Le devoir patriotique de mourir pour la France est caractéristique du XXe siècle. Sous l’ancien régime, il existait des «milices provinciales», désignées par tirage au sort. Il faut attendre la levée en masse de l’an II, puis la loi Jourdan de 1798, pour établir un service militaire obligatoire et l’idée que «Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie». Au XIXe siècle, le délire républicain de s’approprier la vie de tous les citoyens («La totalité de l’existence de l’enfant nous appartient» Le Pelletier, 1793) s’estompe. L’obligation militaire est tempérée par le tirage au sort des conscrits, qui en exempte les deux tiers.
Arrive le XXe siècle, et le retour du délire. La loi Berteaux de 1905 supprime le tirage au sort et établit le service militaire pour tous, selon le bel idéal d’égalité. Il faut attendre 1996 pour que le service militaire obligatoire soit supprimé. Infâme XXe siècle.
Pendant nos siècles d’indépendance, les solidarités bretonnes ont été bien plus impératives que l’obéissance à un quelconque souverain. Le titre de duc correspond à celui qui organise les solidarités, alors que le titre de roi correspond à celui qui règne sur une population soumise. A la Renaissance, au temps d’Anne de Bretagne, nous avons perdu, non seulement notre indépendance politique, mais aussi nos solidarités authentiquement nationales. Les anciennes solidarités se sont recroquevillées sur des coutumes partagées, sur la langue commune, sur des connivences.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la participation des Bretons à des conflits du côté français ne changeait rien à leurs anciennes fidélités. Les fidélités étaient tribales ; les aventures guerrières des uns et des autres n’y changeaient rien. Les morts de 14-18 ont renversé les équilibres. Une nouvelle solidarité collective, dynamique, englobante, française cette fois, a été imposée aux citoyens.
Le sacrifice crée les solidarités les plus puissantes et aussi les plus subtiles. L’héroïsation des morts, maquillés en morts pour la patrie, s’est faite par l’érection de monuments dans le moindre village. Les programmes scolaires ont inculqué aux enfants un devoir nouveau. Les commémorations régulières ont mobilisé les élus et les personnes d’influence. Ceux qui n’étaient pas morts recevaient des décorations et se devaient de servir d’exemple. Ils étaient des modèles d’une vertu nouvelle : l’abnégation. Ils avaient «servi», ce qui peut s’entendre de diverses façons.
La Première Guerre mondiale a donné à l’institution étatique un droit de vie et de mort sur les citoyens. La particularité de la fidélité envers la France est qu’elle se veut supérieure et opposée à toutes les autres. Au XXe siècle, l’idéologie laïque, typiquement française, a rejeté les fidélités non contrôlées par l’État dans une poubelle qu’elle nomme la sphère privée.
L’atroce boucherie de 14-18, qui consacrait le triomphe de l’État français sur toutes les autres solidarités, fut perçue par certains Bretons comme une soumission inacceptable. L’allégeance des enfants, parfois orphelins de guerre, était exigée au nom du sacrifice contraint de leurs pères. Ainsi naquit Breiz Atao, et le rêve séparatiste. La solidarité patriotique, dont la première exigence était le sacrifice des administrés, a été mise à mal par la déroute de 1940. Elle a été rétablie par le récit de la Résistance, réécrit après-guerre, et s’est transmise jusqu’aux années 90 par le service militaire.
Les commémorations du 11 novembre nous rappellent cet idéal du siècle dernier : obéir à des généraux plus ou moins compétents, plus ou moins humains, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cet idéal commandait aussi aux enfants de faire de leur père sacrifié un modèle à suivre.
Le sacrifice ne fait plus partie des valeurs de nos sociétés évoluées et hyper-individualistes. Lorsque j’étais jeune, mes institutrices parlaient encore avec émotion du sacrifice pour la patrie. A l’église, les religieuses forçaient l’admiration ; elles avaient fait le sacrifice de leur vie à Dieu. Cette manière de penser, qui semblait normale et établie depuis des temps immémoriaux, s’est effacée en quelques années. L’observation nous montre pourtant que le sacrifice n’est pas un mirage. Il arrive que la renonciation volontaire d’un homme ou d’un groupe d’hommes à la liberté ou à la vie a permis d’obtenir un gain sans commune mesure avec la perte consentie. L’insurrection irlandaise d’un millier d’hommes, pendant la Première Guerre mondiale, a provoqué l’insoumission de tout un peuple et l’indépendance d’un pays. Gandhi, en menaçant de mettre fin à ses jours par la grève de la faim, et par son appel «Quit India» pendant la Seconde guerre mondiale, a fait reculer un empire.
Le maître de la violence est aussi le maître des solidarités. Dans une société comme la société française, l’État est le détenteur de la violence légale. Dans une communauté religieuse comme le catholicisme, la violence est ritualisée. La messe est le moment où le sacrifice du Christ est vécu par l’assistance et où donc les solidarités sont rappelées. Dans une communauté nationale comme la communauté bretonne, la violence s’exprime par des actes isolés, et aussi par des manifestations collectives. La violence symbolique ou ritualisée s’exprime lors de nos fêtes bretonnes. Lors du Carnaval de Douarnenez, le Bolom Meurlarjez, immense effigie en carton-pâte du roi de la fête, est brûlé à la fin de la manifestation. La réputation festive des Bretons rejoint sans doute leurs solidarités tribales.
Reste à trouver la forme de violence convenable, adaptée à la fois à notre caractère, à notre culture et à la situation, qui surclassera toutes les autres solidarités ; en particulier le patriotisme français sacrificiel, sacralisé par les massacres de la « Grande » guerre.
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