« Ici Carhaix! Les Bretons parlent de nouveau aux Français »

Chronique publié le 1/12/13 23:25 dans Politique par Xavier Guilhou pour Xavier Guilhou
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30 novembre 2013 Carhaix manifestation Bonnets rouges
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Poursuite de la réflexion autour du mouvement des bonnets rouges, suite de la chronique du 3 novembre « Ici Quimper ! Les Bretons parlent aux Français » (voir notre article)

En ce 30 novembre, fête de la Saint André (1) , cette nouvelle démonstration de force des bonnets rouges face au pouvoir politique peut être considérée comme un succès et un sans faute pour les organisateurs. Rien à redire ou à opposer ! Ils étaient bien entre 30 et 40 000 manifestants sur la pelouse du site des « vieilles charrues », même si les conventions institutionnelles réduisent toujours de façon infantile le score par deux.

Tout a été fait pour prendre l'Etat à contre-pied ou dans ses contradictions et la mobilisation fut à la hauteur des attentes de ce fest-noz « hors norme ». L'Etat, avec son approche classiquement sécuritaire, s'attendait à de nouvelles échauffourées (Cf. les articles la veille dans la presse parisienne…). A cette vision la population a opposé une démonstration massive et pacifique pour construire un autre avenir, une autre Bretagne… (et non détruire la valeur ajoutée de leur patrimoine dont le site des « vieilles charrues » est devenu un symbole indéniable bien au-delà le limes breton). L'Etat s'attendait à une faible mobilisation, ce fut un raz de marée dans les rues de Carhaix. Il s'attendait à un essoufflement du mouvement, alors que sans s'en rendre compte il lui avait redonné de l'énergie par ses atermoiements et blocages sur le dossier de l'écotaxe et surtout sur la méthode adoptée pour la mise en place du « pacte d'avenir » en l'imposant de Paris. L'atmosphère était moins tendue qu'à Quimper, plus festive, pour autant les visages étaient aussi marqués par la situation sociale et économique, le ton était toujours celui de la colère et l'assemblée toujours aussi hétérogène et hétéroclite.

Que peut-on retenir de cette nouvelle journée qui va sans aucun doute faire date avec celle du 2 novembre à Quimper ? :

1°) Sur le plan des référentiels :

La France n'existe plus en termes de références. Aucun drapeau tricolore, pas de marseillaise, mais des milliers de « Gwen ha du » et la chanson de Gilles Servat « [[la blanche hermine]] » reprise à l'unisson et ovationnée par les manifestants. A cela il faut ajouter tous les attributs festifs, vestimentaires et linguistiques bretons qui ont été mis en avant dans ce rendez-vous quasi « autonomiste », à commencer par l'écharpe du maire de Carhaix. La Bretagne n'a pas peur ! C'est clair et explicite. La seule référence des ténors à la République fut le discours du Général de Gaulle du 2 février 1969 sur la régionalisation. La seule marque visible de la République fut un petit détachement de gardes mobiles retranché sur le toit de l'hôtel des impôts et un hélicoptère de la gendarmerie en l'air. Maintenant ce n'est pas la « place tahrir » comme l'avait laissé entendre Christian Troadec dans sa dépêche du 18 novembre …(2)

2°) Sur le plan de la symbolique :

Les marques de solidarité avec le jeune Mikael, amputé de la main droite, et surtout la vente aux enchères du portique de Guiclan rappellent étonnamment, pour ceux qui l'ont vécu, la chute du mur de Berlin avec ces manifestants qui partaient avec leurs morceaux de parpaing comme trophée d'une histoire en marche. Il est vrai que la fiscalité française ressemble à un mur à abattre dans un pays au bord de l'embolie. Pour ma part j'ai retrouvé cette même sensation avec l'impression de voir des lignes qui bougent au sein de la société alors que le pouvoir est dans un autre espace-temps recroquevillé dans son intransigeance et son idéologie du moment. Maintenant Carhaix ce n'est pas non plus Berlin après un demi-siècle de guerre froide…

3°) Sur le plan de la rhétorique :

Les tribuns ont été excellents tant sur la forme que sur le fond. L'orchestration des messages a été bien pensée avec une mise en scène parfaitement maîtrisée, le tout sous le focus de toutes les caméras et micros des médias nationaux et internationaux. C'était le point clé de ce rendez-vous : il fallait créer l'audience nécessaire pour faire en sorte que le mouvement des bonnets rouges puisse trouver sa vitesse de croisière, Quimper ne constituant qu'un moment quasi-sacral de lancement des opérations. Au cours des prises de parole, deux idées forces sont à retenir : l'ouverture des « cahiers de doléances » (avec tout ce que cela peut suggérer dans l'inconscient historique français) et surtout une demande d'inversion de la méthode de consultation de la population sur le fameux « pacte d'avenir pour la Bretagne» proposé par le Premier Ministre. Il est demandé au pouvoir d'écouter et non d'imposer. Il est suggéré de travailler avec ceux qui créent et contribuent à créer de la richesse localement et non d'obliger une région à adopter un plan réfléchi et dicté par des « sachants » à Paris. Dans les faits, les responsables du collectif n'ont pas l'intention de porter leurs revendications rue de Varenne, ils demandent désormais à Paris de venir en Bretagne. Ils ne veulent plus « entendre » les discours a priori inaudibles des technocrates, ils veulent que les politiques viennent sur le terrain et « écoutent » les Bretons. Rennes sera vraisemblablement la prochaine étape de ce face-à-face dont nous ne pouvons prédire l'issue pour le moment, même si l'avantage est actuellement aux Bretons…

4°) Sur le plan de la dynamique :

Cette fois les médias ont bien compris dans leur ensemble qu'il se passait vraiment quelque chose d'important dans cette péninsule, et que ces « indignés du bout du monde », pour reprendre un témoignage d'un chef d'entreprise à la tribune, avaient beaucoup de choses à dire mais aussi à proposer pour transformer la situation. Non seulement les médias sont venus massivement pour cette petite ville de 8 000 habitants, mais ils ont admis, souvent en off record, que l'affluence était « hors norme ». Dans leur grande majorité, ils ont tous fait un compte rendu « honnête » de cette seconde mobilisation des bonnets rouges. Tous, toujours en off record, acceptent désormais d'ouvrir le questionnement et de prendre au sérieux cette colère et cette détermination très profonde des manifestants avec ces dizaines de milliers de cartons rouges arborés pour sanctionner les positions, notamment sur le plan fiscal, de l'Etat et du gouvernement (que beaucoup ont porté au pouvoir…, paradoxe de la situation). Mais, là aussi, sommes-nous dans la même situation que tous ces « indignés » qui ont occupé les centres-villes des capitales occidentales ou dans une forme d'expression culturelle et politique très marquée, pas forcément duplicable ailleurs, et que nous connaissons bien en Bretagne vis-à-vis de « l'Etat central depuis la duchesse Anne?

5)° Sur le plan tactique :

Il est clair que le collectif avec ses deux ténors, Christian Troadec et Thierry Merret, ont fait un « sans faute » avec un sens de la manœoeuvre que tout le monde doit reconnaître, en premier lieu l'Etat et le gouvernement qui ont le temps qui joue contre eux, du moins en apparence. Maintenant les véritables rendez-vous sont devant nous, en particulier sur les quinze prochains jours de décembre. Certes la porte-parole du gouvernement a annoncé, devant le succès du mouvement et sans aucune compassion, que le « Pacte d'avenir pour la Bretagne » sera rendu public le 4 décembre. Nous sommes toujours dans cette approche du haut vers le bas : Paris expliquant aux Bretons comment ils doivent penser, concevoir et construire leur avenir. Hors c'est l'inverse qui fut demandé par les manifestants à Carhaix. Ils veulent une approche, que connaissent bien les Anglo-saxonnes et qui est basée sur « l'empowerment », qui part du bas vers le haut. Une telle démarche suppose de faire confiance aux acteurs locaux comme leviers de la croissance économique et de pratiquer les principes de subsidiarité. Malheureusement ceux qui demandent un nouveau pacte de confiance ne font pas partie des tours de table conviés à Rennes et à Paris. Ils ne font pas partie des médiateurs accrédités. Quelque part, ils donnent le sentiment d'être comme en 1789, une sorte de nouveau Tiers état corvéable et taxable à merci, qui n'arrive pas à se faire entendre face à une aristocratie arrogante (les énarques) et à un haut clergé puissant (les partis et les syndicats). La vraie question en revisitant l'Histoire régionale est de savoir si les ténors actuels ont la dimension de [[Louis-René de la Chalotais]] (voir le site) ou d’[[Isaac Le Chapelier]] , qui a été rappelons-le à l'origine de la nuit du 4 août 1789 avec le club Breton pour mettre fin aux privilèges ? Où sont-ils de nouveau Georges Cadoudal (voir le site) et [[Jean Chouan]] , remarquables tacticiens face aux jacobins ?

En conclusion :

Nous sommes pour l'instant toujours dans le mouvement tactique, avec un jeu de poker menteur entre les deux parties qui ne donne pas de lisibilité à cette émergence de protestations. Il est clair que le mouvement a encore du mal à se situer entre la contestation fiscale, une demande de régionalisation renforcée et un vieux rêve d'autonomie institutionnelle et territoriale. Pour le moment nous sommes toujours dans ce que le philosophe [[Michel Maffesoli]] appelle « la communion émotionnelle »(3) . Les vraies pages stratégiques ne sont pas encore écrites ou perceptibles. Nous sommes dans l'admonestation sociale et économique du côté des bonnets rouges et dans la réponse distante et froide du pouvoir. Le 4 décembre risque d'être un point de rencontre sans saveur, les deux s'autobloquant vraisemblablement dans leurs positions et certitudes respectives. Pour autant les Bretons ont eu le courage d'expliciter des problèmes de fond qui sont désormais incontournables et qu'il va bien falloir traiter en termes de gouvernance. Maintenant le vrai rendez-vous sera celui où les deux parties décideront enfin de se mettre autour d'une table avec respect, confiance, écoute réciproque et intelligence stratégique. Un miracle n'est jamais inconcevable…

Au regard de l'émulation vécue sur le site de Kerampuilh (voir le site) et de l'insensibilité manifeste du pouvoir face à la question bretonne, il est à craindre que nous soyons engagés pour le moment sur d'autres scénarios. Conjuguée à la colère nationale des transporteurs sur la question de écotaxe, tout ceci peut générer des mélanges peu maîtrisables sur le plan sociétal dans les prochaines semaines. Espérons de nouveau que l'intelligence l'emportera sur les idéologies et que nous ne serons pas pris dans une déraison dialectique où l'on nous demanderait à terme, et des deux côtés, de choisir entre la France et la Bretagne.… Ne sourions pas, les Belges et les Flamands vivent ce problème quotidiennement et d'autres pays ont été beaucoup plus loin dans la folie avec des concepts séparatistes meurtriers. Sans être, comme beaucoup, ni jacobin, ni autonomiste, mais attaché à la Bretagne et à la France, je pense que nous sommes à un moment clé pour ouvrir la question stratégique de la relation entre l'Etat et la région ? Mais peut-être que le problème fondamental du moment n'est pas finalement la France, mais tout simplement les défaillances du fonctionnement actuel de l'Etat ? Peut-être aussi que tout a déjà été dit, haut et clair, dans le fameux discours du général de Gaulle du 2 février 1969 sur la place de la Résistance à Quimper? (voir le site)

Notes :

(1) Saint André étant le saint patron d'Écosse, la fête de la Saint-André est la fête nationale des Écossais (scots : Saunt Andra's Day ou gaélique écossais : Latha Naomh Anndra). En 2006, le parlement écossais en fait une bank holiday. Elle est également célébrée en Roumanie, Grèce, Russie, Ukraine, dans le Patriarcat œcuménique de Constantinople1 et à Saint Andrew (Barbade). En Allemagne, elle est célébrée en tant que Andreasnacht (« nuit de la Saint-André »), en Autriche, en tant que Andreasgebet (« prière à Saint-André ») et en Pologne, en tant que Andrzejki (« petit André »). (voir le site)

Pour l'anecdote le Premier ministre indépendantiste écossais, Alex Salmond, vient de présenter mardi dernier à Glasgow son livre blanc sur l'indépendance en vue du référendum du 18 septembre 2014

(voir le site)

(2) Lire à ce propos l'excellent papier de Christian Rogel (voir notre article) La Bretagne affole les médias et met KO les éditorialistes

(3) Michel Maffesoli : « Homo eroticus. Des communions émotionnelles », Paris, CRNS Editions, 2012


Vos commentaires :
Lundi 6 mai 2024
Merci c'est sympa. Heureux si ça vous a plu. C'était la semaine dernière, vrai, au large de l'immense fleuve Congo dont part des rives sont si profondes qu'elles pourraient engloutir toutes les falaises de Crozon!
Les certitudes du jeune canadien responsable m'ont emballé, surtout face aux hésitations du second et l'inertie du troisième (moi-même) tous deux beaucoup plus (trop?) âgés. J'y vis un symbole comme une fosse entre nos deux générations: les paroles du jeune valaient un courant puissant où il faut choisir de vivre libre avec tous les risques que cela comporte, dans l'insécurité mais avec conscience force et courage, turbulents certes (comme tous les jeunes!), avec tumulte, tourbillonnants, mais surtout le plein d'énergie! Alors que j'avais plutôt l'impression de mon côté, de croupir avec l'écossais dans une eau stagnante voire endormie. Je me disais que de La Fayette à Talleyrand, passant par Desmoulins, St Just, Robespierre ou Danton par exemple, ces types étaient jeunes eux aussi comme le canadien, entre 20 et 40 ans tout au plus je crois lorsqu'ils changèrent le cours de l'Histoire? Quid de Gandhi ou Mandela? J'avais aussi envie d'associer les bretons à l'Afrique en hommage, car ce continent compte beaucoup pour nous vous me le confirmez. Et étant données les nouvelles.
Kenavo!
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