Que signifie la révolte contre les normes ?

Chronique publié le 2/11/15 18:21 dans Editorial par Jean-Pierre Le Mat pour JPLM
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Le mythe du lit de Procuste https://fr.wikipedia.org/wiki/Procuste

Le mouvement des Bonnets rouges a été une réaction bretonne face aux pertes d'emplois chez Doux, Tilly, Gad, Marine Harvest, ainsi que dans les petites entreprises. La révolte s'est cristallisée sur l'écotaxe.

Dès le début du mouvement, il s'est aussi exprimé un ras-le-bol contre les normes administratives.

Que signifie ce rejet ? De prime abord, on pense à une revendication d'artisans et d'agriculteurs arriérés, incapables de s'adapter à la modernité et aux demandes sociétales. Toutefois, quand on se met à l'écoute du monde du travail, on s'aperçoit que ce ras-le-bol concerne désormais de nombreux secteurs. Les enseignants, les chercheurs, les professionnels du social et ceux de la santé, tant du secteur public que du secteur privé, se plaignent d'être empêtrés dans des contraintes administratives qui les éloignent de leur métier. Leur parole et leur conscience professionnelle n'ont plus aucune valeur ; seul compte le respect des consignes. La conformité a précédence sur la compétence. L'excellence, la vraie innovation, tout ce qui est hors-norme est devenu suspect.

Les normes et les procédures correspondent à une production industrielle standardisée. Un bon produit industriel est fabriqué selon de bonnes procédures. Ce n'est pas le cas d'un bon produit artisanal, qui est le fruit d'un savoir-faire. Le savoir-faire de l'artisan n'a rien à voir avec l'obéissance à des procédures impersonnelles, venues d'on ne sait où.

Les normes sont inhérentes à la société de consommation. Elles procèdent d'une louable intention de protéger le consommateur. Les normes sont la clé du bien-être de l'homme-numéro, citoyen anonyme d'une société de masse. Ce n'est pas le cas dans une communauté d'hommes concrets, liés entre eux par une histoire, une fierté, des rêves, un territoire, une culture, une confiance.

On touche ici la différence faite par Hannah Arendt entre "l'½uvre" et le "travail". L'½uvre a une utilité sociale ; elle contribue à construire le monde. Dans la société de consommation, le travail produit des marchandises destinées à être détruites, consommées. La distinction entre le travail et l'½uvre éclaire l'existence de deux univers de vie. D'une part celui des travailleurs "aliénés", qui ont perdu le lien avec ce qu'ils contribuent à produire. De l'autre, ceux qui ont conservé ce lien, qui se sentent responsables et fiers de leur production. Les deux catégories de travailleurs n'ont pas les mêmes réactions, ni la même approche de l'activité qui leur permet de vivre.

Curieusement, la question des normes provoque les affrontements les plus irréconciliables chez ceux qui ont le mieux observé les ravages de l'industrialisation : les écologistes. II y a parmi eux les partisans humanistes de l'artisanat, de la paysannerie, du respect des environnements naturels et humains. C'est aussi chez eux que l'on trouve l'inverse : ceux qui adhèrent à une mystique de la réglementation sociale ou écologique, sans égard pour les conséquences humaines. Les agriculteurs bretons ont appris à les différencier.

En fait, la réaction face aux normes n'est pas idéologique, mais sociologique. L'attrait pour les normes générales est un trait culturel lié à la vie au sein des grandes masses : administrations ou grandes entreprises, métropoles, grandes nations. Cet attrait est particulièrement vif en France. Ce pays a connu la gloire aux XVIIIe et XIXe siècles, en des temps où l'universalisme se réinventait à l'extérieur de l'église, dans les législations et les institutions publiques. Relativiser les normes est un comportement suspect pour les universalistes anciens et nouveaux. Il est à la fois contraire à l'enseignement clérical et contraire aux "Lumières".

L'impossibilité de régionaliser l'écotaxe est un exemple particulièrement convaincant de la rigidité globalisante, devenue vertu "citoyenne". La difficulté française à expérimenter localement, à régionaliser l'enseignement, ou à accepter les langues minoritaires, fournit d'autres exemples.

Le refus des normes et des procédures a un parfum pré-industriel. Toutefois, il serait imprudent d'en faire une revendication d'arrière-garde. Cela pourrait être une revendication d'avant-garde. Voici deux raisons.

1 - La société de production industrielle et de consommation de masse ne sera pas éternelle. Elle correspond à une période historique, à des technologies et à des média spécifiques. Aujourd'hui, les technologies et les media changent. La production et le marché se déstructurent lentement sous l'effet de ce que l'on nomme l'ubérisation. Les nouvelles économies de partage sont fondées sur la confiance plutôt que sur les normes. Les premiers supermarchés, en mettant les produits à portée de main du client, ont su transformer la confiance en profit. Désormais se multiplient les associations et les entreprises qui, à leur tour et dans un autre cadre, transforment la confiance en profit : circuits courts, systèmes d'échanges locaux, monnaies complémentaires, crowdfunding, covoiturage, prêt d'appartements, etc.

2 - Il y a plusieurs années, Joseph Tainter a théorisé l'effondrement des sociétés complexes. Il a montré que la complexité finit par avoir des rendements négatifs. La complexité peut avoir des objectifs louables : plus de justice, d'égalité, de protection des populations. L'accumulation de normes, supportable en période de prospérité, devient mortelle en période de décroissance. Le système de normes, qui faisait fonctionner la société de façon ordonnée, n'est plus supportable pour des raisons économiques, sociales ou écologiques. L'effondrement est une façon un peu dramatique pour qualifier une perte de complexité sociale. Depuis Tainter, de nombreux ouvrages ont été écrits sur la non-durabilité des sociétés complexes. L'effondrement de la Grèce, pays européen centralisé comme la France, illustre l'échec des organisations pyramidales, fussent-elles bien intentionnées.

Au XVIe siècle, la Bretagne a raté le tournant de la Renaissance ; elle y a perdu sa souveraineté. L'imprimerie, qui a permis de standardiser l'information, date de cette époque.

Au XVIIIe siècle, la Bretagne a subi la Révolution française. La République a standardisé les individus. Elle en a fait des citoyens égaux.

La Bretagne a été passive pendant la Révolution industrielle, au XIXe siècle. Les produits du travail humain y sont devenus des marchandises standardisées.

Historiquement, on le voit, les Bretons ne sont pas doués pour la normalisation, même quand ils y croient.

Aujourd'hui, les bouleversements technologiques, économiques et sociaux font chanceler les sociétés occidentales. La réaction anti-norme est le signe avant-coureur d'un effondrement ou d'une révolution différente des précédentes. Les Bretons doivent s'y préparer. Cette fois-ci, ils ont des atouts.

Jean Pierre LE MAT


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