14-18 ou l'inégalité républicaine de l'hécatombe

Chronique publié le 30/08/18 10:14 dans Histoire de Bretagne par Philippe Argouarch pour ABP
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14-18, nombre de tués par département (La revue économique)
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Diminution de la population en Bretagne, résultant de la guerre 14-18 prouvé par les recensements de 1911 et 1921.

Une carte publiée dans La revue économique montrant les pertes (soldats tués et disparus) par département, par rapport à la population et selon le recensement de 1911, ne manquera pas de soulever des commentaires.

La Bretagne scindée dans deux régions militaires

En 1914 il n'est plus question d'Armée de Bretagne comme en 1870. Une armée levée en renfort suite aux désastres militaires qui fit si peur à Gambetta et à la toute nouvelle 3e République. En 1914, les Bretons sont mobilisés dans deux corps d'armée qui font partie de la Ve armée dite "Armée de Paris", le XIe qui correspond à la XIe Région militaire dont l'État-major est à Nantes et qui mobilise les jeunes du Finistère, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et de la Vendée. Cet état-major semble avoir privilégié les Vendéens pour le casse-pipe selon les données de cette carte. On notera aussi que beaucoup de Finistériens étaient dans la marine nationale qui a eu moins de pertes que l'armée, d'où une couleur plus claire sur la carte. Le XIe corps d'Armée entame la guerre lors de la bataille la plus meurtrière de toute l'histoire de France, une défaite, la bataille des frontières avec les terribles combats de Maissin à découvert. 27 000 morts en une seule journée. Il participe aussi aux batailles de La Marne, de Verdun, du Chemin des dames parmi d'autres.

Quant au Xe corps d'armée de la Xe Région militaire basée à Rennes, il est formé des conscrits des Côtes-du-Nord, de l'Ille-et-Vilaine et de la Manche. Il participera aux batailles de la Marne, de la Somme et de Verdun avec les pertes qu'on imagine.

La carte de la revue économique

Depuis un siècle le nombre de morts bretons pendant la première guerre mondiale a été la source de polèmiques, le chiffre variant de 125 000 dans un article de Ouest-France de 2013 à 300 000.

Une carte est apparue récemment sur les réseaux sociaux montrant le pourcentage de tués pour chaque département. Avant de l'analyser nous devons prétendre que ces chiffres, dont la source ultime est le ministère de la Défense, ex-ministère de la Guerre sont exacts. Certains ont des doutes vu l'immense polémique concernant l'utilisation abusive de régiments bretons et de troupes coloniales lors des combats les plus durs de la première guerre mondiale. Le nombre de Bretons tués au combat varie aussi selon les définitions de qui est, ou n'est pas, "breton", sans parler de ceux qui ne comptent que les morts de la Bretagne croupion à quatre départements ou ceux qui ne comptent pas les Bretons nés en Bretagne, mais vivant dans d'autres départements.

Les chiffres peuvent être questionnés du fait que le ministère de la Guerre a menti systématiquement pendant les quatre années de la guerre. Il y a eu des antécédents. Les pertes réelles sur le front étaient falsifiées ou dissimulées au grand public. Même le courrier des soldats était censuré. Si les parents et les familles de ces jeunes hommes avaient su que 1000 soldats étaient tués tous les jours en moyenne, il est certain que la guerre n'aurait pas pu continuer. Quelqu'un a calculé que si on pouvait faire défiler tous les morts de cette hécatombe sur les Champs-Élysés, cela prendrait neuf jours !

Une nouvelle méthode de calcul toute simple

Pour vérifier ces chiffres on peut toutefois comparer avec les différences de population entre le recensement de 1911 et celui de 1921 qui eux peuvent difficilement être remis en cause. Le pourcentage de perte de population pour l'Ille-et-Vilaine est de 8,3% et celui de la Vendée de 9,4%, ce qui correspond grosso modo aux pourcentages de la carte. La Vendée est bien le département qui semble avoir le plus souffert dans ce Grand-ouest mais aussi la Mayenne et les Côtes-du-Nord. Le 44 perd moins de population sans doute grâce à l'immigration vers Nantes des départements limitrophes. La Bretagne dans son ensemble a perdu 6% de sa population entre les deux recensements, soit 196 985 habitants. Le recensement de 1911 est fait 3 ans avant le début de la guerre, celui de 1921 trois ans après la fin, ce qui permet d'annuler les augmentations de population dues à la natalité. On peut donc affirmer que le nombre de Bretons morts à la guerre de 14-18 est d'environ 200 000 (ce chiffre inclut ceux qui sont morts de leurs blessures avant le recensement de 1921).

Calcul du nombre de soldats et marins bretons tués ou disparus pendant la première guerre mondiale basé sur les recensements de 1911 et 1921 extrapolés.

N(nombre de tués) = R2(recensement de 1921) - 3n +3d -3e - [R (recensement 1911) +3n -3d +3e]

n=nombre de naissance par an

d=nombre de décès pas an

e=nombre d'émigrants

N= R2-R1

N=3 271 635 - 3 074 650 = 196 985

N rectifié avec le nombre de morts des suites des blessures = 196 985 + 3000= 200 000 . 3000 morts suite de blessures graves est une approximation.

Il est assumé que grosso modo n,d,e ont les mêmes valeurs les 3 années avant la guerre et les trois années après la guerre. Mais pour d c'est pas entièrement correct car des blessés sont morts suite à leurs blessures après la signature de l'armistice et avant le recensement, d'où le chiffre de 200 000 morts.

L'inégalité républicaine devant la mort

La carte montre à première vue que ce n'est pas uniquement la Bretagne qui a souffert plus que les autres régions mais tout l'Ouest de la France-- ce que certains appellent aujourd'hui le Grand-ouest et qui regroupe les deux régions administratives, mais avec en plus la Manche. Au centre, il y a aussi de plus gros pourcentages dans les contreforts de l'Auvergne et le Limousin.

Quand on examine de plus près cette carte on s'aperçoit que tous les départements ruraux ont eu plus de tués que les autres. Les États-majors semblent avoir choisi d'envoyer au casse-pipe les régiments principalement composés de paysans, une classe sociale à leurs yeux, moins indispensable que les ouvriers et les cadres issus des centres urbains. Ces paysans d'ailleurs, parlaient souvent entre eux une langue autre que le français standard. Ils paraissaient sans doute moins français aux yeux des généraux. Le sort le plus injuste était réservé aux troupes coloniales : pour reprendre le fort de Douaumont, on a par exemple envoyé des tirailleurs sénégalais et somaliens qui se sont battus au corps à corps pour reprendre le fort aux Allemands avec les pertes que l'on imagine. Rien de nouveau au sein de l'empire qui se veut une république. Aux champs Catalauniques contre les Huns d'Attila, les Romains avaient envoyé les Goths, alors leurs alliés, se faire massacrer en priorité.

En conclusion

On peut appliquer la même méthode d'extrapolation des recensements sur l'ensemble des 86 départements métropolitains (sans la Moselle et l'Alsace) et on obtient 2 102 114 tués et disparus pour la France, un chiffre qui ne compte ni les troupes coloniales puisque nées en dehors de la France, ni les décédés des suites de blessures graves après le recensement de 1921. Soit une perte de 5% de la population métropolitaine. Donc oui avec 6%, la Bretagne a eu plus de morts que la moyenne nationale, mais pas que, de nombreux départements ruraux ont aussi payé un prix fort.

Modifié le 3/09/18


Vos commentaires :
Jeudi 2 mai 2024
@Lhéritier jakez
Je ne sais ce qu’il en est des mobilisés (marins-pêcheurs, etc..). Mais concernant les marins déjà en service dans la Royale avant le conflit, il est possible de consulter les archives de la Marine (par exemple, à Lorient). Se munir d’un minimum de renseignements - nom et prénoms de l’ancêtre, date de naissance – pour une recherche (faite par l’archiviste. Merci à cet homme très serviable) dans d’antiques dossiers papier reliés. J’y ai ainsi découvert la fiche d’un « tad-kozh » (grand-père), embarqué dans des opérations navales.


@ laou ar spazher
Morse, n’am boa lennet tra seurt-se. Biskoazh kemend-all !

Ce que vous écrivez (e brezhoneg) est impressionnant. Ainsi, les officiers bretons, en responsabilité opérationnelle, auraient été plus économes de leurs hommes. On sait que le nombre des pertes dépend pour partie de la personnalité et de l’intelligence du commandement (pensons au très contesté général Nivelle). Qu’il y ait des variations individuelles n’a rien de surprenant, mais qu’il s’en dégage une observation empirique plus générale devrait, à mon sens, retenir l’attention des historiens spécialistes de cette période.

Souezhet ha dedennet un tammig on gant-se…

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