Celtique ?... certainement pas !
Electrique, « granitique, tellurique, atypique, sémantique », plus que jamais !
Breton ?… Finistérien, assurément !
Une musique énergiquement projetée sous haute tension, délibérément, à l’antipode de l’acoustique attendue émanant, habituellement, de tels instruments à cordes, un son novateur, rock et rocailleux, propulsant des textes profondément sculptés, saignés, dans le granit armoricain et pénétrés par d’intenses et péninsulaires vents d’ouest, intitulé, tout simplement,
« JEANJEANNE », également ambivalent nom de ce quatuor brestois qui s’est formé en l’été 2015, voici un premier album extrêmement travaillé et très intéressant à vous faire découvrir et… aimer !
Deux harpes… mais, celles-ci, furieusement électriques, une batterie électronique, parfois une basse électrique, enfièvrent les instrumentations plus « unplugg » d’une percussion traditionnelle ou d’une autre harpe, plus classique, voire, pendant de courts instants, plus néo-celtique !
Maîtrisant, dominant, parfaitement, ce, le moins qu’on puisse en dire, fort tonique univers musical, une féminine et belle voix aux multiples registres amplifie les moments tumultueux comme les instants plus voluptueux, en donnant du relief et du répondant à cette création, presque concertante qui, par sa contemporanéité, pourrait, à l’instar de l’œuvre de Pierre HENRY, s’appeler « Messe pour un temps présent » !
Ce sont, certes, sept titres distincts qui fondent ces près de vingt sept minutes progressives, prospectives, mais il se crée, au fur et à mesure des écoutes, un lien de plus en plus évident entre thèmes et ambiances, apparentant le programme proposé à celui d’un album conceptuel.
Mais quels sont ces talentueux et novateurs bâtisseurs d’univers qui forment « JEANJEANNE » ?
Cristine MERIENNE, au chant et, en plage 2, à la harpe.
Yvon MOLARD est à la batterie acoustique et électronique.
Alice SORIA-CADORET, à la harpe électrique,
Nikolaz CADORET, également, à la harpe électrique, mais, aussi, à la basse électrique, en plage 2.
CADORET… CADORET… un nom qui n’est pas inconnu des fidèles visiteurs, lecteurs et auditeurs de « Culture et celtie, l’e-MAGazine », puisque ce patronyme signe l’excellent DUO DESCOFAR que nous vous avions suggéré, sur nos pages, en octobre 2014, pour son album « Finis Terrare », publié fin 2013 (voir le site) .
Nous ne vous imposerons, donc, aucune récurrence rédactionnelle pour la présentation de ces deux forts brillants musiciens de formation classique qui ont fait de la harpe, leur instrument de prédilection. Une visite sur la page sus-mentionnée comblera votre curiosité en ce qui concerne Alice et Nikolaz, en vous faisant découvrir ou re-découvrir leur remarquable album précité.
Au sein du groupe JEANJEANNE, Cristine MERIENNE apparaît, plus que jamais, comme un talentueux « triskell artistique » : écriture, voix, harpe.
Prix d'Excellence et lauréate de concours internationaux de harpe celtique, Cristine commence sa carrière en 1994 en créant SEDRENN avec la harpiste grecque Elisa VELLIA, duo qui se produira en France, Europe et Asie, jusqu'en 2003.
En 2004, la chanteuse et harpiste est primée par la SACEM pour une chanson originale, « les Chaussures ».
Par ailleurs, sachez qu’elle est, également, auteur de théâtre.
À l’origine du projet dont nous vous présentons, ici, le prime opus, elle signe une grande partie de ce premier répertoire de JEANJEANNE.
Issu d’une famille de musiciens de renom, Yvon MOLARD, percussionniste et batteur marque, entre autres, par sa présence rythmique, le DAVID PASQUET GROUP, le DOMINIQUE MOLARD SEXTET, le duo Yvon et Dominique MOLARD, et la formation qui accompagne GWENNYN.
Ici, il bétonne les fondations du son de JEANJEANNE. C’est d’ailleurs lui, qui, aux toutes premières mesures de
« DRAFT », avec une frappe en coup de fouet, ouvre l’album.
Cristine est issue de la chanson française, Alice du classique, Yvon est aussi à l'aise dans le traditionnel que dans le métal et Nikolaz, s'il enseigne au Conservatoire, a toujours baigné dans le rock.
Transcendant cette diversité artistique, offrant à la harpe électrique une place et un registre encore jamais explorés dans les musiques actuelles, détournant l’instrument de cordes tendu des classiques ou celtiques chemins tout tracés, le groupe JEANJEANNE est donc un rendez-vous musical improbable, inédit et ô combien, créatif des harpes électriques de DESCOFAR, de la frappe d’Yvon MOLARD et de la voix et de la plume de Cristine MERIENNE.
A l’origine, Cristine propose le projet « Ulyssia », qui prend la forme d’un concert scénographié racontant l’odyssée contemporaine et déjantée d’un Ulysse au féminin, de Brest à Berlin, villes détruites qui se reconstruisent, sans cesse, en magnifiant leurs blessures.
Dans ce contexte, Nikolaz suggère de monter un groupe, et Yvon MOLARD les rejoint. JENJEANNE éclot !
Etonnant, passionnant ! C’est, tour à tour, rock, psychédélique, métal, inopinément, bluesy ou chanson.
Il faut avouer que l’univers est plutôt sombre. Le « du » et le « gwenn » s’affrontent, le velouté côtoie l’âpreté, la parfois presque brutalité, s’oppose, en chaud et froid, à une certaine fragilité.
C’est toute la richesse de ce très original et spécifique enregistrement où, gorgées d’effets et de distorsions, les deux harpes électriques se distribuent les rôles de guitares, de claviers et de basses électriques, allant, même, jusqu’à plus que flirter avec l’expérimental que les musiciens semblent puiser dans le Krautrock psychédélique ( 1), le rock des années 70, la musique contemporaine, ou, plus encore, dans les recherches sonores du, déjà pré-cité, Pierre HENRY, Ivo MALEC, François BAYLE ou Iannis XENAKIS qui faisaient les fort intéressantes heures progressives de la collection « Prospective 21e Siècle », parue, au cours de ces années, chez Philips, devenu, à ce jour, Universal.
Enregistré par Thomas BLOYET au Studio du Millet, de Beuzec-Cap Sizun (29) (voir), mixé par Damien THILLAUT, masterisé par Sébastien LORHO, ces trois alchimistes, ont su créer une mise en espace sonore en rapport avec l’intensité et la diversité instrumentale déployées. JEANJEANNE nous propose, en tous cas, de son « atelier d’artiste » breton, une toile très actuelle.
Comme pour toute oeuvre picturale contemporaine, mieux est de ressentir que de décrire ou de tenter d’expliquer, voire d’expliciter.
Nous ne nous lancerons, donc, pas dans une analyse trait pour trait de cet album, d’autant que vous l’avez compris, plus haut dans cette chronique, plus nous l’écoutons et, à chaque fois, le redécouvrons, nous envisageons cet album dans sa globalité artistique et expressive qui, néanmoins, n’altère aucunement, bien au contraire, les contrastes marqués qui le composent.
Nous avons, particulièrement, remarqué :
En plage 2, « Es ist der wind. » - C’est le vent.
D'origine française, par son père et allemande, par sa mère, Cristine MERIENNE chante, ici, comme l’on dit, dans la langue de Goethe, dont elle nous fait découvrir, grâce à ses subtiles qualités vocales, de cette langue frontalière et amie, des sonorités plus érodées, plus adoucies.
Enserré entre deux passage, en allemand, le couplet, en français, semble, pour nous, évoquer, à la fois, les années de l’Allemagne déchirée… et les vents vivifiants qui naissent de l’ouest, notamment, de la Bretagne où l’artiste a transporté sa vie.
« C’est le vent,
C’est le vent,
Tu l’entends,
Mon enfant.
Au levant, tes parents, restent à l’est,
Et pourtant, bien souvent
Le vent, le vent, le vent, vient de l’ouest. »
En plage 3, « Vagabonde » : bluesy à souhait, avec sa rythmique en pas à pas, titre structuré en deux parties, avec un chant résilient, suivi d’un superbe solo « guitaristique » échevelé de l’eletric-harp.
« Vagabonde, suivre les perspectives,
Vagabonde, et poser des balises,
Sur les sables mouvants
Faire des pas de géant
Jeter l’ancre et des ponts
Modifier l’horizon ».
Attention, voici « Domino » !
Sans nul doute, la pièce la plus expérimentale, la plus chaotique et noire de l’album qui évolue d’un psychédélisme vocal aux spires réverbérées vers un enchevêtrement sonore digne d’une composition d’un Karlheinz STOCKHAUSEN.
Au milieu des délires des harpes électriques sous très haute tension, seule la batterie nous guide, comme une ligne de vie et d’espoir, dans cette errance désespérée qui peut trouver de multiples résonances en notre monde d’aujourd’hui.
« J’ai perdu mon adresse,
J’ai perdu mon nom,
J’ai perdu ma maison,
J’ai perdu la raison… »
Après ce fracas délirant et obsédant, ersatz de sérénité et, peut être, de réponse, nous sommes presque soulagés d’écouter, par cette césure stylistique marquée, « Ulyssia » 5ème titre, très riche en couleurs musicales et vocales.
Débutant de façon très classique, à la harpe avec un vocal qui peut faire penser à Enzo Enzo, se colorant de rock pour finir en jazzy, ce morceau, rappelant le spectacle scénographique, se rapporte à le recherche d’identité.
« Ulyssia, réveille toi,
Ulyssia n’écoute plus cette voix
Les caresses, les promesses, c’est du vent
Ulyssia va de l’avant ! ».
Suit un littéraire, passionnel et charnel portrait du « pays qui regarde la mer ».
« Finistère », des paroles et musique de Cristine MERIENNE avec un arrangement d’Alice SORIA-CADORET et Nikolaz CADORET.
« Finistère,
Tu n’en finis pas,
Je me terre,
Je m’enferme en toi,
Je sonde, je songe, je sombre.
Finistère,
Mon bateau de terre…
Finistère,
Dis, ou tu m’emmènes…
Vague à l’âme de fond en comble,
Vagabonde.
Finistère,
Qu’est-ce que je fais là,
Solitaire,
Avec toi, sous mes pas,
Tu m’attires, tu m’atterres, tu m’déchires, tu m’es cher !
Avec ta gueule déchiquetée, tes pics, tes rochers
Avec ta gueule d’assoiffée, d’écume et de vent déchaînés,
Avec ta gueule fracassée, de dragon pétrifié,
Avec ta gueule en granit et ton cœur tellurique ! »
Au cours du break qui casse la grandiose interprétation vocale de la chanteuse, les harpes électriques déchaînent leurs agressives et érosives vagues avant que ce vacarme marin et cinglant ne retombe sur le chant transi de Cristine.
« Finistère
Tu boirais toute la mer,
Mais c’est elle
Qui t’entoure et t’achève. »
Magnifique, armoricaine et contemporaine toile ! C’est superbe !
A réception de cet album, nous avons été, successivement, interpellés, captés, intéressés, passionnés, finalement, fascinés par ce CD atypique où se mêlent, très largement chantés en français, des textes orignaux, des références mythologiques, des riffs vigoureux, une rythmique déterminée et des recherches sonores inédites.
Tout comme pour la peinture, la culture musicale bretonne peut se décliner avec académisme, contemporanéité, métissage, abstraction… ici avec un progressisme qui ne renie en rien ses racines.
Ancré dans le rock expérimental et conceptuel des années 70, à la manière d’un « Pictures at an exhibition » d’EMERSON LAKE AND PALMER, revisitant, en 1972, la très célèbre œuvre de MOUSSORGSKI, JEANJEANNE nous propose, ici, une « fresque musicale du troisième millénaire ».
De la même manière que nous vous présentons, au travers de notre rubrique « Les Artistes > Arts visuels » ( (voir le site) ) des peintres bretons contemporains, il n’y avait aucune raison que l’on ne soumette pas à votre grande curiosité culturelle ce groupe finistérien qui parle du monde… de Brest à Berlin !
JEANJEANNE, c’est, aussi la Bretagne qui avance sur l’océan de la création !
En tous cas, voici un CD digne d’intérêt à vous procurer, sous bonne puissance, à écouter, ré-écouter… de toutes façons, à apprivoiser et aimer !
Gérard SIMON
( 1) Le krautrock est un genre musical apparu à la fin des années 1960, essentiellement représenté par des groupes originaires d'Allemagne de l'Ouest. Il est souvent considéré comme un sous-genre du rock progressif, à l'instar de la Zeuhl en France, par exemple.
Les titres du CD de JEANJEANNE
01 - Draft - 03:13
02 - Es Ist Der Mind - 03:01
03 - Vagabonde - 03:59
04 - Domino - 04:04
05 - Ulyssia - 02:55
06 - Finistère - 04:42
07 - Circé - 04:02
CD de JEANJEANNE
Co-production Les Viveurs ; (voir le site) et Collectif ARP : (voir le site) (2)
Parution : octobre 2016
Distribué par Coop Breizh : (voir le site)
Réf : ARP JJ002 / 1
( 2) Le Collectif ARP rassemble cinq grands noms de la harpe :
Nikolas CADORET, Tristan LE GOVIC, Cristine MERIENNE, Clotilde TROUILLAUD et Alice SORIA-CADORET.
© Culture et Celtie
Illustration sonore de la page : JEANJEANNE - «Finistère» - Extrait de 01:05.
Le site Internet de JEANJEANNE : (voir le site)
D'autres extraits sonores sur le site Culture et celtie l'e-MAGazine : (voir le site)
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