Loeiz Herrieu vu par Daniel Carré : "un cadeau aux bretonnants d'aujourd'hui"

Présentation de livre publié le 2/01/17 19:23 dans Histoire de Bretagne par Fanny Chauffin pour Fanny Chauffin
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Daniel Carré présentant les deux livres, en breton et en français.

Pendant la guerre de 14/18, les poilus bretons envoyaient de nombreux courriers en français. Or l'un deux n'écrivait qu'en breton : ses 646 lettres (sur plus de mille envoyées !) sont désormais publiées dans les deux langues, et commentées par Daniel Carré qui avait déjà travaillé sur l'oeuvre littéraire de Loeiz Herrieu. Le voici qui répond de façon très complète aux différentes questions d'ABP :

ABP- Vous dites dans la préface que ce corpus de 617 courriers complets de Loeiz Herrieu à sa femme Loeiza est la plus importante de toutes les correspondances de la Grande Guerre (14/18) en breton. Comment expliquez-vous à la fois l'abondance de son courrier et le fait qu'il l'ait rédigé en breton ?

Daniel Carré : À ma connaissance, c'est la plus importante – en volume, bien entendu –, mais je souhaiterais évidemment être démenti : ce serait une excellente nouvelle si, tout d'un coup, apparaissait un aussi volumineux corpus du même genre en breton. Il va de soi qu'on ne peut pas mettre sur le même plan cette correspondance privée, très suivie, et celle qu'adresse Auguste Bauché - et d'autres encore - à Vallée pour être publiées dans Kroaz ar Vretoned.

 

L'abondance du courrier adressé à Loeiza s'explique par plusieurs facteurs :

        - Loeiz est un homme de plume. Il écrit comme il respire, comme on met un pied devant l'autre pour avancer. Tous ceux qui l'ont connu le disent : il avait toujours un papier et un crayon sur lui, s'arrêtait à tout bout de champ (au propre comme au figuré !) pour noter quelque chose. C'est ainsi qu'il a procédé pour ses notes de guerre, transcrites et mises en forme au jour le jour, ou presque, depuis les petits papiers. Écrire ne lui coûte absolument pas : il ne se plaint jamais de devoir le faire, mais plutôt des conditions dans lesquelles il se voit contraint d'écrire (somme de travail administratif débilitant et inutile, pas de place, trop de bruit, saleté, pas de lumière...) Il faut ajouter à cela qu'il sert tout de même à une place (fourrier de compagnie dans un régiment de territoriaux) où il lui est nettement plus aisé d'écrire qu'à bon nombre de ses compagnons mobilisés : il passe sa journée dans les papiers, à sa table (ou ce qui lui en tient lieu).

        - Loeiz a besoin de se confier à quelqu'un, c'est bien naturel. Or, la seule personne à laquelle il ouvre son cœur est son épouse. Il n'a pas d'ami véritable à qui parler librement, se confier; il le dit à Loeiza à plusieurs reprises. Il vit quotidiennement avec d'autres collègues avec lesquels il s'entend plus ou moins bien, côtoie des soldats qu'il apprécie plus ou moins ; il «passe» avec tout le monde, comme on dit ; il s'entretient volontiers avec ceux qui pensent comme lui, qui ont de l'éducation et de l'instruction; il évite d'avoir des relations, en dehors des besoins du service, avec ceux dont les manières, le langage, les idées ne lui plaisent pas. L'abbé Le Moigno, son ami jusqu'à un certain point, son confesseur à certains moments n'est pas son confident : il lui est signifié de ne pas avoir à se mêler des relations entre Loeiz et Loeiza !

        - Loeiz n'est pas du genre démonstratif, ne recherche pas systématiquement la compagnie, n'apprécie pas l'ambiance corps de garde ni les bistrots... Il ne s'engage pas comme cela, n'est pas suiviste du tout... Il apprécie beaucoup la solitude, se retire facilement dans son coin, même bien à l'écart des autres, pour lire (ou écrire, justement). Si ce n'est pas un sauvage, il ne se livre pas ; par tempérament, mais aussi parce que son éducation ne l'y a pas conduit. Or, le monde des soldats ne favorise pas l'isolement, au contraire : il n'est que promiscuité de tous les instants...  Écrire à son épouse,  sa confidente et sa seule intime, est un moyen d'échapper - au moins par la pensée - à cette promiscuité; la lecture des lettres qui arrivent est également un autre moment d'isolement.      

       - Se confier est une nécessité absolue, vitale pour Loeiz ; la condition sine qua non pour que son système de défense et de résistance ne s'effondre pas. Le courrier révèle en effet que l'homme est devenu un... résistant à la guerre au coeur de la guerre !...  En effet, à partir de la fin 1915, persuadé plus que jamais que le conflit sera long, qu'il risque de le détruite psychologiquement, spirituellement et moralement en lui faisant perdre le sens des valeurs sur lesquelles est construite sa vision du monde, il construit méthodiquement autour de lui une forteresse à l'intérieur de laquelle il se réfugie pour se protéger. Il veut sortir debout (a-bezh) de la guerre, ne pas être pollué (kousiet) ; pour cela, il faut lutter et éviter de glisser dans l'avilissement, l'abrutissement. Il va donc vivre pour lui derrière cette enceinte dont personne ne soupçonne sans doute l'existence. Cela nécessite un terrible effort sur lui-même (dont il explique d'ailleurs les effets sur lui et sa volonté affaiblie à la fin de la guerre, cf. courriers de janvier 1919). Pour tenir, il a absolument besoin de «décharger son coeur», de se confier.

        - Pour que la forteresse tienne, il ne faut pas qu'une des pierres de l'enceinte se fragilise. Autrement dit, il faut qu'il soit certain que tout va bien à la maison : pour le savoir, il doit entretenir le flot du courrier que Loeiza lui adresse en réponse. Il lui faut aussi assurer les siens que, de son côté, tout va bien : le meilleur des moyens de le faire est d'écrire le plus régulièrement possible pour ne pas qu'ils s'inquiètent, s'imaginent des choses jusqu'à en tomber malades, à en perdre le moral... Il faut qu'il aide les siens à vivre par ses conseils (qu'ils ne suivent d'ailleurs pas toujours), par les paquets et l'argent qu'il envoie très régulièrement. Il doit être sûr que tous sont en union de prière avec lui ; ceci est nécessaire pour que le moral tienne des deux côtés. Nous mesurons ici l'importance de cette solidarité avant-arrière dont le rôle a été fondamental pour «tenir» aussi longtemps !... Tout cela nourrit la matière du courrier et en explique l'abondance et la régularité.

 

         Le fait qu'il ait surtout rédigé en breton n'a absolument rien d'étonnant quand on sait qui est Loeiz Herrieu en 1914, quels sont ses engagements vis-à-vis de la Bretagne, vis-à-vis de la langue bretonne. Loeiz est membre du collège bardique depuis 1901 ; il s'y est engagé comme on entre dans les ordres et pas du tout comme nombre de «druides folkloriques». Il se sent réellement investi d'une mission d'éveilleur, de conscientiseur de la masse de ses frères bretons qui, selon lui, ne sont pas conscients leur caractère de Breton, de leur race, de leur culture (tous ces termes désignant alors la même chose). Or, le premier critère de cette culture, de cette nation, est, selon lui, l'emploi de la langue. Il s'y est perfectionné sans relâche depuis 1900, a appris à dominer l'écrit, écrit et milite dans cette langue dont il s'est fait un drapeau... Loeiza, en l'épousant, savait parfaitement ce à quoi elle s'engageait sur ce point. Le breton est en effet leur langue de communication, d'échange pour tous les sujets ; cela même s'ils n'ont pas de difficulté en français. Ils lisent et écrivent tous les deux en breton avant la guerre, de manière quotidienne ou presque. Qu'ils aient rédigé leur courrier en breton relève d'une chose tout à fait normale pour eux ; qu'ils ne l'aient pas fait eût été anormal, étonnant, voire incongru ainsi que le traduit la remarque de Loeiz dans sa première lettre : «Excuse-moi de t'écrire dans une autre langue que la nôtre».

    Maintenant, ils savent aussi – Loeiz en tout cas – qu'il faut être prudent, éviter que le courrier soit arrêté, car ce qui compte c'est qu'il parvienne ! Aussi fait-il des entorses à la règle quand le risque de contrôle - et donc de saisie et d'arrêt de la lettre - devient plus important (offensive en cours ou imminente dans le secteur, déplacement, cartes expédiées découvertes...) et utilise-t-il le français le temps qu'il faut pour éviter le risque d'une censure soudain plus présente. Il lui arrive aussi de s'exprimer en français s'il veut que la lettre soit lue à des non bretonnants, voire peut-être publiée dans le journal ; parfois pour expliquer une démarche à la gare, à la banque ou la mairie : elle se fera en français, forcément. Cela dit, le courrier de Loeiz à Loeiza est, à plus de 90 %, rédigé en breton. Sa plume court sur le papier, sans rature aucune, comme s'il parlait à son épouse assise devant lui. Une langue simple, très agréable, coulante et vivante. Une mine pour les bretonnants d'aujourd'hui.

ABP- Quel était l'intérêt de publier la correspondance privée de Loeiz avec son épouse ? On avait déjà un témoignage public dans «Le Tournant de la Mort» ?

 

Daniel Carré - Plusieurs raisons, bien entendu !

        a)  L’intérêt linguistique est évident : vérité des échanges - y compris ceux relatifs à la vie du couple - et non pas texte composé, oeuvre de fiction. Une mine pour les bretonnants d'aujourd'hui...

        b) On y découvre des aspects connus de la guerre (les conditions de vie, l’ennui, la boue, la mort, les blessés, les marches, les moments de détente...), mais aussi des aspects moins connus ou peu mis en valeur : les déboires de santé au quotidien, la privation de relations d’avec les siens, l’angoisse de ce que l’autre devient, les nécessités de faire le point, les difficultés à s’expliquer par le biais du papier, la force et l’importance de la relation avant-arrière dans le moral et la prolongation de la guerre...

        c) C'est le miroir du caractère, de la personnalité de Loeiz Herrieu. On y découvre :                                                       

                 - Un passionné qui va au bout de ses engagements. C’est à cet aspect de sa personnalité que nous devons justement un témoignage aussi abondant, aussi circonstancié.

                  - Un homme armé d’une volonté de fer, qui refuse les compromissions, refuse de revoir ses positions, fait preuve d’une évidente rigidité mentale. 

                 - Un homme de devoir qui est aussi un anti héros ;

                 - Un fils, un époux, un père qui porte le constant souci des siens ;

                 - Un mari qui aime sa femme - et le lui dit - sans fard ;

                - Un fervent chrétien, un catholique très observant (alors que les autres soldats bretons abandonnent la pratique religieuse) ;

                - Un Breton engagé qui, au milieu de l’exil que constitue la guerre, continue de porter attention à ce qui se passe en Bretagne ;

                - un homme de son temps, avec les idées et le respect des convenances qu’on peut attendre de lui étant données ses origines, son éducation, ses fréquentations antérieures ;

                - un amoureux de la nature, un admirateur de la création divine constamment menacée par la malignité humaine ;

                - un homme épris de liberté enfermé dans le carcan du devoir et de la futilité du travail qui lui incombe par la place qu’il occupe, requis de vivre une longue cohabitation non choisie ;

                - un homme qui, considérant la guerre comme une parenthèse, a voulu la traverser sans en être trop marqué, trop sali (le terme est de lui). Il a voulu «rester debout» (libre en son for intérieur).

Pour cela, il s’est abrité derrière un certain nombre de règles :

                        - Mener une vie ordonnée, régie par un précepte immuable, imprescriptible : on obéit à sa raison et on fait taire son coeur. Une vie si remplie que l’esprit n’a jamais le loisir de... vagabonder : se noyer dans le travail, lire et écrire, s’adonner à ses obligations religieuses, regarder autour de soi... ;

                        - Prendre patience et savoir se résigner : ne pas se plaindre de choses sur le cours desquelles on ne peut rien (la durée de la guerre, les ordres donnés...), se plier à la volonté divine en toutes choses ;

                        - Devenir un instrument face aux réalités du devoir qui s’impose : il est plus facile d’être commandé que de commander ;

                        - Se confier à son carnet de notes, s’épancher dans son courrier à sa seule  confidente déclarée : son épouse. Une nécessité, sinon la vie serait invivable dans ladite forteresse ;

             - un homme capable de bander toute sa volonté, toutes ses forces pour arriver au but qu’il s’est fixé : survivre, revenir en Bretagne, retrouver « ses chers cinq » une fois la parenthèse refermée.

Pour cela, il doit :

                     - Soutenir le moral des siens, les conforter, les aider (y compris matériellement par sa commenté par Daniel Carré : la correspondance de Loeiz avec Loeizasolde) pour éviter qu’ils ne flanchent et que leur désespoir ne l’entraîne sur la même pente ;

                    - Maintenir le contact,«le lien de la parole» - l’expression est de lui - avec eux : écrire au moins tous les deux ou trois jours : faire signe pour éviter qu’ils s’inquiètent ; recevoir des nouvelles de la maison au même rythme  : savoir que tout va bien ;

                    - Conseiller dans les affaires de la ferme, l’éducation des enfants... ;

         

- un homme de 40 ans fatigué, désillusionné, déprimé et très angoissé, l’armistice venu, devant un retour en Bretagne, à la vie civile qui sera très loin d’être paisible et tranquille : sa ferme a été amputée de moitié par des travaux de construction d’une usine d’hydravions qu’on ne finira jamais ; la société bretonne a considérablement changé sans lui ; il n’a pas vu les siens depuis 4 ans et demi...

 

3— Vous avez précédemment travaillé sur le journal de guerre que Loeiz Herrieu destinait à ses lecteurs bretonnants. Ici, dans sa correspondance, nous avons affaire à l’intimité de Loeiz Herrieu. Nous rentrons dans la ferme de Lanester, dans les soucis d’éducation des deux enfants, de la santé de son père et de sa mère, des voisins, des travaux saisonniers... Mais les deux amoureux, Loeiz et Loeiza n’étaient-ils pas aussi des militants, sachant tous les deux lire et écrire le breton à une époque où peu de bretonnants savaient le faire ?

      Je n’aime pas employer le terme d’amoureux. L’amour, le sentiment d’être un couple, deux âmes qui goûtent en commun un certain nombre de choses, vivent selon les mêmes règles et la même vision du monde - ce qu’ils sont - n’a rien à voir avec ce que l’on met souvent aujourd’hui sous le même mot. Je préfère parler de couple, d’époux. Ils se connaissent depuis 1906 au moins, se sont mariés en 1910, ont deux jeunes garçons. Ils sont engagés dans la vie, ont une position sociale.

       Comme je le disais plus haut, Loeiz est un homme engagé dans le mouvement breton, pour la langue ; un publiciste reconnu et un directeur de publications (Dihunamb, Le Pays Breton), un collecteur de chansons populaires, une des têtes en vue de l’Union Régionaliste et des bardes ; il fréquente les « grands » du mouvement culturel breton de l’époque alors qu’il n’a même pas son certificat d’études, n’a jamais fréquenté le lycée et encore moins l’université. Il vit pour son engagement, pour cette cause qu’il a embrassée et pour laquelle il s’est cultivé lui-même entre 1900 et 1904, en particulier. Loeiza, en l’épousant, savait très bien de quoi il en retournait : il le lui avait clairement dit et fait graver dans son alliance : Doué, Breih ha me Vedig ; elle ne venait qu’en troisième place. Elle l’admirait, c’est absolument certain, et avait décidé de le suivre dans ses engagements ; du moins de faire en sorte qu’il puisse les tenir au mieux. Pour cela, elle faisait marcher la petite ferme du Cosquer avec son beau-père ; cela permettait au moins de vivre. Ils vivent en breton, rien de plus normal. Ils lisent et écrivent en breton avant la guerre ; ils continuent durant la guerre...

        On pourrait dire, pour reprendre le vocabulaire de Loeiz et des bardes, que ce sont des Bretons « éveillés », qui ont pris conscience de leur caractère « national » et qui le montrent tout naturellement. Cela au contraire de l’immense majorité de leurs contemporains bas bretons qui… s’en moquent éperdument (ils n’en ont pas la moindre conscience et cela ne les préoccupe pas du tout) ou souhaitent s’en débarrasser comme d’une tare, d’un poids qui les empêche de voler vers la modernité, vers la libération de leur condition, vers la modernité... Quant à écrire en breton, cela ne leur viendrait même pas à l’esprit : l’instruction, c’est par le français et en français qu’elle se manifeste. L’étonnement de cet homme d’Arzano (pourtant si content de pouvoir causer breton) devant la lettre que lui montre Loeiz (cf. courrier du 29 juillet 1918) l’atteste parfaitement. Il ne faut pas dire qu’on ne savait pas écrire en breton ; il est plus juste de dire qu’on n’imaginait pas qu’on pût le faire parce que considéré comme parfaitement inutile, incongru, impensable ; il y avait le français pour cela. On apprenait justement le français à l’école pour pouvoir le faire.

 

       Un autre point soulevé dans la question : le témoignage public (carnets de guerre, puis journal de guerre) est très différent de ce que révèle le courrier. Tout à fait normal, une fois encore : Loeiz est de cette génération à qui a été inculquée l’idée que « le moi est haïssable » ! On ne se dévoile pas en public ; on ne se livre pas ; on ne se met pas en valeur... On ne parle pas de soi ! On ne sait donc rien, ou presque de Loeiz lui-même – encore moins des siens, de la maison, etc. - dans Kammdr. Au point que le lecteur finit par s’interroger sur ce silence... Tout cela apparaît dans le courrier.

C’est justement cela qui en fait l’intérêt pour la connaissance de la personnalité et du caractère de Loeiz, pour la compréhension de certains de ses comportements présentés ou induits, de certains de ses jugements dans le témoignage public.

Nous avons deux sources pour la connaissance d’un même événement, d’une même période ; deux approches, deux visions des mêmes circonstances. Extrêmement précieux...

D’autant plus que personne en dehors de Loeiza ne devait voir ce qui avait été écrit !

D’autant que, dans la publication, nous avons justement choisi de ne rien couper, de n’exercer aucune censure d’aucune sorte. Je rends hommage aux héritiers du couple d’avoir permis cela. On ne peut, a priori du moins, imputer les pertes qu’au hasard des temps qui suivront.

 

 

ABP- La vie au front : il semble que Loeiz avait une boulimie d’écriture, il écrivait aussi pour les autres qui étaient analphabètes, pour ses supérieurs, bricolait, faisait du tourisme... Une image peu conventionnelle des soldats de 14-18. A-t-il été préservé ou au contraire, habitué à la vie de paysan, il se satisfait du quotidien sans se plaindre ?

 

DC- Plusieurs choses dans cette question.

 a) L’activisme - il n’y a pas d’autre mot -  de Loeiz est patent. Jamais il n’est inoccupé, jamais il ne dit qu’il s’ennuie (la chose pourtant la plus partagée par les soldats en guerre !). Il se maintient toujours occupé à quelque chose - et cela est de plus en plus visible au fil du conflit - pour éviter (il le dit lui-même) que ses pensées ne s’envolent, que la... folle du logis (l’imagination) ne prenne le dessus sur la volonté, la maîtrise de soi, la raison. Pour cela, il fait feu de tout bois : il bricole (comme les autres soldats), écrit et lit (il est abonné à plusieurs journaux, achète des livres directement sur catalogue, fait venir des revues), il visite les connaissances ou les reçoit (la sociabilité du front), s’occupe à ses devoirs religieux (messe, dévotions et lectures), fait - c’est absolument vrai - du tourisme : note les lieux traversés, les curiosités (églises, beaux bâtiments, sites remarquables, industrie et cultures, coutumes parfois).

    Il travaille surtout. Il lui arrive d’accomplir tout seul l’ouvrage au bureau de la compagnie alors que l’effectif normal y est de 4 personnes !... Il peste contre la nature du travail (inutile, selon lui), mais ce travail occupe son esprit et c’est le but recherché. Finalement, il est devenu la cheville centrale de la compagnie, celui sans lequel on est perdu ; c’est sûrement la raison de sa longévité exceptionnelle à son poste de fourrier de la même compagnie (août 1914 - février 1918) alors que le turn-over est important dans le corps. C’est lui-même qui demande à quitter ce poste. Être occupé en permanence, s’occuper l’esprit est une manière de lutter ; c’est l’une des pierres de l’enceinte derrière laquelle il se réfugie.

 

b) Loeiz n’est pas un soldat « conventionnel », c’est vrai. Il ne colle pas avec l’image que nous avons des combattants de la Grande Guerre ; une image que nous avons construite par ce que nous en avons entendu, vu et lu (je n’ose dire : imaginé) au travers du prisme de l’événement revisité par l’histoire à l’usage des scolaires, par les films à succès (forcément réducteurs), par le... roman national, les associations d’anciens combattants (y compris aujourd’hui) et les cérémonies au monument du 11 novembre. Héroïsme supposé, morts glorieuses, boue des tranchées... En fait, tous les hommes mobilisés n’ont pas vécu la même guerre, loin de là ! La réalité du soldat infanteriste de 20 ans n’a pas été celle du réserviste rappelé de 32 ans, ni celle du territorial de 40 ans (qui n’a peut-être jamais tiré un coup de fusil, jamais entendu une balle siffler). Pourtant, tous ont fait la guerre, participé au même conflit. Tous, aussi, l’ont racontée, cette guerre ; pas toujours la leur, la vraie, mais celle qui cadrait avec ce qu’on en disait dans les livres, celle qui était digne d’être racontée...

Loeiz n’a pas fait cela : après la guerre, il s’est tenu loin des cérémonies, loin des associations ; son témoignage («Le Tournant de la Mort») n’est guère influencé par la... légende.

Loeiz a 35 ans en 1914, il est mobilisé à sa place, dans la territoriale ; pas dans un régiment combattant (il est trop âgé) et seule la manière dont la guerre va tourner dès les premières semaines fait que son unité se retrouve dans la zone des combats. La tâche des territoriaux est de servir de logistique aux combattants ; ce sont les terrassiers, les cantonniers, les débardeurs, les fossoyeurs, les pourvoyeurs des jeunes en ligne en armes et en munitions. Le plus souvent, ils cantonnent à 8 ou 10 km des premières lignes : là où aucune balle ne peut les atteindre, mais directement sous les bombardements de l’artillerie ennemie qui vise, évidemment, cette zone où on prépare les approvisionnements pour l’avant des combattants. Parfois, dans un secteur calme, on leur confiera la garde des lignes (ils y seront... heureux, car ils n’auront pas à marcher autant, ne seront pas bombardés !) Voilà ce qui va faire le quotidien des hommes du 88e RIT ; Loeiz, en qualité de fourrier, gère les besoins (approvisionnements, logement, paiement de la solde...) et le quotidien d’une compagnie (200 à 250 hommes). Bien sûr, cette manière de faire la guerre n’est pas glorieuse ; si peu glorieuse que beaucoup de ceux qui l’ont faite de manière aussi peu héroïque se sont vite dépêchés d’effacer leurs souvenirs pour les remplacer par d’autres, plus « présentables », puisés à de meilleures sources. Combien de leurs descendants ne sont pas surpris aujourd’hui - voire déçus, démontés - en consultant, en ligne, depuis la maison, le parcours militaire de leur ancêtre !... 

«Comment ça ? Il n’était pas à Verdun ! Pourtant il en parlait si souvent... Il n’aurait finalement passé que trois mois dans la zone des combats ?  Pas possible, enfin ! »...  Loeiz, lui, n’a pas brodé ; pas plus dans son courrier que dans son témoignage public. Cela fait que les inconditionnels des images classiques de la Grande Guerre ne se retrouveront pas dans son témoignage. C’était déjà une des raisons qui fit que la souscription pour faire paraître «Kammdro» dans les années 1935-1939 se solda par un échec : même les anciens du régiment ne s’y reconnaissaient sans doute pas... C’est maintenant ce caractère d’authenticité, la rareté d’un tel regard restitué sans fard sur le quotidien d’une unité de « pépères » qui font l’un des attraits tant des lettres que de «Kammdro».

 

 c) Loeiz est-il préservé ? Autrement dit : est-il un « planqué » de l’avant ? Non : il est à la place où l’appellent son âge et son passé militaire (il a acquis une spécialité, un brevet de matelot-fourrier sédentaire lors de son engagement dans la marine, en 1899). Rien à dire de plus. Est-il plus protégé que d’autres ? Certainement davantage que le jeune fantassin qui se trouvait devant Verdun au matin du 21 février 1916 ; certainement moins que le gratte-papier ou le chauffeur de l’état-major divisionnaire... On est toujours le planqué de quelqu’un, forcément. Rien à dire tant qu’on n’a pas intrigué pour se planquer ; Loeiz ne connaît pas l’intrigue : c’est un homme de devoir.

 

d) Loeiz ne se révolte jamais contre une situation qui lui est faite, même si elle ne lui plait pas, s’il pense, après y avoir réfléchi, qu’il ne peut rien faire pour la changer. C’est le cas de la guerre, de son éloignement d’avec les siens : y mettre fin ne dépend pas de lui, finalement. Cela ne sert donc à rien de se lamenter, de se plaindre ; on ne peut qu’y perdre en devenant hargneux, aigri, enclin à broyer du noir et donc à perdre toute espérance, à sombrer. Il ne cesse de dire cela aux siens : « Ne vous plaignez pas d’être fatigués par les travaux des champs puisque vous refusez de m’écouter et voulez, en dépit de ce que je vous dis et de l’aide que je vous apporte, continuer à trimer pour gagner quelques sous qui ne vous sont pas nécessaires pour vivre. Vous êtes vous-mêmes responsables de vos malheurs. Vous mettez ainsi en danger ce que nous voulons pourtant tous : nous retrouver lorsque cela finira. Attendons avec patience et résignation, sans révolte, la fin de la guerre ; cela ne sert à rien de gémir et de récriminer contre la réalité qui nous opprime ». Lui-même, s’il peste, par exemple, contre l’incompétence des officiers auxquels il a affaire, ne veut absolument pas se rendre malade pour cela : il s’adapte, obéit, se comporte comme un... objet en faisant abstraction de sa volonté. Il le dit d’ailleurs lui-même : « Je me contente de faire ce qu’on me dit. Il est plus facile ici d’obéir que de commander »...  Ses compagnons diront plus tard à Guénel, qui les interrogera sur son père à la guerre, qu’il n’y avait pas plus égal d’humeur que lui, plus calme, plus disponible, toujours prêt à remonter le moral des autres ; ils ne soupçonnent évidemment pas l’homme Herrieu barricadé dans sa forteresse !

      Loeiz n’est pas un révolutionnaire, pas un contestataire agissant !... Ce n’est pas un meneur, contrairement à ce qu’on pourrait penser en sachant qu’il veut être l’éveilleur de ses contemporains bretons. Le Diberder l’écrira à Le Braz en 1910 : Loeiz plaît aux foules, car il chante bien, il parle bien et on a plaisir à l’écouter. Mais il ne faut pas compter sur lui pour entraîner les foules. Il lui manque la fougue, le charisme, l’esprit de conquête... Ajoutons qu’il lui manque aussi les outils d’analyse politique ; mais cela est autre chose.

     C’est vrai aussi que son éducation, son origine paysanne font qu’il se contente de peu (il est ennemi de tous les excès, vit de manière très réglée) et s’adapte facilement aux rudes conditions de l’existence (froid, dormir à même le sol, soif, etc.). En plus de cela, il est débrouillard, bricoleur et a vite fait d’améliorer le moindre trou.

 

ABP— Quel accueil a été fait à l’édition de ces deux ouvrages ? Assiste-t-on à la redécouverte de ce grand auteur bretonnant ?

 

DC- Plusieurs historiens spécialistes de la Grande Guerre attendaient la traduction et la publication du courrier. C’est certain : ils me l’ont dit. Ils vont maintenant s’emparer du contenu, analyser, en parler... C’est ce que je souhaitais : que cette matière, ce témoignage multiforme  sorte du néant ou du ghetto où le maintenaient et le monde trop restreint de l’édition en langue bretonne et l’a priori des opposants inconditionnels à Loeiz Herrieu à cause de ses positions entre 1940 et 1944 et de la condamnation par la chambre civique intervenue en 1946. On va en parler bien au-delà de la Bretagne : tant mieux pour l’histoire. Tant mieux aussi pour le breton, la langue dans laquelle l’homme a rédigé.

      Au-delà, je ne sais pas. Je fais ce que je peux - et l’éditeur aussi, dont je salue le travail remarquable - pour que cela se sache. J’ai pris la parole en plusieurs endroits pour présenter les ouvrages, lire des extraits ; en français, mais aussi en breton. D’autres rendez-vous sont déjà pris ailleurs. On en a parlé et on va encore le faire, je l’espère, dans les média. Il faut leur laisser le temps de faire leur travail d’information ; Radio Bro Gwened y consacre une émission hebdomadaire en breton depuis bien longtemps : War benn ma glin e skrivan deoc'h.  

Cela dit, Et nos abeilles ?...  n’est pas un  roman de gare ! Il pèse son poids de papier !...  Il devrait pourtant intéresser un public de l’ouest du Morbihan dont sont originaires bien des hommes cités. Il ne devrait pas laisser non plus totalement indifférents celles et ceux que la Grande Guerre interpelle, qui veulent voir plus loin que le roman qui leur est si facilement servi, plus loin que le devoir de mémoire en allant vers le devoir... d’histoire. C’est aussi un bon moyen pour faire la connaissance de cet écrivain qui fut tout de même une grande figure de la littérature du XXe siècle en langue bretonne.

    Nag ar gwenan ? ... est un cadeau aux bretonnants d’aujourd’hui. Y viendront-ils pour se nourrir de cette langue simple et superbe à la fois ? Je l’espère pour l’avenir de notre langue.


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