Malgré les nombreux papiers de l'Agence Bretagne Presse (voir webographie), on n'a pas épuisé toutes les façons de commenter l'apparition tonitruante des Bonnets rouges de Bretagne, le 26 octobre 2013 (voir notre article), d'en évaluer les forces et les faiblesses et, surtout, d'estimer leur capacité à peser sur la politique en Bretagne et en France. Parce qu'ils ne sont pas un parti, nous avons employé les termes de «machine politique en construction».
Les États-Généraux de Bretagne, qu'ils viennent de tenir à Morlaix, le 8 mars 2014, ont permis de savoir ce qu'ils demandent (voir notre article). C'est un programme ambitieux, mais, on se demande comment ils pourront le faire passer dans la réalité. Peu de gens savent comment fonctionnent les Bonnets rouges et s'ils ont une stratégie et une trajectoire identifiées.
Le fonctionnement des Bonnets rouges est inhabituel :
1 Le «haut» du mouvement est composé, par cooptation, d'environ 40 à 50 personnes réunies dans le «Collectif Vivre, décider et travailler en Bretagne» qui ne s'est pas déclaré comme association et se réunit à la mairie de Carhaix. Il y a aussi un «Pôle ouvrier», dont les responsables, Corinne Nicole et Olivier Le Bras, ont une expérience de délégués syndicaux.
2 A la base, il y a une soixantaine de «comités locaux des Bonnets rouges» qui sont aussi des associations de fait et qui couvrent toute la Bretagne historique (8 en Loire-Atlantique) ou rassemblent des Bretons expatriés (Île-de-France, Asie du Sud-Est).
On y voit une grande variété d'âges, des professions et des situations sociales et, s'il est souvent écrit que les générations X ou Y (trentenaires et moins) se sentent éloignées de la politique, ce n'est pas le cas ici. Ils apportent la fougue, la familiarité avec l'Internet et ses réseaux sociaux et utilisent le tutoiement, même avec les plus âgés, pratique favorisée par l'ambiance des bars-restaurants où se tiennent souvent les réunions. Des causeries sur des thèmes économiques permettent des échanges d'expérience, comme une amorce d'université populaire.
3 Les leaders répètent que «chacun peut garder ses opinions» et cela est montré par le fait que si Christian Troadec a appelé les Bonnets rouges à manifester contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes (21/12/13), le Collectif a tout de suite indiqué que les Bonnets rouges n'ont pas vocation à traiter de ce sujet. Certains y ont vu une tension interne qui n'a même pas existé. Pour être un Bonnet rouge, il n'est rien demandé, ni cotisation, ni même de porter un bonnet ou un drapeau, il suffit d'être d'accord avec les «11 revendications phares». Les autres sujets ne sont pas abordés, et, surtout pas, les élections. Comme on le verra, cette manière de ne pas s'impliquer dans le jeu politique traditionnel est, sans doute, la force des Bonnets rouges, bien que paradoxale.
La Bretagne semble être une entité si vaste qu'aucune liaison «politique» avec l'extérieur ne semble utile et, surtout pas, avec ceux qui ont usurpé le couvre-chef. Hubert Védrine (dans son livre La France au défi) est frappé du manque de confiance des Français en leur destin, mais, chez les Bonnets rouges, la confiance revient, grâce aux visions optimistes pour la Bretagne.
4 Le mouvement n'a pas de finances propres et vit des recettes des stands de restauration des grandes manifestations publiques, la logistique étant fournie par des entreprises sympathisantes et par les bénévoles du Festival des Vieilles Charrues.
Les actions destructrices, comme les dommages causés aux portiques écotaxe, ont donné du mouvement une image négative, mais, elles n'ont impliqué qu'un petit nombre de personnes très motivées et qui sont engagées depuis plusieurs années (jusqu'à 5 ans) dans la lutte anti-écotaxe, tandis que la majorité n'est pas intéressée par l'affrontement avec les forces de l'ordre, dont les éléments territoriaux (gendarmes, policiers) sont toujours aimablement reçus par temps calme, car, ils sont vus comme des professionnels faisant partie de la Bretagne.
Il y a deux modes d'action principaux : la démonstration, massive ou dispersée sur toute la Bretagne et les assises pour faire savoir les revendications, comme il a été fait aux États-Généraux de Bretagne.
La publication dans la presse des activités locales dépend, semble-t-il, de l'humeur des rédactions locales des quotidiens régionaux. Ceux-ci sont soupçonnés de préférer une couverture minimale pour ne pas mécontenter leur actionnariat (ou les élus locaux), y compris l'actionnaire clandestin qu'est devenu le gouvernement par d'énormes subventions. Néammoins, la presse régionale a souvent rendu compte des actions et des réunions, de manière objective, sinon pointue.
L'utilisation intensive de l'Internet est un point important, lié à la partie jeune du mouvement, bien que de nombreux quarantenaires et plus sachent bien le manier. Une large panoplie est déployée : site Web officiel, page officielle Facebook, page officielle Google+, groupe de discussion Facebook privé, compte Twitter, pages Facebook des comités locaux, groupes de discussions privés. S'il y a une fracture, elle est entre les utilisateurs de Facebook et ceux qui ne veulent y adhérer à aucun prix et elle est générationnelle. Les messages humoristiques ou satiriques sont très prisés.
La nouveauté tient dans la capacité à faire circuler très rapidement l'information sur les réunions, les prises de positions et les aides personnelles apportées à ceux qui ont été blessés par des engins de la police (grièvement : Mikaël Cueff et Julien B., moins gravement : Lionel G., Wolfgang B.). Les Bonnets rouges peuvent, donc, se mobiliser très rapidement et, si les agriculteurs, les transporteurs et les marins-pêcheurs bougent avec eux, cela fera beaucoup de monde pour des actions sur la voie publique.
Les observateurs cherchent des comparaisons pour décrire un mouvement nouveau et hors-parti. Le plus souvent cité a été le mouvement des «Indignés» qui s'est beaucoup développé en Espagne, mais, seuls, les «Indignés» catalans ont clairement influencé la politique locale, puisque «Candidature pour l'Unité populaire » a obtenu 3 sièges au Parlement de Catalogne. Ils soutiennent le référendum pour l'indépendance au nom du principe d'autodétermination des peuples (voir notre article). «Le Parti Pirate en Bretagne», un cousin des «Indignés», a pris une position plutôt amicale pour les Bonnets rouges, refusant l'application de l'écotaxe en Bretagne et demandant plus de régionalisation (voir le site) L'utilisation massive d'Internet est aussi un point commun avec ces mouvements qui sont socialement moins diversifiés que les Bonnets rouges. On pourrait aussi rapprocher les modes d'action avec ceux de l'association citoyenne (elle se dit grassroots), l'«Assemblea Nacional Catalana» (voir le site) , qui a organisé une chaîne humaine sur 400 km pour soutenir l'idée d'indépendance de la Catalogne (voir notre article).
Aux jeunes qui refusent l'embrigadement associé aux partis et préfèrent une organisation «horizontale» s'ajoutent les nombreux déçus de la politique, les exaspérés du théâtre politique parisien diffusés par des médias nationaux qui préfèrent la superficialité au débat, les «ni droite-ni gauche», les anciens des organisations bretonnes des années 70-80, dont une partie est encore active dans le mouvement culturel breton. Mais, brandir des drapeaux bretons ne veut nullement dire qu'on veut un changement de statut politique pour la Bretagne, tant c'est devenu banal chez les sportifs et les militaires et même, les manifestants en lutte pour leur emploi. Quelques «cadres» viennent des syndicats ouvriers et, beaucoup, des syndicats des petites entreprises, dont la CGPME et l'OTRE Bretagne (petits transporteurs), ainsi que des syndicats agricoles, même de gauche.
Une question se posait jusqu'aux États-Généraux : comment unifier des Bonnets rouges très divers? Cela a été résolu par un dosage de questions économiques et «sociétales», mais, à la sauce bretonne. La base ouvrière de l'Ouest est plus sensible aux questions d'emploi, donc d'économie, tandis que les comités de l'Est le sont aux questions de culture bretonne et soutiennent plus la réunification, surtout en Loire-Atlantique, et le tout est globalement indigeste pour la plupart des élus, de gauche comme de droite, avec l'exception remarquable de Marc Le Fur, député UMP et Bonnet rouge actif et revendiqué. Plusieurs partis, de l'extrême-gauche au centre (NPA, Breizhistance, Parti breton, UDB, Breizh Europa, etc.), affichent leur soutien, mais, sans contacts officiels avec une non-organisation.
Dans le Le Courrier indépendant de Loudéac (28-02-13), un propos de Bonnet rouge résume une idée répandue : «C'est le peuple qui se prend en main, car il a perdu confiance dans ses hommes politiques». La stratégie non-dite est la délégitimation des élus qui se taisent et ceux (la ministre M. Lebranchu et le député PS, P. Noguès) qui tiennent un discours centraliste et d'oppositions de classe jugé antédiluvien, peuvent s'attendre à des ripostes. Les Bonnets rouges sont comme la statue du Commandeur (son avatar) et font dérailler le train-train politique, obligeant la fraction régionaliste du PS à sortir du bois, car, elle a saisi le risque de délégitimation, ce qui vaudrait bien l'Enfer dans lequel ladite statue entraîne Don Juan.
Qu'on lui attribue 5 ans du point de vue de l'Histoire ou 18 semaines d'existence publique, le mouvement des Bonnets rouges est bien vivant et semble devoir alterner les actions calmes et visibles, voire sociales et humanitaires, avec d'autres plus fortes. Celles-ci sont promises, si le Grand Élu, François Hollande, continue de ne pas répondre à leurs demandes, car ils l'attendent en Bretagne, avec une menace brandie, celle d'un «printemps radical» (Thierry Merret, à Morlaix, le 8-03-14).
Cependant, si le mouvement est l'une des formations politico-sociales les plus originales qui soit apparues en Bretagne et dans le monde, il n'est pas arrivé à incarner la communauté politique qu'il veut servir, car, celle-ci est encore loin de se considérer comme telle.
Cependant, les exemples de la Crimée, de la Catalogne et de l'Écosse montrent que la météo politique peut être très changeante pour des raisons très différentes.
Christian Rogel
Notes :
La proposition du député de Quimper, [[Jean-Jacques Urvoas]], de créer une Assemblée de Bretagne est un magnifique exemple de récupération d'une des revendications phares des Bonnets rouges («relocaliser les décisions en Bretagne»). C'est un indice de leur capacité à «faire bouger la Bretagne» (Troadec, 15-03-14). Cette information est à rapprocher de la rumeur qui dit que [[Jean-Yves Le Drian]] souhaiterait quitter son ministère pour se présenter aux régionales de 2015 et essayer de redevenir président de la Région Bretagne.
Webographie :
Généralités
L'analyse des doléances recueillies par les Bonnets rouges à l'hiver 13-14 : (voir notre article)
Les Bonnets rouges sont-ils compatibles avec le système politique français? : 1 (voir notre article) 2 (voir notre article) 3 (voir notre article)
Le mouvement vu par un philosophe : (voir notre article)
Pourquoi les Bonnets rouges agissent dans l'intérêt de tous les Français : (voir le site) de »Marianne" et (voir notre article)
Faits, actions et histoire
Les Bonnets rouges à Morlaix, le 8-03-14 : (voir notre article)
Les Bonnets rouges à Brec'h, le 15-02-14 : (voir notre article) et (voir notre article)
Les Bonnets rouges sur les ponts, le 5-01-14 : (voir notre article)
D'où viennent les Bonnets rouges? : (voir notre article)
■De l'extrême gauche à l'extrême droite M. Rogel. Vous semblez décidément avoir beaucoup de mal à admettre que cette dernière existe. Soutien d'Adsav (indépendantiste), de Jeune Bretagne (autonomiste) et même du FN.
Que Troadec cherche à exploiter politiquement la chose pour les régionales est un fait, que l'on dise que l'extrême droite, bretonne et française, soutiennent également le mouvement en revanche...
@eugène le tollec
Je n'ai pas de poster nu de Troadec au dessus de mon lit mais laisser lui le bénéfice du doute.
J'espère que son ego se satisfait de son travail à Carhaix (mieux vaut être roi à Carhaix que second à Rennes) pour se laisser avoir avec un strapontin.
Mais y a-t-il mieux placé que lui pour espérer une candidature régionaliste aux présidentielles?
Il a déjà cet avantage d'un minimum de reconnaissance nationale comparé aux leaders des autres régions.
Bon, on y est pas encore, mais l'ampleur de la chose est enthousiasmante quand voter breton à Nantes voudrait dire voter PS (rapport UDB imprimé sur le bout de papier).
Laissons les histoires g/d aux antifas et autres colériques d'un jour.
Et surtout, soyons optimiste :)
Un peu en dehors du sujet : Mr AUXIETTE accuse la Bretagne de vouloir annexer la LA ... j'avoue que celle la est la meilleure .