La peur des femmes libres : À ma mère, ma femme, ma fille, mes amies, mes collègues, aux femmes

Tribune libre publié le 2/11/17 3:39 dans Société par Éric Le Ray pour Éric Le Ray
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Elisabeth Badinter

Depuis l’affaire du harcèlement et des abus sexuels de Harvey Weinstein aux États-Unis, qui a été essentiel dans le déclenchement des affaires Éric Salvail et Gilbert Rozon, au Canada avec des répercutions en Europe et dans le monde entier, on prend conscience que les femmes sont en première ligne du choc des civilisations d’aujourd’hui et en particulier les femmes libres. Le choc entre des attitudes et des valeurs d’un Ancien Monde traditionnel patriarcal, où la culture du viol est souvent tolérée au cœur même de la modernité comme une survivance de l’ancien temps, et le monde moderne avec des valeurs de libertés individuelles, de respect du pluralisme et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Confrontation aussi entre un monde multiculturel et un monde interculturel. Deux faces d’une même « pièce identitaire » sur notre planète devenue avec le temps et grâce à Internet, de plus en plus petite.

Le « village global » défini ainsi par Mc Luhan a pris forme et on voit coexister en même temps des sociétés fondées sur la raison, d’autres sur la religion et d’autres encore sur la civilisation techno scientifique comme en Occident où l’on constate un brassage de ces trois dimensions. On voit donc coexister en même temps des sociétés préindustrielles traditionnelles avec des sociétés industrielles modernes fonctionnant sur une base pyramidale et hiérarchique et des sociétés post-industrielles, post-capitalistes fonctionnant sur une base hétérarchique de complémentarité horizontale où se développe une révolution du numérique et de la mécanique virtuelle fondée sur le 0 et le 1, mais aussi une révolution des libertés individuelles, du pluralisme et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Tradition et modernité se confrontent, raison et foi, conscience et inconscience. Il y a l’identité interculturelle d’un côté et le multiculturalisme de l’autre. Il y a la fermeture, les racines dans le local, le régional, le quartier ou la rue qui sont ancrés dans un passé déterminant d’un côté pour préparer l’avenir. Il y a le métissage, l’acculturation, la mondialisation et l’ouverture de l’autre. Les deux sont cependant reliés, comme la mort est reliée à la vie, l’homme à la femme ou les contraires s’associent pour ne faire plus qu’un…dans une lutte de genre qui ne semble plus nécessaire d’après certains. Reste le choc des civilisations. Il est puissant souvent nié par les uns ou les autres, mais l‘immigration et les nouveaux médias nous forcent à nous confronter à cette réalité et c’est un choc immense, car cette réalité vient nous chercher au plus profond de nous. Nous qui sommes héritiers de ces voyageurs, de cette immigration intérieure ou extérieure, virtuelle ou réelle, millénaire.

Dans ces chocs de civilisations ou de cultures, les femmes sont au cœur des enjeux identitaires interculturels ou multiculturels. Le moderne se confronte à l’ancien, les démocraties aux régimes totalitaires, autoritaires, religieux ou politiques. La cause des femmes est souvent aussi mise à mal dans des sociétés comme l’Occident où le combat des femmes pour leur émancipation est confronté à des immigrés venant de sociétés et de cultures où ce combat n’a pas été mené. La liberté individuelle coexiste dans un même quartier, une même rue, une même région avec des zones de non-droit où les libertés individuelles n’existent pas et/ou les femmes sont considérées, encore en 2017, comme des personnes de seconde dimension devant rester au foyer et ne faisant pas partie de cette humanité des Lumières. Ne vient-on pas d’apprendre que l’Arabie Saoudite vient d’autoriser en 2017 aux femmes de pouvoir conduire une voiture ?

Cette confrontation est accentuée grâce aux médias, mais aussi grâce à une immigration massive des pays du sud vers ceux du nord. Mais à l’heure d’Internet, le voyage n’est plus seulement physique. On vit à l’ère d’Internet et des médias sociaux avec les tremblements de terre des autres, les révolutions des autres, les génocides vécus en direct des autres et les batailles ou bien les guerres des autres. On voyage sans bouger, on se remet en cause et on vit par procuration le plus souvent des émotions virtuelles dans un monde de plus en plus proche de nous, tout en étant le plus éloigné possible en même temps. La différence essentielle, entre l’ère du quatrième pouvoir des médias traditionnels, est que nous entrons dans l’ère d’un cinquième pouvoir, celui des gens ordinaires, où l’on peut partager son monde à soi. Partager ses propres batailles, ses propres guerres et ses propres préoccupations, voire ses propres opinions sur une base individuelle ou collective. On peut communiquer alors qu’avant on consommait de l’information reçue, mais on ne pouvait pas commenter ou donner son opinion. On peut maintenant émettre à notre tour et ne plus se limiter à un seul point de vue. C’est encore une confrontation, un choc des différences pour mieux les connaître, pour mieux les combattre tout en leur permettant de s’affirmer en les rendant visibles, donc pour mieux les supporter aussi.

Les identités régionales bretonnes, corse, basque et les autres avec un territoire, une langue une histoire.

Les différences culturelles sont donc accentuées, car avant elles existaient, mais on ne voulait pas les voir ou tout simplement on ne les voyait pas, car nous n’avions pas le miroir des médias pour nous renvoyer notre image d’une identité plurielle qui nous habite comme héritière de toute une humanité perdue. Nous avions le sentiment d’une supériorité identitaire ou raciale qui niait l’existence des autres comme on niait l’humanité des Noirs par rapport aux Indiens ou celle des femmes par rapport aux hommes. Mais ce qu’on constate, c’est que les origines culturelles influencent les comportements sociaux et qu’en immigrant physiquement ou à travers Internet, on transporte ces comportements avec nous. Le discours antiraciste remet la race au cœur de nos réflexions alors que le combat de la modernité l’avait chassé. La panique identitaire a, semble-t-il, pris le dessus par rapport à ce sentiment de supériorité ou tout simplement ce sentiment de confiance que l’on avait en soit. Le monde devient plus petit et nous confronte à l’autre plus fondamentalement donc nous confronte à nous-mêmes aussi. Nous vivons ainsi une crise identitaire et de sens qui sont souvent associés. C’est la femme le plus souvent qui est au cœur de ce questionnement, car elle est souvent porteuse de cette identité, de cette mémoire et de la transmission de ces repères. Car la femme est porteuse de la vie, de l’avenir, mais aussi du passé en même temps. C’est pour cela qu’on a peur des femmes et de leur pouvoir naturel. C’est pour cela qu’on a peur des femmes libres et qu’on tient à les maintenir en captivité physique ou psychologique en limitant leur accès à l’éducation et par prolongation aux métiers et aux postes de direction et de décision, comme pour les hommes.

Élisabeth Lévy, journaliste et rédactrice en chef de Causeur, constate ainsi qu’ « on assiste à une concurrence de plusieurs normes anthropologiques, culturelles, sociales et donc civiques ». La femme est au cœur de cette concurrence, car elle en est la matrice le plus souvent. Mais cette concurrence n’a-t-elle pas toujours existé dans les racines régionales ? En particulier en France ? N’ont-elles pas été niées pour des raisons idéologiques comme en France après la Révolution française de 1793 ? Avec celle de 1789, on parlait plutôt des États-Unis de France avec les cahiers de doléances et les identités bretonne et basque par exemple, alors que celle de 1793 fut celle d’une seule nation avec une seule langue, une seule géographie et une seule histoire. Mais la coquille républicaine assimilatrice et interculturelle n’a pas tenu avec le temps. Le vernis a craqué et on redécouvre les cultures et les identités régionales comme celles de Corse, du pays basque ou de Bretagne l’une des plus ancienne d’Europe. Pour la France, celle-ci a bien été une nation multiculturelle de tout temps, mais on a voulu tuer cette réalité ; elle nous revient en pleine face aujourd’hui. La perte de repère identitaire nationale nous oblige à revenir à ces dimensions régionales historiques.

Échapper au déterminisme de la naissance est d’abord et avant tout un pari politique et non un pari biologique. La démocratisation de nos sociétés est d’abord une idée, une belle idée où la liberté individuelle, l’égalité entre les sexes devant la loi sont le pilier d’une société de droit fondée sur le pluralisme individuel. On ne voit l’autre, en effet, que comme un individu et non pas comme un groupe ou un collectif d’individus. Ce n’est là aussi qu’une idée, pas une réalité biologique ou raciale même si elle se prolonge dans le biologique par le métissage qui est l’avenir de l’humanité, mais aussi sa réalité. Comme l’indique Jean-François Revel, on a été confronté au XXe siècle à trois idéologies totalitaires : le communisme et le national-socialisme avec une version italienne, qui prennent leurs racines dans la Révolution française de 1793, celle de Robespierre. La troisième idéologie est l’islam, mais a l’inverse des deux autres elle a 1400 ans, car elle est une religion qui ne fait pas de différence entre le politique et le religieux, entre la vie privée et la vie publique, entre une conception d’une vie fondée sur la raison et une autre sur la foi et les croyances. L’islam est donc cette idéologie religieuse qui tente depuis 1400 ans de soumettre la raison à la foi, mais plus largement l’identité culturelle à l’identité religieuse. Selon Michel Houellebecq dans une interview récente au magazine allemand Der Spiegel, la religion joue un rôle moteur pour la constitution des communautés et elle aide à leur pérennité : « J’ai la conviction qu’une religion, une vraie foi, est beaucoup plus puissante sur les esprits qu’une idéologie. Le communisme était une sorte de fausse religion, un mauvais ersatz, quand bien même il se présentait avec toute une liturgie ». C’est pour cette raison que le communisme et le nazisme ont pu disparaître sous leur forme originale alors qu’elles ont tendance à réapparaître sous une forme différente à travers le courant islamopolitique radical d’aujourd’hui qui s’est imprégné de ces deux courants politiques majeurs du XXe siècle qui ont fait près de 200 millions de morts, faut-il le rappeler.

On voit dans les différents pays que l’islam a conquis, par les armes le plus souvent, les différences identitaires ou religieuses, différentes de l’islam comme religion ou comme identité culturelle, se sont effacées au fur et à mesure du temps. Face à cette colonisation des esprits, c’est souvent la femme qui résiste le plus ou qui au contraire ne résiste plus tellement elles sont fatiguées de combattre et de résister à une forme d’assimilation. Les femmes et les enfants sont en effet la cible de campagnes d’assimilations, comme en Kabylie par exemple, à la culture arabo-musulmane, alors que ce n’est pas leur culture d’origine, ou bien comme en Bretagne par rapport à la culture française alors que nos racines sont celtiques et britanniques et non germaniques. L’étendard de la liberté individuelle et du féminisme portés par l’Occident et les Simone de Beauvoir, les Élisabeth Badinter ou les Marguerite Yourcenar, dans l’espace francophone, a rayonné dans le monde comme un exemple à suivre pour les femmes du monde entier. Mais les résistances face à ce modèle viennent aussi des femmes. Elles sont complices par choix ou par conditionnement comme le rappelle Denise Bombardier. Cette « complicité n’est pas seulement une invention des machos » , celle des hommes, qui dans l’islam sont porteurs de la tradition et de la transmission religieuses, mais aussi de la tradition identitaire. La liberté des femmes, voici l’ennemi à combattre ! Et derrière cette femme libre, l’Occident qui porte ce projet d'émancipation. Le choc des civilisations est là, il est avant tout aussi un choc de la temporalité, un choc des temps historiques différents associés à des cultures différentes. La femme est au cœur de ce choc, car elle est en première ligne pour affronter sa remise en cause quelque part. Ne dit-on pas qu’on mesure la grandeur d’une civilisation à la place qu'y occupe la femme ?

Il n’y a que cinq piliers dans l’islam, pas six ! donc le voile n’est pas un symbole religieux mais un symbole politique patriarcal

L’égalité des sexes entre les hommes et les femmes existe en Occident, elle n’est pas parfaite, elle progresse, mais elle existe, ainsi que la visibilité des femmes qui s’investissent dans la société civile à différents niveaux professionnels, politiques ou familiales. Cette visibilité est là et il faut aussi la préserver. La confrontation avec des personnes véhiculant d’autres valeurs ici dans les pays d’accueil, grâce à l’arrivée de nombreux immigrants ne peut entraîner que des conflits dans nos maisons, nos rues, nos quartiers ou nos régions ou un nouveau multiculturalisme veut remplacer un autre multiculturalisme plus historique, traditionnel, ancestral et de souche celui-là. L’autre choc est la remise en cause de la visibilité des femmes par le port du voile qui remet la femme dans une position de non-visibilité et de retour au foyer. Le voile a un sens varié, contesté, car on prétend qu’il est un symbole religieux, identitaire, dont la fonction première est de séparer du regard, mais aussi de tout contact physique, la femme musulmane avec les autres individus, afin de ne pas la corrompre, mais aussi pour ne pas qu’elle corrompe non plus. Un rapport de domination patriarcale qui passe par le corps, auquel on limite la femme alors qu’elle est aussi esprit et conscience comme l'homme.

Il s’agit d’imposer une morale. Imposer une règle pour ne pas vivre ensemble. C’est d’abord le refus d’un pluralisme et de l’humanisme des lumières qui reconnait que chacun détient une conscience qui peut l’aider à s’autodéterminer. C’est une hiérarchie implicite, celle du corps par rapport à l’esprit, celle du croyant par rapport à l’incroyant et à la raison, celle du croyant par rapport aux autres croyances. Ce dialogue entre tradition et modernité n’en est pas un, car la concurrence entre les traditions importées et de souche est d’abord un combat pour la survie de traditions ou la naissance de nouvelles. Cette concurrence des vérités, ou des mensonges, cette concurrence des réalités ou des imaginaires, est au cœur de l’âme humaine qui nous sert de justification à la vie, comme l’art, nous disait Malraux, nous aide à lui donner un sens. Au cœur de cet échange, de ce conflit, la femme tient une place centrale pour maintenir ou au contraire inventer de nouvelles façons de vivre ensemble. C’est aussi la concurrence des sexes entre les hommes et les femmes, une concurrence des pouvoirs de médiation. C’est pourquoi il est important pour certains hommes de dicter sa loi aux femmes, car ils ont peur d’une femme libre qui pourrait changer les choses ou les maintenir sans rendre compte, ils ont peur d’une femme qu’il ne pourrait pas dominer. On a peur du pouvoir créatif de la vie, comme on a peur d’une nouvelle école de pensée, d’une nouvelle école artistique, une nouvelle approche scientifique, mais aussi du changement et de cette capacité à s’adapter à toute situation comme on sait s’adapter à chaque enfant qui va naître et qui sera éternellement différent de soi, du père comme de la mère, et des autres. Mais de même qu’on peut avoir des femmes libres, de même elles seront toujours attachées à une communauté qui limitera cette liberté, car l’être humain est un être social. De même qu’on a peur des femmes libres, on aura peur aussi des hommes libres, car au final la femme n’est-elle pas un homme, comme les autres, même si elle en est aussi son avenir ?

Éric Le Ray Ph. D.

Éditeur – journaliste - Psychotechnologue de la communication

01-11-17


Vos commentaires :
C_Étoile
Vendredi 15 novembre 2024
Excellente analyse, les femmes libres sont forcément fortes, ce qui déplaît largement à certains hommes. La transmission est un élément primordial il y a donc un choix à faire à un moment donné et ce choix je l'a fait, je ne le regrette pas. Je viens de changer de quartier et spontanément nous nous sommes retrouvées entre femmes indépendantes, inter generationnel, avec son toutou pour compagnon.

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