« La Turquie est un pays de droit » : partant de cet axiome, la Turquie a piégé la France, l’Europe et tous les membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), dont elle est l’un des membres depuis 1952.
Le président Erdoğan et l’AKP, le parti « islamo-conservateur » à sa dévotion, répètent à l’envie que c’est une évidence qui n’a pas besoin d’être démontrée.
La Turquie étant un pays de droit, toute opposition qui s’exprime par la lutte armée est illégitime et doit être éradiquée.
C’est imparable, c’est logique : l’organisation de cette lutte armée, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), doit être mise à l’index.
D’ailleurs les États-Unis puis l’Union européenne l’ont inscrite sur la liste des organisations terroristes, sans plus de justification.
Pour éradiquer ce « cancer » (dixit Erdoğan), on a tenté, dans un premier temps, de l’isoler. Ce fut l’objectif des années 90 : 4.000 villages ont été incendiés et vidés de leur population, qui est venue grossir les banlieues des villes, comme Diyarbakir, ou a pris le chemin de l’exil.
Nous avons réalisé et publié en son temps un travail de mémoire sur le village de Karapinar dans la province de Muş, qui fut le théâtre d’exactions et de crimes en 1994, traumatisant pour longtemps une population de bergers et d’artisans réfugiée, aujourd’hui encore, à Rennes.
Mais cette politique de la terre brûlée a échoué parce qu’il y avait, justement, une erreur de diagnostic. Le PKK n’était pas une bande de brigands terrorisant la population mais l’expression d’une énième révolte identitaire et sociétale. Et peut-être plus que ça : une révolution.
En prenant le pouvoir en 2003, Erdoğan a compris que le PKK et son chef Abdullah Öcalan, embastillé depuis 1999 sur l’île-bagne d’Imrali en mer de Marmara, représentaient un obstacle majeur à sa politique dictatoriale. Il a donc essayé de le contourner avec l’ouverture de négociations en 2013, dont il a mis fin en 2015, quand celles-ci étaient sur le point d’aboutir à une solution politique durable de la question kurde.
Les négociations n’étaient qu’un leurre. Erdoğan a compris que le PKK est un parti qui irrigue tout une société avec un projet politique fondé sur la démocratie directe, le « confédéralisme démocratique ». Ce concept – démocratie, socialisme, écologie, féminisme – a été adopté par l’Assemblée législative du Rojava (Kurdistan de Syrie) : chaque canton est doté d’assemblées citoyennes décentralisées élues et de structures de gouvernance incluant toutes les nationalités et toutes les religions.
Ce modèle social laïque d’autonomie démocratique, initié par Abdullah Öcalan et mis en place au Rojava par le PYD (Parti de l’Union démocratique), proche du PKK, est évidemment intolérable pour Erdoğan.
Plus dangereux pour son pouvoir personnel que l’État islamique. Il lui faut donc éviter à tout prix un Kurdistan syrien indépendant à sa porte, mais il lui faut aussi neutraliser, en Turquie même, tout lieu (Parlement, mairies, centres culturels, permanences de partis politiques), toute organisation (média, collectivités locales, assemblées provinciales, associations), tout individu, qu’il soit journaliste, universitaire, député, maire, président d’association ou simple militant, qui pourraient contester son autorité.
La lutte politique, projet contre projet, comme c’est la règle dans tout pays démocratique, est considérée comme une activité terroriste. Le KCK (Union des Communautés du Kurdistan), parce qu’il milite pour une autre politique, est accusé de menées terroristes et « de favoriser une insurrection dans ces régions. »
Le déchaînement de violences que nous dénonçons en permanence ouvre enfin les yeux à tous mais ne donne lieu qu’à des déclarations du genre « la France suit avec préoccupation la dégradation des conditions sécuritaires et humanitaires dans le sud-est de la Turquie ».
La France et les institutions européennes ne manquent pas, certes, de rappeler leur attachement à la liberté d’expression que la Turquie s’est engagée à faire respecter au travers de ses engagements européens et internationaux, mais Erdoğan et l’AKP n’en ont cure et se moquent des remontrances. À juste titre puisque la position de la France et des institutions européennes considère toujours le PKK comme une organisation terroriste.
Une délégation du Parti socialiste européen (PSE) s’est même vu refuser le droit de visite à Selahattin Demirtaş, co-président du HDP qui « ne s’est jamais distancé de la violence du PKK et s’est toujours identifié avec cette organisation », ose écrire l’ambassade de Turquie à Paris, qui a beau jeu de faire la leçon et de justifier la répression : la détention et le limogeage des maires résulteraient de leurs liens avec « l’organisation terroriste PKK » et le métier de journaliste, s’il est instrumentalisé pour commettre des crimes, ne fournit pas l’immunité face à la justice. Et, cerise sur la gâteau : « préserver l’État de droit par la promotion et la protection des droits de l’homme a toujours figuré en tête de l’agenda politique de notre pays qui est un membre fondateur du Conseil de l’Europe ».
Cette déclaration est comique et tragique à la fois, quand on sait que 13 députés HDP sont emprisonnés, que des maires élus sont destitués (90), emprisonnés (72) (1) et remplacés par des administrateurs nommés par le pouvoir, que les détenus politiques (2) et les limogeages (3) se comptent par dizaines de milliers et qu’il y a plus de journalistes détenus en Turquie qu’en Chine. Mais cette cynique volée de bois vert est méritée, la Turquie étant toujours considérée comme un État de droit qui lutte contre le PKK, inscrit sur les listes des organisations terroristes.
Un de Gaulle sautillant avait, dans un fameux entretien avec Michel Droit, joint le geste à la parole en déclarant, à propos de l’Europe :
« Il faut prendre les choses comme elles sont car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe ! L’Europe ! L’Europe !... mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien ».
Nul besoin d’en dire plus. Tout a déjà été dit sur les raisons politiques, économiques et géostratégiques qui tétanisent les pays européens à l’égard de la Turquie. L’accord insensé lui confiant le soin de régler le « flux migratoire » consécutif à la guerre civile en Syrie est venu s’ajouter à la confusion. Nul ne sert de se voiler la face. Demander l’arrêt des violences ne suffit pas. Il faut changer de cap, avec courage et lucidité.
Nous avons pris acte des dernières déclarations de Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères, marquant la volonté de la France de s’inscrire dans un processus de paix et de négociations pour trouver une solution politique durable à la question kurde. C’est aussi la nôtre en insistant sur le fait que cette préoccupation soit assortie d’actions significatives et contraignantes et qu’on ne confonde pas agresseurs et agressés. Dans le contexte terrible de guerre actuelle contre l’État islamique, où l’unité doit prévaloir, des mesures concrètes doivent être prises en faveur des Kurdes : le retrait du PKK de la liste des organisations terroristes et une forte action diplomatique pour la libération d’Abdullah Öcalan, le « Mandela kurde ».
André Métayer
(1) Par exemple, depuis le 3 décembre 2016, tous les élus de la province de Hakkari - les 3 députés, les co-maires des villes et districts - sont en prison.
(2) Plus de 40.000.
(3) Plus de 115.000.
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