Pour comprendre la force symbolique du bonnet rouge, il faut remonter le temps. Avant la révolution française, la société était alors cloisonnée en classes bien séparées, représentées par trois ordres : la noblesse, le clergé et le «Tiers état». Le Tiers état rassemblait le reste de la population, riches et pauvres, bourgeois, artisans, ouvriers, miséreux.
Les catégories sociales supérieures s'affirmaient de toutes les façons possibles. Le vêtement était réglementé. Les «lois somptuaires» interdisaient aux manants de se vêtir comme les nobles ou les clercs. Les roturiers n'avaient pas le droit de porter des vêtements qui les confondraient avec les aristocrates. Les paysans n'avaient pas le droit de porter des vêtements de velours. Le costume breton d'avant la Révolution française ne se distingue pas du vêtement européen. Dans leur façon de s'habiller, les Bretons avaient seulement conservé des habitudes anciennes, qui dataient du moyen-âge.
Et que dire des couvre-chefs ?
Seules les classes supérieures, les membres du clergé et de la noblesse, pouvaient porter un chapeau avec des bords, des boucles d'argent ou des fanfreluches. Les roturiers n'avaient droit qu'au bonnet. Il ne serait jamais venu à l'esprit d'un noble chevalier ou d'un cardinal de porter un bonnet, sauf peut-être dans son lit !
Lors de la révolte bretonne de 1675, le bonnet identifiait les paysans révoltés. La couleur vive, le rouge ou le bleu, distinguait leurs représentants. Le «code paysan» l'indique clairement dans son article premier : «1 - Que lesdites quatorze paroisses, unies ensemble pour la liberté de la province, députeront six des plus notables de leurs paroisses aux États prochains pour déduire les raisons de leur soulèvement, lesquels seront défrayés aux dépens de leurs communautés, qui leur fourniront à chacun un bonnet et camisole rouge, un haut-de-chausse bleuf, avec la veste et l'équipage convenable à leurs qualités.»
La Révolution française fut, entre autres, une révolution vestimentaire, avec ses enjeux et ses symboles. Dans leur désir d'égaler la noblesse, certains députés du tiers état portèrent de grands chapeaux et des vêtements aux couleurs vives. A l'inverse, les activistes voulaient, non pas égaler l'aristocratie, mais la supplanter. Ce sont les «Sans-culottes». Ils portaient fièrement leurs pantalons de roturiers, tandis que les aristocrates portaient des culottes.
Les «Sans-culottes» portaient aussi un bonnet phrygien. Ce bonnet révolutionnaire a une origine controversée. Selon les uns, chez les Grecs et les Romains, c'était le couvre-chef des esclaves affranchis. Selon d'autres, c'était le couvre-chef des montagnards catalans, que les Marseillais portaient quand ils arrivèrent à Paris en 1792. Selon d'autres encore, c'était celui des bagnards brestois qui débarquèrent à Paris en 1792 après leur libération.
En fait, le bonnet comme symbole de la liberté existait lors de la guerre d'indépendance américaine, vingt ans plus tôt. En 1781, Franklin fait figurer le bonnet sur une médaille commémorant la liberté. L'Etat de New-York, associé à la Proclamation d'indépendance du 4 juillet 1776, porte sur son drapeau le bonnet, porté au bout d'une pique par la Liberté. Comme en Bretagne, le bonnet symbolise à la fois la révolte sociale et l'aspiration à la liberté politique. La Révolution française, avec son bonnet phrygien, n'a rien inventé.
Un symbole peut être dévastateur. Le 20 juin 1792, la foule envahit le palais des Tuileries. Les Sans-culottes demandent au roi Louis XVI de porter le bonnet. Il accepte. C'est la déchéance de la monarchie aux yeux de tous. Le roi n'était plus au-dessus du peuple et au-dessus du droit commun. Trois semaines plus tard, personne ne crie «Vive le Roi !» lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet. Moins d'un mois après, le 10 août, la chute de la monarchie est consommée.
L'une des premières décisions des nouveaux maîtres fut l'abolition des lois somptuaires. Le 29 octobre 1793, un édit proclame que «nulle personne de l'un ou l'autre sexe ne pourra contraindre aucun citoyen et citoyenne de se vêtir de façon particulière».
Les Bretons profitèrent de cette abolition, à leur manière à la fois fantasque et festive. Les coiffes et les vêtements des femmes se garnirent de dentelles et de couleurs exubérantes. Les chapeaux des hommes atteignirent des tailles parfois extravagantes. Les caprices locaux du marché des étoffes, en croisant les vieilles solidarités claniques, finirent par créer des «gizioù», des modes locales. «Kant Bro, kant giz» (cent pays, cent guises) dit-on. Ces guises évoluèrent au cours des générations, depuis la fin du 18ème siècle jusqu'au milieu du 20ème siècle, où elles finirent par s'éteindre. Elles restent néanmoins un élément culturel dont l'importance dépend du regard de chacun.
Jean Pierre LE MAT
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