L'assassinat de Jacques Hamel : Mes souvenirs cauchemardesques d'une autre guerre

Chronique publié le 29/07/16 18:50 dans Politique par Philippe Argouarch pour ABP
t:1
https://abp.bzh/thumbs/40/40641/40641_1.jpg
Ecole primaire de la cité La Concorde de Birmandreis (Bir Mourad Raïs) : Philippe Argouarch en bas, premier à gauche. Photo Copains d'avant

Quand j'ai appris qu'un prêtre, Jacques Hamel, avait été égorgé comme un mouton, agenouillé devant son autel dans son église, et devant des amies bonnes soeurs, mon humeur s'est soudain assombrie, assaillie par une tristesse profonde mais aussi par des souvenirs d'une guerre que j'ai vécue enfant. D'un seul coup, un passé lointain enfoui dans ma mémoire a resurgi avec des images kaki, des djellabas blanches, des youyous et des explosions...

Bombes, attentats, assassinats, j'ai vécu tout ça quand j'avais 10 ans en Algérie. Dans ma tête il y a eu une connexion entre l'église de Saint-Étienne-du-Rouvray et une église en tôle ondulée du quartier de Birmandreis (aujourd'hui Bir Mourad Raïs), dans la banlieue d'Alger où nous habitions en 1959-61. Quelqu'un avait balancé une grenade dans l'église par dessous les murs en tôle, qui en plein été, ne descendaient pas jusqu'au sol afin de laisser passer l'air frais. Heureusement c'était l'après-midi et par chance personne ne se trouvait à l'intérieur. Les adultes en avaient tellement parlé que c'était resté à jamais gravé dans ma mémoire comme une sorte de sacrilège incommensurable qui ressemble aux suites du meurtre du prêtre Jacques Hamel.

Durant les derniers mois de cette apocalypse, les légionnaires avaient installé une mitrailleuse sur le toit plat de notre immeuble de 9 étages. Les légionnaires nous défendaient simplement parce qu'un de leurs gradés vivait aussi dans la cité. Cela donne une idée du chaos. La mitrailleuse était pointée vers l'autre partie de la cité, celle qu'on appelait 'la cité musulmane' car les communautés s'étaient séparées naturellement. Les gens avaient choisi de se séparer dans cette cité paradoxalement nommée "cité La Concorde". Il y avait des affrontements. Les musulmans venaient manifester devant nos blocs poussant des centaines d'enfants devant eux. Ils se tenaient derrière. J'entends encore les youyous des femmes. C'était la guerre, la peur régnait partout et, pire, comme mon père, un officier de l'armée, fut arrêté pour avoir tenu des propos politiquement incorrects à son général, ma mère se retrouva presque seule avec sept de ses neuf enfants à charge, les deux autres, dont moi, étant en pension. L'aîné n'avait que 13 ans. Mon père, avant de partir aux arrêts, eut le temps de lui laisser une mitraillette. Elle était au-dessus de l'armoire en face de la porte d'entrée très exactement. Je me rendais compte que tout ça était du sérieux qui pouvait tourner au tragique.

La mixité des communautés n'existait qu'à l'école et j'y ai vécu des bagarres qui vous restent toute votre vie et en particulier un coup de têtes (au pluriel car le coup fut mutuel) qui m'a quasi assommé. La violence était partout et oui, j'ai pensé avoir ma revanche quand, quelques jours plus tard, l'instituteur a jeté cet Algérien au sol devant toute la classe pour avoir apporté à l'école un jeu de cartes porno. C'était lui qui m'avait à moitié assommé. Il l'a roué de coups de pieds dans le ventre et en fait partout malgré les cris de douleurs du pauvre bougre que j'entends toujours. C'étaient les méthodes des hussards de la République.

Je ne me suis aventuré qu'une seule fois dans la cité musulmane lors d'un footing avec mon frère aîné (et je lui en veux toujours d'avoir volontairement choisi ce parcours... témérité inutile) et deux copains d'immeuble. Ce footing s'est terminé en course folle sous une pluie de pierres lancées par tous les Arabes, ados et adultes du quartier. Certains nous courraient après et j'étais le dernier car le plus jeune. Quelle frousse mes amis ! Je crois sincèrement que s'ils nous avaient rattrapés, on ne se sortait pas vivants de ce guêpier et je ne serais pas là à vous écrire ces souvenirs.

Ce rêve naïf républicain de "concorde" se termina en cauchemar pour beaucoup et en particulier pour les harkis et plusieurs milliers de Pieds-noirs qui furent enlevés, torturés et assassinés. Des millions préférèrent l'exil à la soi-disant « concorde » promise dans les accords d'Évian.

Le soir, en essayant de dormir, j'entendais les bombes qui explosaient à 40 kilomètres alors que j'étais en pension à l'EMP de Koléa. Un week-end de sortie, un adolescent arabe m'a menacé de son couteau à deux pas de l'immeuble où habitait ma famille. Il était bien plus grand que moi. Il m'avait dit "Crie vive l'Algérie indépendante ou je te tue". Son couteau paraissait aussi grand qu'une épée. J'ai pris mes jambes à mon cou pour me réfugier dans la cage d'escalier de notre immeuble, montant les 5 étages en courant sans même attendre l'ascenseur. Une peur bleue. Depuis cette époque, je suis bon à la course à pied et cela d'autant plus que mon grand-père fut champion de Bretagne du 400 m. Savoir courir vite, ça peut vous sauver la vie !

J'ai vécu cette guerre de 1959 à l'été 1961, de 10 à 12 ans. Mon père commandait un camp qui faisait partie d'un vaste programme de "pacification" qui comportait entre autres des "opérations psychologiques". Il s'agissait de transformer les Algériens ramassés dans des zones rurales, et d'en faire de bons citoyens français. Les stages duraient je crois six mois, nourris logés, et je ne me souviens plus s'ils étaient forcés ou pas mais c'était de toute évidence dur de s'en échapper car le camp était au beau milieu du camp de plusieurs régiments de la Légion étrangère à Zéralda. Mon père m'y a emmené une fois pour me montrer ce qu'il faisait. Toutes sortes de méthodes y compris des cours d'histoire de France, de langue française et des formations professionnelles étaient utilisées pour tenter d'empêcher ces gens de rallier le FLN et la lutte de libération nationale. La France à marche forcée par le sport, la littérature, l'histoire et la promotion sociale. La dignité et l'identité ne faisaient pas partie du programme.

Je ne comprenais pas trop le pourquoi de cette guerre contre la volonté d'un peuple. Je le comprends encore moins aujourd'hui. Tout ce chapitre de l'histoire de France discrédite en fait l'ensemble du projet républicain. Même si entre temps on est passé à la Ve République et même si on parle si peu de cette 'sale guerre', l'idéologie reste la même. C'est en fait tout ce passé colonial, toutes ces contradictions républicaines qui font que le projet européen est, malgré tous les problèmes, un projet qui a beaucoup plus d'avenir. C 'est un projet neuf sans karma.

À 10 ans on pose des questions. J'ai donc demandé à mon père pourquoi on ne leur donnait pas l'indépendance et il a eu cette réponse cocasse : "Si on donne l'indépendance à l'Algérie, il faudra la donner à la Bretagne". Le concept de boite de Pandore existait déjà au coeur de la propagande républicaine. L'idée m'a séduit et intrigué, d'autant plus qu'à la même époque il me donna à lire ma première Histoire de Bretagne. Comme l'histoire de Bretagne avait été enseignée dans tous les lycées en Bretagne pendant la seconde guerre mondiale, il avait conservé la sienne.

Cette guerre d'Algérie fut ma première impression de la République. Une confusion totale dans ma tête de gamin. J'étais témoin d'un immense conflit entre ceux qui voulaient conserver l'empire, contrairement aux droits des peuples et aussi ceux, souvent les mêmes, qui voulaient profiter des énormes ressources de cette terre d'Afrique, en particulier les gisements de pétrole en abondance dans le Sahara, et de l'autre côté tout un peuple qui demandait sa liberté soutenu par l'ONU et la communauté internationale. L'idéologie, c'est le vol sera le titre de mon livre si j'ai le temps de l'écrire.

Comment en était-on arrivé là ? Comment un peuple qui se réclame du slogan liberté égalité fraternité a pu s'installer comme s'il était chez lui dans une grande partie de l'Afrique - justifié uniquement par une idéologie civilisatrice inventée par Jules Ferry et intégrée aux dogmes républicains ? Si les Français ont pu accepter une telle contradiction sans broncher on comprend alors pourquoi ils acceptent aujourd'hui que les minorités nationales ne soient pas reconnues en France. Et si l'état de droit n'était pas simplement le droit de l'ethnie la plus forte imposé à tous par cet État ?

Ce que je pense aujourd'hui ? La France n'aurait jamais du débarquer en Afrique. Les Africains n'auraient dû venir travailler chez nous que sous des contrats à durées déterminées. Le prix des voitures et le prix des repas au restaurant auraient été un peu plus chers et on aurait perdu encore plus de marchés industriels mais on n'aurait pas d'attentats terroristes aujourd'hui qui, de toutes façons, vont encore coûter plus cher à l'économie. Personne n'investit dans un pays où les gens peuvent se faire égorger chez eux ou se faire descendre comme des lapins à la terrasse des cafés ou à un concert.

À dix ans je découvrais une République, que l'école m'avait vantée comme une succession glorieuse de héros et de génies, mais où les horreurs les plus inimaginables pouvaient arriver n'importe quand. Cette république a-t-elle vraiment changé ? C'est la question qu'on peut se poser aujourd'hui car face aux politiques de "concorde" toujours de vigueur, devenues même valeurs républicaines, il y a une réalité beaucoup plus dure, beaucoup plus cruelle qui finit par nous exploser au visage tant nous avons refusé de la voir.

Philippe Argouarch


Vos commentaires :
Jeudi 2 mai 2024
Je recherche des amis de ma classe de l'école de Birmandreis merci
0

Écrire un commentaire :

Cette fonctionnalité est indisponible en ce moment, mais existe sur votre ordinateur.

Combien font 6 multiplié par 5 ?
Note : Ce lieu est un lieu de débat. Les attaques personnelles ne sont pas autorisées. Le trolling est interdit. Les lois contre le racisme, le sexisme, et la diffamation doivent être respectées. LES COMMENTAIRES ÉCRITS DANS UNE LANGUE AUTRE QUE CELLE DE L'ARTICLE NE SERONT PAS MIS EN LIGNE.