Une Bretagne colorée ?

Chronique publié le 14/01/15 11:30 dans Cultures par Michel Treguer pour Michel Treguer
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(Rien à voir avec l'actualité immédiate, encore que…. Gant ar bed o tont, ne lavaran ket. Je n'ai pas la prétention de proposer des solutions aux difficultés économiques présentes de la Bretagne, ni aux différents conflits meurtriers en cours dans le monde. C'est une rêverie fraternelle que je propose aux lecteurs d'ABP.)

France 2 a diffusé le samedi 9 novembre 2013, à 13h15, un documentaire qui incitait à la méditation. C'est après avoir assisté à sa diffusion que j'ai écrit le projet du présent texte. Comme on le voit, je l'ai retenu plus d'une année ! La multiplication de bateaux chargés de malheureux en Méditerranée et les événements de Charlie Hebdo me poussent à le reprendre et à le publier. On voyait dans le film un village de Calabre où sont hébergées des jeunes filles migrantes venues d'Erythrée. Pour l'instant, c'est l'Europe qui paie pour leur accueil : 20 ¤ par personne et par jour, au lieu de 70 pour tenir quelqu'un enfermé dans le centre de transit de Lampedusa. Ça se passe si bien à Acquaformosa qu'on peut penser qu'un jour ces jeunes filles se débrouilleront toutes seules, deviendront européennes, par exemple en se mariant. C'était très émouvant de les voir se balader, faire leurs courses dans l'épicerie locale ; d'accompagner de petits enfants noirs d'autres familles à l'école (désormais sauvée près avoir été menacée) en empruntant le bus scolaire (sauvé) ; et de se réjouir avec de vieux Italiens de cet apport de sang neuf. Ils peuvent comprendre, les Calabrais : la plupart d'entre eux ont été travailleurs immigrés en France, en Allemagne, avant de revenir couler leur retraite au pays ; et ce sont des Albanais qui ont créé leur village il y a quelques décennies ! Impossible de ne pas nous souvenir que nous sommes nous aussi, Bretons, au moins culturellement, des descendants de migrants, venus au haut moyen âge de l'autre côté de la mer. (Un examen de mon ADN par la société américaine 23andMe m'a révélé que j'avais aussi au moins un Viking dans mes ascendants… l'un de ces farouches envahisseurs, massacreurs de moines armoricains ! Petra rin, mignoned, e-giz-se 'mañ ?)

En revenant au temps présent après ce visionnage, j'imaginais une Bretagne « envahie » à l'avenir par des migrants contraints à l'exil par des causes tant économiques que climatiques. Je voyais mon village léonard habité par une population majoritairement colorée ; doté de trois ou quatre restaurants, indonésien, afghan, malien ; proposant le samedi soir, en alternance, des festoù-noz et des soirées plus exotiques… Ça me plaisait plutôt ! Et ça plaisait à tous mes voisins « ensouchés », des enfants aux vieillards ! Ils sont accueillants, les Bretons, et eux-mêmes voyageurs.

Il est intéressant de prendre un peu de recul et de nous interroger sur les valeurs démocratiques, laïques ou religieuses, auxquelles nous souscrivons. Le message chrétien a le premier affirmé que tous les humains se valent. Saint Paul l'a dit avec une force sans réplique : « Il n'y a plus ni Juifs ni Grecs, […] car tous vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ » ( Épître aux Galates, 3,28, lesquels Galates étaient des Celtes !) Quelques siècles plus tard, la Déclaration des droits de l'Homme a repris le même postulat. Alors comment s'opposer à l'égalisation des salaires sur toute la planète ou, tant que ce n'est pas le cas, au transfert de nos industries dans des pays plus pauvres ? Ils ont encore davantage besoin de développement que nous ! Le Christ et Jean-Jacques Rousseau approuveraient !

J'ai publié, il y a vingt ans, un livre de conversation avec le philosophe chrétien René Girard : Quand ces choses commenceront… (Arléa, 1994). Nous n'étions pas d'accord sur tout puisque je suis athée, mais nous étions l'un et l'autre capables d'amitié en dépit de nos différends. Girard est un penseur extraordinairement puissant, qui explique la formation des sociétés humaines, de leurs institutions, à partir du « désir mimétique » ; à partir, en somme, tout à la fois de l'admiration et de la jalousie ! Seule la passion du Christ aurait mis fin au mensonge des mythes et nourrirait toujours l'évolution présente de la planète. Si on cherche alors à faire dire au philosophe « vers quelle fin », il n'hésite pas à répondre en souriant : « peut-être l'Apocalypse ». Si tous les hommes sont égaux, il n'y a aucune raison que survive ce monde si injuste. Si un Brésilien vaut un Français, et c'est le cas, pourquoi préférer un ouvrier de Guerlesquin à son frère de Sao Paulo ?

Qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Je ne propose pas pour autant de nous barricader derrière nos frontières. Au contraire. Je me demande « seulement » s'il ne faut pas nous préparer à des bouleversements considérables de notre environnement ; et notamment à des changements de notre Bretagne.

La faille, s'il y en a une, c'est que les morales universalistes oublient trop une dimension de l'homme, intermédiaire ente l'individu et l'humanité entière : l'identité culturelle, qu'on peut vouloir défendre aussi en faisant des poulets à Guerlesquin, pour continuer à y parler breton. Aucun État n'est moins bien outillé que la France pour envisager ce niveau. Un homme est un être pensant, parce que parlant. Pour parler, il faut une langue, laquelle est le trésor d'une communauté : mot interdit en France. Il est vrai que c'est une notion dangereuse si on s'en sert pour fermer et pour exclure. Mais sur ce terrain l'hypocrisie française est sans égale. Pour des esprits jacobins, toutes les communautés sont condamnables sauf la communauté française qui est admirable puisqu'elle représente l'humanité entière… Doctrine commune à la gauche robespierriste, à la droite bonapartiste, à l'extrême droite lepéniste.

Aux Bretons de savoir rester eux-mêmes, de « négocier leur différence », tout en s'ouvrant à celles des autres. Bon, on accepte quel pourcentage d'immigrés ? 75% ?

Michel Treguer


Vos commentaires :
Mardi 7 mai 2024
@Michel Treguer,

J'ai cru au début que votre texte était beaucoup plus subtil que ce que les compatriotes internautes semblaient comprendre. Il semble que ce soit moi qui me suis trompé à la lumière de votre explication du samedi 17 janvier 2015, qui est assez décevante. Merci au passage, pour les commentaires de Kadog (succincts mais efficaces), Émilie Le Berre (14 janv.), Léon-Paul Creton (16 janv.), Yann LeBleiz et Reun Alain (14 janv.). Votre texte à cependant le mérite de susciter le débat et la réflexion et nous ne pouvons tous que vous en remercier.

Concernant l'exemple du peuple juif que vous ne citez pas pour la première fois, il est _ vous le savez _ très particulier. Le peuple juif est adoubé par l'élection d'une divinité (probablement tribale à l'origine, devenue « universelle »). L'identité juive est fédérée par un Livre qui s'appelle la Torah (elle est composée de cinq livres désignés en hébreu par le premier mot du texte et traditionnellement en français : la Genèse (Berēshīṯ : Commencement), l'Exode (Shemōṯ : Noms), le Lévitique (Wayyiqrā' : Et il appela), les Nombres (Bamiḏbar : Dans le désert), le Deutéronome (Devarim/ Deḇārīm : Choses, constitutifs de la Révélation dans la conception israélite). Elle constitue en partie, une sorte de récit « nationale » avec des faits historiques et mythiques auquel chaque juif peut s'identifier. De plus, l'identité de la diaspora juive se cimente autour de la Halakha : « (hébreu הלכה « Voie », Halokhe selon la prononciation ashkénaze, plur. halakhot) regroupe l'ensemble des prescriptions, coutumes et traditions collectivement dénommées « Loi juive ». Essentiellement fondée sur la Bible hébraïque et, dans le judaïsme rabbinique, sur le Talmud, la Halakha guide la vie rituelle ou les croyances de ceux qui la suivent et les nombreux aspects de leur vie quotidienne. Basée sur les acquis des générations précédentes et les discussions et débats portant sur les problèmes de la génération présente, elle connaît de nombreuses variantes entre les diverses communautés et factions juives, du fait de leur dispersion dans le temps et l'espace. (…) » (Source wikipédia pour « Halakha). D'autres écrits viennent compléter cette bibliothèque fondant l'identité juive.

Évidemment, transposez cela à l'identité bretonne me paraît impossible. Cependant, dans le cadre d'une Bretagne fortement autonome ou indépendante, s'inspirer de l'identité juive et de la façon dont s'organisent les communautés juives de la diaspora (1) pour consolider les liens des Breton(ne)s expatrié(e)s pour créer une véritable diaspora bretonne (qui pour l'instant est un abus de langage (2)), me semble très intéressant (3). Dans ce cadre, celle-ci aurait des représentants politiques dans notre Parlement ainsi que dans les organismes économiques et culturels. La Bretagne pourrait aider au financement d'instituts culturels bretons destinés prioritairement aux expatriés mais ouverts à tous (le modèle des instituts Confucius chinois peut être aussi source d'inspiration). Il pourrait en être de même pour la création d'écoles bilingues (dans les années à venir une école bilingue à Québec [breton / français] ou Montréal [breton / anglais] ne sera pas moins pertinent qu'une école semblable à Paris…). Au cours du XXIe siècle, de nombreuses langues et cultures, de nombreux peuples auront disparus. À la fin de celui-ci, l'intérêt sera porté à ceux qui auront su trouver des stratégies pour conserver leurs originalités. Certes pour le moment nous sommes tels des galéRIENs les pieds et les mains ferrés dans le navire France qui prend l'eau de toute part. Si nous ne voulons pas rejoindre les abysses (et c'est pour bientôt), il va nous falloir faire preuve d'anticipation (dès maintenant !), d'opportunisme, de réactivité et d'audace (le moment venu). Rien de moins.

(1) Notamment sur le plan financier ainsi que les liens de solidarité et le rôle des mitsvoth (mitsva au singulier) « bonnes actions » à l'égard de son prochain ou des membres de la communauté, dons etc.

(2) Sauf à New-York paraît-il.

(3) Il n'est même pas souhaitable d'attendre que la Bretagne devienne très autonome, voir mieux, pour s'en inspirer. Les expatriés Bretons ont _ je pense _ un rôle important à jouer dans le processus d'émancipation de la Bretagne et d'éveil des consciences de leurs compatriotes restés au pays*. Le problème est que certains expatriés, leaders associatifs de la « diaspora » bretonne, souvent très qualifiés (cadre supérieur, responsable d'entreprise etc.) désireux de faire partager leur expérience et de faire rayonner à leur échelle la Bretagne (B5) [sur les plans culturel et économique] sont considérés avec condescendance par les institutions officielles de la région Bretagne administrative (B4) lorsqu'ils ne sont pas tout simplement ignorés… (Cela va jusqu'au fait que, certains organismes de d'autres régions françaises prennent contact avec eux pour qu'ils puissent leur faire bénéficier de leur connaissances du « terrain » !…). Encore une fois, nous perdons du temps alors que nous pourrions en gagner. Encore une fois, nous n'avons pas conscience de notre force mais seulement de nos faiblesses. Ce sont pourtant des éclaireurs précieux, des interlocuteurs de valeur _ maîtrisant la langue locale et les codes sociaux etc. _ qui sont près à donner beaucoup pour la Bretagne.

Addendum :

_ *Il serait peut-être souhaitable d'avoir une « chartre » (un peu à l'exemple du Collectif breton pour la démocratie « l'Appel de Carhaix ») dans laquelle chaque expatrié Breton dans le monde pourrait se reconnaître à l'égard de sont pays, concernant notre intégrité territoriale, une Assemblée de Bretagne (ou Parlement breton) disposant à minima d'une autonomie politique et financière dans différents domaines, le respect et la promotion de notre (ou nos) langue(s) (par l'enseignement, les institutions publiques etc.), l'enseignement de l'Histoire de Bretagne à l'école, le respect de notre culture dans tous ses aspects ainsi que celui de notre environnement terrestre et maritime. Cette « chartre » pourrait être complétée par quelques valeurs ou leitmotive non-clivantes politiquement. (Quelques pistes : « Il n'y a capable de connaître que celui qui se connaît lui-même » [Camby Philippe (présentés par), « Les Dicts du druide Cadoc », Éditions Terre de Brume, collection Petite Bibliothèque Celte, 1998, p. 38 et p. 61, p. 74] : connaît toi en tant qu'être humain mais aussi culturellement afin d'avoir quelque-chose à partager et d'avoir envie d'échanger avec les autres ; « La véritable civilisation consiste à se dominer soi-même et non pas à dominer les autres. » S.B. L. : désapprobation et refus de toute pratique ethnocidaire par un État quel qu'il soit etc.).

_ Il y a toute une réflexion à faire autour du concept de « diaspora » : du rapport à l'histoire des membres d'une diaspora, à la famille, aux valeurs, aux rites/rituels (on oublie toujours ces derniers mais ils sont beaucoup plus fondamentaux qu'on peut communément le penser !) etc. pour qu'il y ait diaspora justement. Concernant la famille, nous pouvons remarquer que les diasporas juives, italiennes et chinoises pour ne citer qu'elles, entretiennent des rapports à la famille très forts. (Les diasporas chinoises sont fortement imprégnées des valeurs confucéennes, telles que : le respect des ancêtres, la piété filiale, l'obéissance aux aînés etc.). En tant que Bretons, nous pouvons avoir un « bagage » identitaire très fort (langue, musique, danse etc.). Cependant, les Bretons ont une très mauvaise connaissance de leur Histoire et c'est un énorme handicap. Concernant la famille, il est probable que nous soyons en Bretagne déjà complètement « ajusté » (assimilé) sur le modèle français (famille nucléaire stricte avec liens distendus ou rompus avec le reste de la famille ; explosion des familles monoparentales etc.). Cela est dû à plusieurs paramètres dont celui du développement de l'individualisme caractéristique de nos sociétés modernes occidentales et de l'État Providence (plus spécifique à la France) qui se substitue aux solidarités qui pourrait encore se maintenir au sein des familles. Quand aux valeurs, elles ont été conditionnées par l'environnement péninsulaire d'une société bretonne encore très agricole et maritime jusqu'à la première moitié du XXe et de culture judéo-chrétienne avec une valorisation de l'effort et du travail. Cette culture judéo-chrétienne est en plein déclin pour diverses raisons mais imprègne encore, je pense, les mentalités et n'est pas à renier. Quand aux rites/rituels, ils étaient liés à des pratiques communautaires (ou individuelles) chrétiennes catholiques (christianisées est plus juste !) qui perpétuaient sans le savoir (le plus souvent) des rites beaucoup plus anciens (préchrétiens) : ils ont quasiment tous disparus (sauf exceptions. Merci à vous au passage, pour l'échange avec Donatien Laurent dans l'ouvrage intitulé « La Nuit Celtique » aux Éditions Terre de Brume, que j'avais énormément apprécié). Il serait peut-être souhaitable d'en recréer (en s'inspirant de ceux collectés et conservés dans les livres même si cela évoque certaines tribus amérindiennes consultant les ouvrages des anthropologues pour reconstituer des rites disparus… Ne sommes-nous pas quelque part des « amérindiens » de l'extrême occident européen ?) ou d'en réactualiser certains pour en faire des marqueurs identitaires forts. Encore faut-il leur (re)donner du sens, acceptable pour le plus grand nombre. Ils font partie de notre patrimoine et peuvent faire « lien » avec nos aïeux qui pendant des siècles les ont perpétués dans un cadre, certes, spécifique. Nous savons aujourd'hui, par exemple, à la lumière des travaux en psychologie transgénérationnelle que le « culte » ou l'hommage (collectif ou individuel) rendu aux ancêtres (en Chine ainsi que dans de nombreuses cultures. Cela à dû exister également chez les Celtes) n'est pas anodin et n'est pas sans conséquence sur le plan psychique (c'est-à-dire qu'il peut favoriser un processus inconscient de résilience…).

_ Si certains d'entre vous ont des informations (ou références bibliographiques) sur la façon dont se structurent et s'organisent les diasporas irlandaises et écossaises (et galloises ?), je suis preneur.

Pour revenir à votre chronique, aux Bretons, à leur territoire, la Bretagne, et surtout à ce passage de votre propos du samedi 17 janvier 2015 :

« (…) 2. Que dans ce cas nos principes chrétiens ou laïques nous imposeraient d'accueillir fraternellement ces malheureux. (…) »

Je fournirais ma réponse par cette parabole :

« Le monastère et la sécheresse.

Des anciennes chroniques racontent une triste histoire qui se déroula selon certains en Afrique, selon d'autres en Amérique, ou bien encore en Asie centrale, ou même dans une île lointaine du Pacifique.
Des moines chrétiens avaient installés un monastère solide et excellemment organisés, où une trentaine de solitaires vivaient de leur travail et de leurs prières, dans une région peu christianisée. Le monastère possédait des terres vastes et fertiles, des troupeaux, des jardins, des vergers, une basse-cour et même un vivier à truite.
Il produisait du vin, du lait, du fromage, toutes sortes de confitures et de miels. Les moines y fabriquaient du pain et des galettes. Un cours d'eau capté fournissait toute l'eau nécessaire.
Il arriva qu'une sécheresse exceptionnelle s'abattit sur le pays, où toutes les récoltes souffrirent. Le monastère résista, grâce à un système d'irrigation astucieux, qui réglait le débit de l'eau en fonction des besoins des moines et de leurs cultures.
La très dure sécheresse provoqua, chez les habitants des environs, un début de famine. Un jour, une quinzaine de paysans amaigris se présentèrent à la porte du monastère et demandèrent du secours.
Le supérieur, qui était un homme de c½ur, fit aussitôt arracher un sac de légumes et égorger un cochon gras. On prépara une soupe très nourrissante qui fut distribuée aux indigènes, qu'une dizaine de leurs voisins, ou de leurs parents, avaient rejoints.
Ils remercièrent et revinrent le lendemain, mais cette fois ils étaient quarante ou cinquante, car le bruit de la générosité du monastère s'était très vite répandu.
Le supérieur fit égorger un autre cochon et même abattre un mouton, pour tenter de satisfaire toutes les faims. Les indigènes mangèrent, se retirèrent avec un sac de noix et revinrent le jour suivant.
Ils étaient plus de cent, avec femmes et enfants. Certains, qui venaient de villages éloignés, n'avaient jamais entendu parler du monastère.
Le supérieur mit les moines au travail. Ils arrachèrent un grand carré de légumes du jardin, pêchèrent des truites à l'épuisette, ramassèrent des fruits et abattirent quatre moutons.
Tout le monde put manger, non sans quelques chamailleries par moments. En fin d'après-midi, le supérieur rassembla les moines et dirigea une prière publique pour la pluie, à laquelle les indigènes participèrent selon leurs rites.
Le lendemain matin, comme la prière n'avait rien donné et que la famine devenait cruelle, les visiteurs qui imploraient de la nourriture étaient au nombre de deux cents. Il fallut que certains d'entre eux – les plus résistants – vinssent en aide aux moines pour abattre les bêtes nécessaires et préparer la nourriture.
Tant bien que mal, tous furent nourris. Les moines se dépensaient sans compter, montrant une générosité exemplaire. On renouvela la prière de la veille, en y ajoutant quelques détails païens, qui, disaient les paysans, avaient fait leurs preuves dans le passé.
Tout cela pour rien. La sécheresse persista. Les affamés furent près de mille au matin de cinquième jour, après quoi les moines renoncèrent à les compter.
Tous les légumes, tous les fruits furent cueillis, arrachés et mangés. On consomma toutes les réserves de fruits secs, de miel, de confitures, de conserves. Toutes les bêtes furent abattues. Les affamés mangèrent ensuite les chevaux du monastère et même le vieil âne que les moines gardaient par amitié dans un pré.
Ils mangèrent tout, les poulets, les canards, les chiens, même les souris qu'ils trouvèrent.
Quand il ne resta rien, ils mangèrent les moines.
L'histoire ne dit pas si, à ce moment-là, la pluie tomba enfin. »


(Source : Carrière Jean-Claude, « Contes philosophiques du monde entier. Le cercle des menteurs 2 », Éditions Plon, 2008, pp. 41-43).

Cordialement,

Mickaël COHUET

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