait que cette histoire ne soit aujourd’hui, en 2023, nullement enseignée - ni en primaire, ni en secondaire - n’est-ce pas l'aveu de son caractère précisément identitaire et le révélateur, aussi, qu’elle soit considérée, par certains, comme « subversive » ?
[JC] Ce « Konan Meriadek » appartient effectivement plus à l’imaginaire qu’à la réalité, mais cette légende du souverain « inaugural » de la Bretagne des origines - il se situe au IVe siècle - est essentielle dans la construction de son identité car elle enracine un discours de légitimation qui affirme les origines spécifiques des Bretons et l’antique généalogie de leurs ducs, antérieurs aux premiers souverains mérovingiens, tout en exaltant la mémoire d’un héroïque ancêtre fondateur : l’identité d’une nation a effectivement besoin d’un conducteur, d'un « dux », d’un héros, et d’un récit…
[JC] Effectivement : « affreux, sales et méchants », c’est ainsi qu’on pourrait définir la vision des Bretons par les autres, en l’occurrence les Mérovingiens et les Carolingiens : je pense notamment à Ermold Le Noir, chroniqueur au temps de Louis le Débonnaire, fils et successeur de Charlemagne. Il nous a transmis une vision totalement dépréciative des Bretons : « même le frère et la soeur couchent ensemble, tous vivent dans l’inceste et accomplissent des choses abominables ; ils habitent des halliers, installent leurs lits dans des bauges, se plaisent à vivre de rapines à la manière des bêtes sauvages… » Le paradoxe est que cette image dépréciative s’est construite alors que, précisément, les Bretons, justement fortifiés par tous ces « saints » - pas très catholiques à vrai dire - qui furent à l’origine de leur identité, affirment leur souveraineté et la défendent, âprement, les armes à la main…
[JC] Bécassine, dessinée pour la première fois en 1905 par Joseph Porphyre Pinchon dans la revue La semaine de Suzette, me semble emblématique de bien des lieux communs attachés à la Bretagne : une servante naïve, sans bouche, appelée Anaïk Labornez (la bornée !), native de Clochers les Bécasses… Elle représente ces milliers de femmes condamnées à fuir la pauvreté et la misère - il est vrai qu’au XIXe siècle, la Bretagne, notamment rurale, vit des jours sombres - pour tenter de trouver du travail à Paris. La capitale compte alors 100 000 bonnes « à tout faire ». Et puis, il y a cet extraordinaire renversement d’image, signifié par cette Bécassine « gueulante », bouche ouverte, le poing levé, aux formes bien féminines, dessinée en 1981, par Alain Le Quernec pour une affiche du PSU.
Cette Bécassine militante et fière symbolise bien la révolution identitaire dont la Bretagne a été le siège dans les « années 68 » (entre 1962 et 1981) : de la « plouquerie » à la fierté. C’est là, précisément, le sujet de mon livre : rappeler et comprendre les images successives qui ont contribué à construire une Bretagne imaginaire et comprendre, en même temps, le contraste entre cette Bretagne largement fantasmée, et la réalité de l' histoire « vraie » d’une Bretagne qui fut longtemps puissante et indépendante mais dont l’identité a été trop souvent et trop longtemps occultée.